Créer un site internet

Emissions de Radio & Thématiques 1

Inspiration et Réflexion

  

 

Uni14

- Pour écouter l'émission de radio  Planète Féministe, vous pouvez cliquer sur le lien ci-dessous ou aller sur la page "Ecouter l'émission" de ce site

https://audioblog.arteradio.com/blog/182081/emission-de-radio-planete-feministe#

 

 

      Sommaire

 

      1- Le Journalisme

      2- La Pensée de la différence

      3- La Vengeance

      4- La Balade

      5- L'Utopie

      6- La Laïcité

      7- L'Ecole

      8- La Musique

      9- La Souffrance au travail

    10- L'Ensauvagement

 

                  Fv7

 

 

          Le Journalisme

  

 

Émission réalisée le 21 décembre 1999   

Natacha HENRY 

Historienne et journaliste indépendante.

 Dites-le avec des femmes. Le sexisme ordinaire dans les médias, CFD/AFJ, 1999.

  

Émission réalisée le 23 décembre 2003 

Sylvie DEBRAS 

Docteure en sciences de l’information et de la communication (Paris II), journaliste, formatrice et éditrice. 

Lectrices au quotidien. Des femmes, des hommes et des journaux, L’Harmattan, 2003. 

          muraille.jpg

Pourquoi les femmes lisent-elles peu les quotidiens alors qu’elles lisent plus que les hommes, achètent davantage de livres et fréquentent plus les bibliothèques ?Tel est le souci de Sylvie Debras, qui a choisi de porter son attention sur la dimension sexuée du lectorat de L’Est républicain.

Son enquête prouve que la pratique de la lecture met en jeu la différenciation : regard porté sur l’actualité, sélection des informations, modes de lecture des articles. L’auteure montre que la presse quotidienne s’adresse à un «lecteur universel» - un lecteur masculin - et que le découpage médiatique du monde rend les femmes invisibles. Celles-ci apparaissent rarement à la «une» des quotidiens, car il est question de domination masculine : la compétition, qu’elle soit sportive, politique ou économique, est un jeu masculin et constitue un intérêt pour les hommes.

La santé, le social et l’environnement retiennent davantage l’attention des femmes : ici s’opère le clivage entre compétition et compassion qui recouvre le partage traditionnel entre les sexes et repose sur la construction sociale et politique du genre. Les femmes, selon l’enquêtrice, souhaiteraient lire des quotidiens qui offrent plus d’espace et de place à la question des rapports sociaux de sexe.

 Marie-Anne JURICIC, Le Monde Diplomatique

 

           muraille1.jpg 

L’information, c’est ce qu’il y a dans le journal, qu’il soit de presse écrite ou audiovisuelle...Or l’information n’existe pas. C’est une représentation, une vue de l’esprit des différentes rédactions...

L’exposition répétée à une télévision saturée de violence contribue ... à la dévalorisation du monde et du cadre de vie. Les résultats peuvent aller de l’agression à la désensibilisation, et même jusqu’à un sentiment de vulnérabilité et de dépendance...

Un petit groupe de journalistes omniprésents et omnipotents fait l’information en France s’insurge Serge Halimi qui dénonce Les nouveaux chiens de garde (1998) du système économique ; «journalisme de révérence», «prudence devant l’argent», «journalisme de marché» et «univers de connivence» sont les grandes plaies de cette information-marchandise dont la définition est imposée à l’ensemble des journalistes. A la base, la profession se précarise... Les journalistes sont encore là, mais de plus en plus souvent pigistes ou en contrat à durée déterminée ; cette «intelligentsia?précaire» a de moins en moins voix au chapitre...

La précarisation croissante du métier de journaliste est à la fois un effet et un facteur aggravant de son actuel état de décomposition et de dépendance. Les femmes journalistes sont plus souvent que leurs confrères en situation de précarité, et moins qu’eux en position de domination...

Dans le corpus des articles majoritairement lus par les femmes, la tendance la plus marquée est que ces articles portent sur des femmes... Par ailleurs, les hommes s’intéressent effectivement aux histoires de pouvoir (guerre, économie, politique) mais principalement aux titres, et lisent finalement extrêmement peu les textes. Pour qui sont-ils écrits, finalement ?...

Le sexisme qui règne dans les médias n’est évidemment pas consciemment perçu par les lectrices et les lecteurs, le plus souvent, et pas plus par les journalistes qui sont parfois étonnés de découvrir à quel point leur discours peut prêter à confusion...

Sylvie DEBRAS, Lectrices au quotidien. Des femmes, des hommes et des journaux

                           muraille2.jpg

La réussite médiatique, la longévité et la sur-employabilité de certaines femmes dans la presse, à la radio ou à la TV déforment la perception de la situation réelle qui demeure lacunaire, précaire, très inégalitaire voire mortifère pour les journalistes femmes d’abord, «les jeunes» et par extension pour celles et ceux qui n’appartiennent pas au sérail.

Marie-Anne Juricic

         muraille5.jpg

 

 

       

 

Le 07 janvier 2015 correspond à la date du massacre des journalistes de Charlie Hebdo, tuerie sans précédent en France depuis la Seconde Guerre mondiale pour ce qui a trait à la liberté d'expression, à la Démocratie, à la République, et qui se poursuivra le lendemain, le surlendemain, quelques mois et années plus tard !

 

         07

Condamnation des attentats islamistes terroristes. Pensée envers les victimes et leurs proches.

A Vienne en Autriche, à Manchester, à Londres, à Paris, à Nice, à Bruxelles, en Europe, en Amérique, en Afrique, en Asie... dans tellement de lieux, de villes, de pays !

                                            Aaamarianne1

                        Je suis Marianne

 

 

 

 

 

     

                     

                        Je Suis Marianne      

 

     Pa13

 

Si vous vous rendez sur Wikipédia concernant la liste des attentats terroristes islamistes commis en France et dans le monde entier depuis quelques années et décennies, c'est un sentiment vertigineux qui affleure dans un premier temps tellement les listes sont longues, puis dans un second temps, ce qui advient, c'est le constat glacial du danger colossal que cette idéologie criminelle, folle comporte.

 

       

 

 

         La Pensée de la différence

 

 

Émission réalisée le 16 mars 1999   

Françoise HERITIER  

Professeure au Collège de France et directrice du laboratoire d’anthropologie sociale.

Masculin/Féminin, La pensée de la différence, Odile Jacob, Paris, 1996.

  

Émission réalisée le 18 mars 2003 

Françoise HERITIER   

Anthropologue et professeure honoraire au Collège de France. 

Masculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Odile Jacob, 2002. 

        fougeres.jpg 

J’ai publié en 1996... Masculin/Féminin. La pensée de la différence.

Il s’agissait moins d’établir un constat sociologique de la situation dominée des femmes dans le monde, brutalement et absolument dans certaines parties, de façon plus masquée dans d’autres comme le monde occidental contemporain, que de réfléchir, en anthropologue que je suis, sur la pensée de la différence, c’est-à-dire la manière dont la différence des sexes, qui ne comporte dans l’absolu rien de hiérarchique, a été pensée dans les diverses sociétés du monde depuis les origines des temps, en me mettant à la recherche des conditions nécessaires et constantes qui ont amené les hommes à conceptualiser et à traduire en tout lieu cette simple différence en hiérarchie, toujours orientée dans le même sens...

L’inégalité n’est pas un effet de la nature. Elle a été mise en place par la symbolisation dès les temps originels de l’espèce humaine à partir de l’observation et de l’interprétation des faits biologiques notables. Cette symbolisation est fondatrice de l’ordre social et des clivages mentaux qui sont toujours présents, même dans les sociétés occidentales les plus développées.

C’est une vision très archaïque, qui n’est pas inaltérable pour autant ; très archaïque puisqu’elle dépend d’un travail de la pensée réalisé par nos lointains ancêtres au cours du processus d’hominisation à partir des données que leur fournissait leur seul moyen d’observation : les sens.

Car les représentations ont la vie dure, et de plus elles fonctionnent dans nos pensées sans que nous ayons besoin de les convoquer et d’y réfléchir. Nous les recevons en partage dès notre enfance et les transmettons de la même manière. Sont-elles pour autant indéracinables ? Non... 

Interrogeons-nous d’abord sur l’instauration de ce que j’ai appelé la «valence différentielle des sexes», à la fois pouvoir d’un sexe sur l’autre ou valorisation de l’un et dévalorisation de l’autre. Telle que je l’ai vue apparaître dans l’étude de systèmes de parenté, la valence différentielle des sexes fait que le rapport masculin/féminin est construit en général sur le modèle parent/enfant, aîné/cadet et, plus globalement, sur le modèle antérieur/postérieur où l’antériorité vaut supériorité et autorité, selon le principe de la différence des générations, et non sur le simple modèle de la complémentarité... 

Françoise Héritier, Masculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie 

          fougeres1.jpg

Ce n’est pas tant parce que les femmes ont le privilège d’enfanter les individus des deux sexes qu’il est nécessaire de s’approprier leur fécondité, de se les répartir entre hommes, de les emprisonner dans les tâches domestiques liées à la reproduction et à l’entretien du groupe et, simultanément, de dévaluer le tout -en obtenant de surcroît l’assentiment des femmes assujetties à leur soumission par le maintien de l’ignorance notamment- que pour une autre raison, très proche et pourtant différente.

Pour se reproduire à l’identique, l’homme est obligé de passer par un corps de femme. Il ne peut le faire par lui-même. C’est cette incapacité qui assoit le destin de l’humanité féminine. On notera au passage que ce n’est pas l’envie du pénis qui entérine l’humiliation féminine mais ce scandale que les femmes font leurs filles alors que les hommes ne peuvent faire leurs fils.

Cette injustice et ce mystère sont à l’origine de tout le reste, qui est advenu de façon semblable dans les groupes humains depuis l’origine de l’humanité et que nous appelons la «domination masculine»... 

Napoléon explique la non-reconnaissance des droits civils et politiques des femmes dans le Code civil par le fait que la femme appartient à son mari et que son devoir est de lui donner des fils. Dans un de ses discours, Ali Benhadj, vice-président du FIS algérien, déclare crûment : «La femme est une reproductrice d’hommes. Elle ne produit pas de liens matériels mais cette chose essentielle qu’est le musulman.» Est oblitéré le fait qu’une femme enfante aussi des filles...

Quand les individus veulent à toute force des fils, cela conduit à un fort déficit en naissances féminines... 

Si les femmes ont été mises en tutelle et dépossédées de leur statut de personne juridiquement autonome, qui est celui des hommes, pour être confinées dans un statut imposé de reproductrices, c’est en leur rendant la liberté dans ce domaine qu’elles vont acquérir à la fois dignité et autonomie...

C’est la première marche : le reste... ne peut avoir d’effet significatif et durable si cette première marche n’est pas gravie par toutes les femmes...

La prostitution, qui stigmatise les prostituées et non les clients, est un effet obligé de la toute-puissance accordée à l’homme, de l’absence intime de frein mis à la pulsion sexuelle masculine et à son expression..., et enfin de l’idée sous-jacente que le corps des femmes, quand il n’est pas approprié et jalousement gardé par un autre homme, appartient à tous. Viols, «tournantes», prostitution sont des traductions de ce complexe d’idées qui ne sont jamais clairement exprimées. Je prends parti,..., contre la tendance à banaliser la prostitution en en faisant un travail comme les autres... 

Françoise Héritier, Masculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie

           fougeres2.jpg

Il n’y a pas, dans les figures de l’imaginaire qui ont eu cours jusqu’à nos jours et qui perdurent pour beaucoup, de nombreuses issues opposables à la soumission dans le contexte de domination. Exclues de la parole, du savoir, des armes, du champ du politique et de la représentation, accéder à la reconnaissance par la revendication ou la révolte n’est pas simple pour les femmes de tous les temps et de tous les lieux. Si quelques-unes y parviennent..., les autres n’échappent à leur statut que dans les seuls actes qui leur restent ouverts :

le meurtre des enfants comme le fait Médée, le suicide réglé..., l’hystérie, les crises convulsionnaires, figures de l’exaltation et de l’excès,... Mais ces modes de sortie sont encore pris au piège de la représentation du féminin. Si chacune s’évade ainsi individuellement de l’impasse où elle s’est sentie prise, le piège reste toujours tendu. C’est cela qui fait la force des cadres conceptuels invariants... 

Nous ne vivons pas la guerre des sexes mais le fait que les deux sexes sont victimes d’un système de représentations vieux de plusieurs millénaires.Il est donc important que les deux sexes travaillent ensemble à changer ce système. L’oppression et la dévalorisation du féminin ne sont pas nécessairement un gain pour le masculin....

Le relativisme culturel est l’argument théorique central objecté à l’extension des droits de l’homme aux femmes...

Le maintien de la subordination et de l’analphabétisation des femmes n’est pas une conséquence du sous-développement. Au contraire, celui-ci résulte et se nourrit, parmi d’autres causes, du maintien des femmes dans un état de subordination et d’analphabétisation... 

La valence différentielle des sexes est un phénomène si massif qu’il en devient invisible, comme un donné naturel non questionnable, alors qu’il n’est pas naturel et qu’on est en droit de le questionner. Ainsi, le privilège confisqué est devenu handicap. Pour que la confiscation soit irréversible, les femmes ont été partout confinées dans un rôle de procréatrices domestiques, exclues de l’usage de la raison, exclues du politique, exclues du symbolique.

C’est à ce dernier point que joue la force physique de l’homme. La contrainte par la force n’est pas première pour expliquer la domination masculine ; mais elle vient à l’appui du mécanisme complexe d’appropriation que je viens d’expliquer, qu’elle contribue à rendre stable et où, selon le mot heureux de Choderlos de Laclos repris par Nicole-Claude Mathieu : «Céder n’est pas consentir.»

Françoise Héritier, Masculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie

           fougeres3.jpg

    

 

 

     La Vengeance

  

 

Émission réalisée le 03 février 2004   

Véronique NAHOUM-GRAPPE  

Chercheuse en sciences sociales à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, participe aux comités de rédaction des revues, Esprit, Terrain, et Communications.

Du rêve de vengeance à la haine politique, Buchet/Chastel, 2003. 

 

  

 

La colère et la fureur d’Achille sont au centre de l’Iliade d’Homère.

C’est d’abord le ressentiment violent d’Achille, l’un des chefs grecs, qui s’exprime contre Agamemnon qui lui a ôté sa captive préférée, Briséis. Pour contrer cet affront, Achille décide alors de se retirer des combats, ce qui provoque une suite de défaites dans son propre camp. Mais la mort de Patrocle, son ami, aiguise un nouveau désir vengeur, celui de tuer Hector, le meurtrier de son ami, d’où la reprise des combats. 

Marie-Anne Juricic

 

   

 

Le rêve de justice est-il un rêve de vengeance et réciproquement ?

La vengeance renvoie-t-elle la violence de l’offense ou de la souffrance à sa source ?

La vengeance est-elle une rage puissante ou impuissante ? Diminue-t-elle ou accentue-t-elle le mal qu’elle espère combattre ?

Voir et faire souffrir l’autre dont on se venge est-il un apaisement, une sorte de remboursement moral qui permet de survivre à la blessure infligée ?

Marie-Anne Juricic

       coquelicot.jpg

Car il faut aussi se venger de ces ennemis multiples, que l’on a sous la main ou que l’on désigne comme tels, pour en finir avec l’inconfort absolu de la souffrance morale d’être déshonoré par la défaite ou l’injustice commise contre soi...

Le rêve de vengeance est porté par le long hurlement du «non!». Sa violente séduction trouve son point d’ancrage dans l’absence de toute consolation, quand la victoire du pire domine toute autre «version» du monde...

Lorsqu’il ne reste pour toute explication devant le spectacle des cruautés politiques de tous ordres qu’un sorte d’acceptation dure et cynique -«l’homme est un loup pour l’homme» et «il en a toujours été ainsi» -, le sentiment du tragique fait retour...

Les romans d’aventure,..., les films, que nous regardons plus longtemps et avec un plus grand abandon que les actualités du monde, font bien souvent apparaître une figure de héros solitaire et vengeur, intensément valorisée...

Un besoin absolu, tel un appel irrésistible, attache le désir vengeur, à son objet, à son but : le corps de l’adversaire, intensément investi alors. Ainsi le rêve de vengeance se caractérise-t-il en premier lieu par un lien fort à sa cible, qui empêche tout oubli. Cette ulcération d’une mémoire bloquée sur elle-même en fait un cauchemar. L’obligation absolue de renvoyer le coup reçu fige le monde tel qu’il était au moment de la blessure autour du vengeur en fureur...

Véronique Nahoum-Grappe, Du rêve de vengeance à la haine politique

        pays6.jpg

Ainsi se définit la haine, comme un attachement au corps de l’«ennemi» et à l’histoire inachevée qui l’a constitué en tant que tel : cet inachèvement et l’attachement qui en découle enferment le rêve de vengeance dans une idée fixe...

Comme si la violence, même la plus anodine, devait être rendue pour pouvoir être acceptée. Faute d’un tel «retour», le temps est piégé autour de la plaie ouverte, quelle que soit son ampleur. La blessure saigne toujours...

Ce que l’on croit croire est d’une importance cruciale en politique et fabrique les préférences aussi bien que les allergies...

Il faut revenir à la puissance explicative du rêve de vengeance. La haine politique se présente comme une grande aventure intellectuelle,..., comme si la désignation de l’ennemi rendait enfin le monde compréhensible. Dès lors, l’abolir conduit à perdre la clé de l’intelligibilité de l’univers dans lequel nous vivons.

Véronique Nahoum-Grappe, Du rêve de vengeance à la haine politique

       paysages-2.jpg

La colère abîme tout, et il n’est guère de gens à qui elle n’ait coûté cher... Et combien ses emportements lui ont été plus dommageables que la cause qui les produisait...

La colère se punit elle-même quand elle se venge... Elle répond : je veux haïr, je veux faire le mal...

La vengeance est un aveu que le coup a porté, et ce n’est pas une âme forte que celle qui plie sous un outrage...

Ainsi, dans cette vie mouvementée et coupée par tant de travaux, se rencontrent une infinité d’obstacles et de sujets de mécontentement. L’un trompe nos espérances, l’autre en retarde l’accomplissement. Celui-là s’en approprie les fruits, et nous voyons échouer nos plans les mieux concertés... Pour assurer à l’âme sa tranquillité, il faut donc n’en pas dissiper les forces ...

Certaines affections du corps se gagnent par le contact, l’âme communique ses vices à qui l’approche... Dans un ordre différent, l’action des vertus est la même : elles répandent leur douceur sur tout ce qui les environne.

Fuyons donc tous ceux que nous saurons capables d’exciter notre penchant à la colère. «Mais qui sont-ils ?» ... L’homme hautain vous choquera par ses mépris, le caustique par son persiflage, l’impertinent par ses insultes, l’envieux par sa malignité, le querelleur par ses contradictions, le fat par sa jactance et ses mensonges...

C’est de la même cause que vient l’irritabilité dans l’affaiblissement de l’âge ou de la maladie ... Un vieux proverbe dit : «Les gens fatigués sont querelleurs» .... Leur âme devient comme ces plaies que fait souffrir le plus léger contact, et même l’idée seule qu’on les touche. Un rien les offense...

Ne permettez-rien à la colère. Pourquoi ? Parce qu’elle veut tout se permettre...

La vengeance absorbe beaucoup de temps et nous expose à une foule d’offenses, pour une seule qui nous pèse...

Personne n’est content de son lot, quand il jette les yeux sur les avantages d’autrui. De là notre colère contre les dieux, fondée sur ce qu’un seul nous devance : nous oublions combien de gens viennent après nous et, jaloux de quelques-uns, nous ne voyons pas quelle foule nous avons derrière nous pour nous envier...

«Prenez garde que votre colère ne fasse plaisir à vos ennemis.»...

«Que te sert de donner à tes rancunes une éternité pour laquelle tu n’es point fait, et de gaspiller ainsi ta courte existence ?» 

Sénèque, La Colère (Titre original : De ira

   paysages2-2.jpg

Le vent peut tourner tôt ou tard comme un navire peut changer de cap

 

  

 

 Manon revient à la «source» dans le double sens du terme, du drame familial qu’a engendré dans sa vie, la mort de son père, Jean de Florette, qui s’est évertué puis épuisé à chercher la source -promesse d’abondance, de fertilité et de vie radieuse.

 

  

 

Le vent tourne, la source est détournée et le Destin se retourne contre les acteurs du malheur d’une famille, au départ pleine d’enthousiasme. 

 

  

 

 

    La Balade

 

 

Émission réalisée le 21 février 2006   

Véronique NAHOUM-GRAPPE  

Chercheuse en sciences sociales à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, participe aux comités de rédaction des revues, Esprit, Terrain, et Communications.

Balades politiques, entretiens avec Jean-Christophe Marti, Les prairies ordinaires, 2005.

 

  

 

Cette saison-là, ceux qui étaient allés se promener sur la plage pour demander à la mer et au ciel quel message ils avaient à annoncer ou quelle vision à révéler, eurent à examiner parmi les gages habituels de la générosité divine - le coucher de soleil sur la mer, la pâleur de l’aube, le lever de la lune, les bateaux de pêche se détachant sur la lumière... - quelque chose qui ne s’accordait pas avec cette allégresse et cette sérénité. Il y eut par exemple l’apparition silencieuse d’un navire couleur de cendre, aussitôt parti qu’arrivé...

Cette intrusion dans un spectacle fait pour exciter les réflexions les plus sublimes et faire aboutir aux conclusions les plus réconfortantes arrêta les promeneurs. Il était difficile de la traiter par l’indifférence,... de continuer, en marchant devant la mer, à s’émerveiller de la façon dont la beauté du dehors réfléchissait celle du dedans.

Tous deux, se regardant un instant, eurent un sentiment d’évasion et d’exaltation qui leur était inspiré tant par la vitesse que par ce que cette promenade apportait de changement dans leur vie...

Tout avait l’air lointain, plongé dans une paix étrange. Dans son éloignement le rivage prenait comme un raffinement qui le rendait irréel...

Virginia Woolf, La Promenade au phare

      f8.jpg

Il y a un lien pour moi entre la question des sciences sociales, la question du tragique, toujours politique, et celle de la perception du monde dans la promenade. Mais la promenade que je cherche à décrire ne peut être mise en récit, parce que rien ne s’y passe...

Pendant la promenade, une pensée jaillit tout à coup de façon fugitive, parfois de façon extrêmement précise, et parfois de manière «ulcérante»...

De même que chaque promenade est différente, de façon assez stupéfiante, de même elle peut changer le promeneur comme l’immobiliser sur une posture figée. Une promenade peut même avoir valeur de voyage - tant elle est alternative - ou de séance psychanalytique gratuite ; on part content, on revient prêt à la bagarre, ou l’inverse. Une promenade peut aussi remplacer la sieste, tant rien ne s’y passe...

Véronique Nahoum-Grappe, Balades politiques 

               f10.jpg

Si l’on prend la violence en tant que scène, elle ne se produit à chaque fois qu’une fois, même pour les violences répétées que Gilles Deleuze a très bien décrites dans Présentation de Sacher-Masoch. Lorsqu’il parle, par antithèse aux violences sadiennes, de l’apathie de la répétition de l’extrême violence, à l’instar de celle qui a lieu dans les films pornographiques, il parle d’autre chose que de la violence en tant que telle, mais de son habitude productrice d’oppression et de soumission...

Bien des blessures infligées à autrui dans nos sociétés passent en dehors de la sphère juridique... La cruauté, le piétinement, la souffrance sont le plus souvent gérés par la psychiatrie, les romans ou l’art, - il y a aussi les promenades, peut-être...

L’identification, par toute une catégorie d’écrivains très radicaux, de la sexualité violente à une libération, doit faire l’objet d’une réflexion. Cette promotion de la sexualité sadienne comme extase libertaire «non bourgeoise» a produit une valorisation de la performance sexuelle coupée de tout autre lien, un déni de la prostitution comme rapport de violence, l’amalgame entre chasteté sexuelle et névrose de frustré, une confusion entre orgie et révolution, nudité et libération, cruauté et vérité de l’être et du social. Si la complication compulsive du saccage sadien rend compte d’une forme possible de plaisir humain de faire mal, le faux sens, présent chez Sade lui-même, est dans le lien entre accepter de vouloir faire mal et désaliénation politique et religieuse. Dès qu’il s’agit de plaisir, de jouissance sexuelle, tout se passe comme si le droit était donné de massacrer le corps d’autrui qui - quoi que l’on en dise - est souvent le corps féminin.... Le jeu de l’humiliation et de la profanation dans la sexualité n’est pas politique, il est sexuel...

Les crimes de profanation se caractérisent par cela : la bascule efficace de l’infamie sur la victime... ce mécanisme de levier de l’effet de souillure, qui renvoie la honte du côté de la victime, fonctionne tant que dure l’impunité du bourreau, et donc l’invisibilité à ses propres yeux de la dimension criminelle de son geste.

Véronique Nahoum-Grappe, Balades politiques

      pays5.jpg

Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu... De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image...

Je gravis les rochers, les montagnes, je m’enfonce dans les vallons, dans les bois, pour me dérober autant qu’il est possible au souvenir des hommes et aux atteintes des méchants. Il me semble que sous les ombrages d’une forêt je suis oublié, libre et paisible comme si je n’avais plus d’ennemis ou que le feuillage des bois dût me garantir de leurs atteintes comme il les éloigne de mon souvenir...

Je me souviens parfaitement que durant mes courtes prospérités, ces mêmes promenades solitaires qui me sont aujourd’hui si délicieuses m’étaient insipides et ennuyeuses. Quand j’étais chez quelqu’un à la campagne, le besoin de faire de l’exercice et de respirer le grand air me faisait souvent sortir seul, et m’échappant comme un voleur je m’allais promener dans le parc ou dans la campagne, mais loin d’y trouver le calme heureux que j’y goûte aujourd’hui, j’y portais l’agitation des vaines idées qui m’avaient occupé dans le salon, le souvenir de la compagnie que j’y avais laissée m’y suivait dans la solitude, les vapeurs de l’amour-propre et le tumulte du monde ternissaient à mes yeux la fraîcheur des bosquets et troublaient la paix de la retraite. J’avais beau fuir au fond des bois, une foule importune me suivait partout et voilait pour moi toute la nature. Ce n’est qu’après m’être détaché des passions sociales et de leur triste cortège que je l’ai retrouvée avec tous ses charmes...

Tout change autour de nous. Nous changeons nous-mêmes et nul ne peut s’assurer qu’il aimera demain ce qu’il aime aujourd’hui.

Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire

    paysages1.jpg

La description d’un lieu, d’un paysage par une voyageuse ou un voyageur ne dépend-t-elle pas de son état d’esprit ?

 

    

 

      

      L'Utopie

  

 

Émission réalisée le 20 avril 1999    

Michèle RIOT-SARCEY

Professeure d’histoire contemporaine à l’université de Paris 8.

Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au 19ième siècle, Albin Michel, 1998.

  

Entretien réalisé le 25 août 2006    

Michèle RIOT-SARCEY 

Professeure d’histoire contemporaine à l’université de Paris 8.

Dictionnaire des Utopies, Michèle Riot-Sarcey, Thomas Bouchet et Antoine Picon (sous la direction), Larousse, 2006.  

       pz1-1.jpg

 L’utopie est un projet, dès lors que celui-ci devient réalité, l’utopie n’est plus.

Fiction, fruit de l’imagination, l’utopie a souvent pour mission une régénération sociale en vue d’améliorer le statut des individus et les liens qui les gouvernent, les traversent, les hiérarchisent, les égalisent, les sauvent, les lèsent, les considèrent ou les méprisent, les construisent et/ou les détruisent.

L’utopie pose par définition la question de l’évolution de la condition humaine, des possibles rédemptions ou non, du sens ou du non-sens de l’existence, de la jouissance et de la souffrance, de l’espérance et de la transcendance, de la sagesse et de la folie, de l’audace et de la peur, de la conscience et de la démence, des invariants et des progrès, de la fatalité réelle ou supposée face à la liberté.

L’utopie regroupe en réalité une pluralité d’idées, d’intérêts, de souhaits, d’orientations, d’imaginations, de récits, de raisonnements et de disciplines (science, technologie, médecine, écologie, littérature, religion, architecture, art, politique, économie, travail), par conséquent elle se décline au pluriel et s’étend dans tous les champs de la pensée.

Marie-Anne Juricic

                      pont4.jpg

Pensées comme genre littéraire ou interprétées comme projet social irréalisable, les utopies qui ont jalonné les siècles n’appartiennent pas au domaine de l’histoire, si l’on s’en tient à une conception positive de la restitution du passé. Et pourtant, les idées contenues dans les doctrines utopiques se sont diffusées, elles ont été actualisées et n’ont cessé de réapparaître au cours des temps. Comme si l’utopie était nécessaire pour vivre l’instant du présent dans la perspective de son dépassement. La réalité n’est pas en cause, pas plus que ne l’est le lieu d’une application plausible des représentations du futur...

Entre la perception du quotidien des relations sociales et la projection d’une autre réalité, jugée possible, se joue, me semble-t-il, une large part du mouvement de l’histoire...

Les idées utopiques font l’objet d’invectives, de mises à l’écart, d’exclusions par les partisans de l’ordre, dans des périodes d’extension des idées réformatrices ou d’excès de désordre...

Le sujet politique, quelle que soit la forme de son expression, révoltée ou pacifique, se heurte constamment aux pouvoirs constitués. C’est bien ce type de pouvoir renouvelé qui n’a cessé de définir les limites du politique...

A suivre les tenants de l’ordre, ce qui est est ce qui doit être...

Michèle Riot-Sarcey, Le réel de l’utopie

          pont6.jpg

Depuis près de vingt ans, les tenants d’une vérité révélée par l’histoire ne cessent de proclamer la mort des utopies. La chute du mur de Berlin en 1989 aurait, en quelque sorte, rétabli le cours normal d’une histoire qui, un siècle durant, avait dû errer dans l’illusion des promesses, oubliées, de la Révolution de 1789.

Identifiée au totalitarisme, l’utopie - celle de l’ordre - entraînerait dans sa chute toute pensée critique construite à distance de l’immédiateté et en référence aux expériences singulières du passé. Figées dans l’immobilité d’une vérité désormais illégitime, ces expériences ont cependant laissé intacts les traces d’idéaux qui émergent du futur antérieur. La pensée du possible y puise, en partie, sa substance pour nourrir les résistances, toujours en éveil, face aux catastrophes annoncées...

Mais le rejet des utopies dans un ailleurs, définitivement écarté de l’histoire, ne présupposait pas, en principe, la mise en berne des espoirs et des imaginations créatrices. De fait, l’ensevelissement des utopies, en annihilant la source critique, a altéré les capacités interprétatives de nos contemporains. Par le jeu continu de médiations explicatives, l’information, saturée de commentaires, se substitue à l’indispensable silence dont ont besoin les individus pour saisir le sens de l’événement dans la nudité de son avènement... Si l’on invalide tout devenir du possible, le présent devient inintelligible...

 

Apparentées aux hérésies, identifiées aux pensées subversives, assimilées au totalitarisme, les utopies représenteraient l’ailleurs ou l’impossible bonheur commun. Et, dans le concret de leur réalisation, elles aboutiraient à son contraire...

«Utopia», inconnu du grec, a cependant été forgé, en 1516, par construction analogique à partir des racines de la langue grecque. Sa signification porte le signe du doute : bon lieu ou non-lieu...

L’invention utopique, l’idéal social, les projections communautaires, les fictions romanesques ne peuvent être séparés de la réalité effective. L’élaboration imaginaire se conçoit toujours à partir du présent, au cœur duquel la pensée se nourrit...

Et l’enjeu, selon nous, est majeur car l’actualité de l’utopie est aussi actualité de la liberté critique, une liberté contestée, fragile en ces temps où risque le retour à la barbarie.

Michèle Riot-Sarcey, Dictionnaire des Utopies

      pont9.jpg

L’utopie aide-t-elle à vivre, voire à mieux vivre ?

Est-elle un soutien, un support, un réconfort et un ressort face à la difficulté, à la peine, au désespoir, à ce qui se présente comme une impasse ou une fatalité ?

L’utopie est-elle le lieu de l’évasion dans le double sens du terme (s’évader pour mieux rêver, respirer et se régénérer, s’évader pour mieux se départir de liens douloureux, de situations d’oppression qui empoisonnent et emprisonnent) ? 

Marie-Anne Juricic

 

    

 

 

     La Laïcité

 

 

Émission réalisée le 03 janvier 2006     

Henri PENA-RUIZ  

Agrégé et docteur en philosophie, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris et professeur en Khâgne au Lycée Fénelon à Paris. Ancien membre de la commission Stasi sur l’application du principe de laïcité.   

Histoire de la laïcité. Genèse d'un idéal, Gallimard, 2005.

 

    

 

Vivre dans une république laïque, comme la France, c’est un peu comme respirer l’air sans entrave. A la longue, on n’y prend plus garde. On oublie même ce à quoi la laïcité, idéal de liberté et d’égalité, permet d’échapper...

Quant à l’histoire, passée et présente, elle apporte sa réponse tragique à la question : «que se passe-t-il dans un pays quand il ne vit pas sous un régime laïque?» L’oppression religieuse, l’inégalité des sexes, la hiérarchisation des convictions spirituelles, la posture obscurantiste qui brime la pensée ou la culture, la mise en tutelle de l’école pour soumettre à un conditionnement au lieu d’émanciper, l’absence de liberté dans les choix existentiels, entre autres, furent et sont encore très répandues. Bref, l’histoire est une sorte de démonstration par l’absurde de la portée de l’idéal laïque, puisqu’elle met en relief les souffrances diverses que provoque la collusion de la religion et de la domination politique...

 

Les résurgences fondamentalistes prennent une tournure différente. Dans les pays riches, elles se constituent comme une sorte de revanche contre les Lumières et la raison émancipatrice, amalgamées à la déshumanisation mercantiliste de la vie et à l’absurdité apparente d’une modernisation qui s’assortit de nouvelles détresses. Un diagnostic spécieux permet alors aux visions religieuses les plus rétrogrades d’associer laïcisation et naufrage du sens, émancipation et désenchantement. Pour accréditer une telle explication, les causes économiques et sociales du processus en jeu sont passées sous silence...

Par ailleurs, l’emprise globale des religions semble avoir régressé dans les consciences, ce qui ne veut pas dire qu’a régressé aussi le goût du symbolique et du merveilleux, ou le besoin de sacraliser ce qui donne sens à la vie et aux relations humaines. Ce sont des choses distinctes.

Henri Pena-Ruiz, Histoire de la laïcité. Genèse d’un idéal

         f5.jpg

La loi concernant la séparation des Eglises et de l’Etat fut promulguée par le président Loubet le 09 décembre 1905 et publiée au journal officiel le 11 décembre.

La loi marque une rupture capitale entre l’Eglise de France et le pouvoir temporel (fin du concordat napoléonien). Cette séparation constitue une des dates fondamentales dans l’histoire politique, sociale et religieuse de la France contemporaine puisque l’antique union entre le pouvoir religieux dit spirituel et celui temporel prend fin.

Le vote de la loi demeure le point d’aboutissement d’un conflit d’une exceptionnelle violence où se sont affrontées l’Eglise et la République. L’application de la loi a suscité les controverses les plus vives et déchaîné les passions. La bataille contre le cléricalisme fut décisive pour la République.

Marie-Anne Juricic

    pays9.jpg

L’inclusion par la laïcité qui émancipe ne peut être démentie par l’injustice sociale et le dénuement économique qui, au contraire, induisent aliénation et exclusion. Il importe ici de ne pas se tromper de diagnostic : ce n’est pas la laïcité qui exclut, mais l’inégalité sociale...

De fait, les régressions sociales provoquées par l’ultralibéralisme, et les injustices ressenties par les peuples qui se trouvent rejetés dans les marges de l’«ordre international», donnent à la modernité une allure peu séduisante. Elles semblent disqualifier les conquêtes du droit et de la démocratie, de la raison et de la science, et de la laïcité. A la longue, elles tendent à produire des régressions compensatoires vers des traditions rétrogrades. Et des obscurantismes d’un nouveau genre. C’est le paradoxe d’une mondialisation non pas heureuse mais malheureuse pour beaucoup. La religion se remet alors à fonctionner comme le «supplément d’âmes d’un monde sans âme»...

Laïcité et justice sociale ont donc partie liée, comme l’avait fortement affirmé Jean Jaurès...

Nombre de personnes aujourd’hui dissimulent leur hostilité à l’idéal laïque en affublant le mot «laïcité» d’adjectifs insidieux. Ainsi les notions de laïcités prétendues «ouverte», «positive», «inclusive» fleurissent, suggérant que la laïcité est fermée, négative, voire productrice d’exclusion....

 

L’idéologie qui consiste à faire varier sans cesse la définition de la laïcité vise à l’affaiblir, à en ôter tout ce qui fait obstacle au maintien des privilèges des religions...

La version irrationaliste du recours au divin coexiste alors avec la réification et la naturalisation de «lois économiques» que l’on évoque en troisième personne, comme on l’a toujours fait pour fataliser les hiérarchies...

 

Le paradoxe est qu’on puisse présenter une telle misère, et le naufrage du lien social, comme les fruits amers de la raison et des idéaux des Lumières, alors qu’ils en consacrent bien plutôt l’effacement. L’éclipse d’un idéal n’est jamais que la revanche provisoire des forces oppressives qu’il avait un moment surmontées. Elle reconduit aux injustices qui en ont fait oublier pour un temps la dimension émancipatrice mais ne peuvent en brouiller indéfiniment le sens.

Henri Pena-Ruiz, Dieu et Marianne. Philosophie de la laïcité 

          paysages3-2.jpg

La laïcité repose sur l’idée que le savoir se transmet indépendamment de toute certitude dogmatique. Chaque être humain est unique. Personne ne lui ressemble exactement et c’est en cela qu’il est comme les autres. L’école reste un lieu chargé de sens, digne de respect et de transmission du savoir, ouvert à chacune quelque soit son origine. Elle demeure ou devrait être un lieu de ressourcement individuel et collectif.

Aller à l’école, c’est reconnaître qu’on ne sait pas et c’est aller à la rencontre des questionnements les plus divers, ouverts, essentiels et existentiels.

 

La laïcité, expression de la spiritualité, contrecarre par définition le nombrilisme tribal et les modèles traditionnels figés issus de groupes ou de communautés qui se déclarent porteurs de vérités éternelles, et exigent la liberté au nom de nos principes démocratiques et nous la refusent au nom des leurs.

Marie-Anne Juricic, extrait d'ouvrage à paraître

      cathares.jpg

Loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat

Principes

Article premier - La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.

Article deux - La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.

 

Le 11 février 1906 : Le Pape Pie X publie l’Encyclique «Vehementer Nos» qui condamne la loi de séparation. 

 

  

 

 

 

  L'Ecole

 

 

Émission réalisée le 16 décembre 1997      

Claude ZAIDMAN

Sociologue à l’Université de Paris 7 Jussieu.

La mixité à l’école primaire, L’Harmattan, Paris, 1996.

 

 

Émission réalisée le 19 janvier 1999  

Nicole MOSCONI  

Agrégée de philosophie et professeure en Sciences de l’éducation à l’université de ParisX-Nanterre.

Femmes et savoir. La société, l’école et la division sexuelle des savoirs, L’Harmattan, 1994.

 

 

Émission réalisée le 30 mai 2000 

Denise GUILLAUME

Inspectrice de l’Éducation Nationale honoraire, a été chargée de l’organisation des études dans les Écoles Normales d’instituteurs.

Le destin des femmes et l’école. Manuels d’histoire et société, L’Harmattan, 1999.

 

 

Émission réalisée le 05 juillet 2005

Marie DURU-BELLAT

Sociologue et professeure en sciences de l’éducation à l’Université de Bourgogne.

L’école des filles. Quelle formation pour quels rôles sociaux ?, L’Harmattan, 2004.

                                                

 

 

 

La réussite scolaire des filles est en général supérieure à celle des garçons, cependant cette «avance» ne se traduit pas par une avance comparable au sein de la société, qu’il s’agisse du monde professionnel, social, artistique ou politique. 

 

 

ecole.jpg

Comme le montre C.Lefort (Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles), la Révolution Française et l’avènement de la démocratie vont changer radicalement les rapports des individus à la loi et à la vérité. A la loi d’abord : la démocratie représente en effet la formation d’un pouvoir, privé des fondements derniers de la légitimité. Aucun principe sacré, ni dieu, ni même ces nouvelles divinités laïques que sont la nation, la «raison» ou la «justice» ne surplombent plus l’action humaine et ne confèrent plus de fondement absolu au pouvoir politique...

Cette destruction de l’autorité, cette transformation des pouvoirs religieux, politique et civil ont aussi des conséquences sur la conception du savoir et de la vérité. Tout comme le rapport à la loi en effet, le rapport au savoir est «libéré du rapport au pouvoir»(C.Lefort). Une conception démocratique du savoir se fait jour. Il n’y a plus d’«autorités» qui auraient un rapport privilégié au juste et au vrai et qui pourraient prononcer souverainement sur eux. Chaque individu a le droit de mettre en jeu son pouvoir singulier de prendre la parole et de connaître ; les individus et les groupes ont le droit de ne suivre en toute chose que leur propre jugement, selon un libre examen de ce qui est conforme à la raison...

Nicole Mosconi, Femmes et savoir. La société, l’école et la division sexuelle des savoirs

        s9.jpg

Ainsi «s’inaugure une aventure - sans cesse menacée par les résistances qu’elle suscite - dans laquelle les fondements du pouvoir, les fondements du droit, les fondements de la connaissance sont mis en question - aventure proprement historique, en ce sens qu’elle interdit tout point d’arrêt, que reculent indéfiniment les limites du possible et du pensable»(C.Lefort).

Le féminisme est un des aspects de cette «aventure». Il apparaît comme une idéologie qui remet en question les fondements du pouvoir masculin, les fondements du droit qui organise ce pouvoir, les fondements des rapports sociaux de domination pensés jusqu’ici comme rapports à la fois naturels et sacrés. Perdant leur fondement transcendant, ces rapports de pouvoir apparaîtront tout à coup comme pouvant être réexaminés dans leur principe et dans leurs applications. Tout comme devront être réexaminés les fondements d’une connaissance, d’une conception du monde de la société et de soi-même à la construction de laquelle les femmes n’ont pas eu part...

 

L’instruction des femmes n’est pas seulement fondée sur les droits des femmes, elle est aussi subordonnée à d’autres fins, la famille, les hommes et les enfants. Les Républicains de 1880 oublieront les thèses de Condorcet sur l’égalité et reprendront uniquement ses arguments concernant le bien de la famille, justifiant ainsi la nécessité d’une instruction féminine, mais non d’une instruction égale à l’instruction masculine... et il faudra attendre la moitié du XXe siècle pour que soient réellement mis en application les principes posés par Condorcet de l’égalité d’instruction et de la co-instruction des deux sexes...

C’est ainsi que les femmes vont peu à peu se mettre à prendre la parole et s’organiser pour réclamer les mêmes droits que les hommes et tout d’abord celui d’avoir elles aussi la maîtrise de leur propre destinée. Ainsi naîtront les féministes, comme groupes d’«intellectuelles», proposant une contre-définition de la réalité sociale par l’affirmation de l’égalité entre les sexes et la revendication de l’égalité des droits pour tout individu-e, quel que soit son sexe.

Parmi ces droits, le droit à l’instruction et au savoir, leur est toujours apparu comme essentiel.

Nicole Mosconi, Femmes et savoir. La société, l’école et la division sexuelle des savoirs 

 

s10.jpg

Les femmes ont compris le lien étroit qui existe entre ignorance et subordination. Le manque d’instruction des femmes assure la supériorité intellectuelle des hommes sur laquelle ils font reposer leur domination économique, sociale et politique. Et elle interdit aux femmes de prendre conscience d’elles-mêmes et de la domination qu’elles subissent. C’est pourquoi le savoir et l’instruction sont si organiques dans la libération des femmes, comme dans celle de tout groupe dominé : ils sont la condition de la prise de conscience de soi et des rapports entre les sexes qui permettent d’entrevoir la possibilité d’une transformation et d’engager une lutte pour l’obtenir...

Au plan idéologique, les savoirs savants, quand ils ne les oubliaient pas, ont eu tendance à reprendre, sans s’en rendre compte, les thématiques de l’idéologie dominante sur les femmes, donnant d’elles une image fausse et dévalorisante...

En accédant à l’instruction, elles [les femmes] ont été en partie expatriée de leurs propres expériences et de leurs propres savoirs, puisque rien ou peu de choses dans les savoirs qu’elles acquéraient leur permettait de comprendre et de théoriser leur propre expérience, leur propre situation sociale, leur propre place dans les rapports sociaux de sexe...

 

Fidèles à leur engagement militant, beaucoup de ces intellectuelles ont pris pour objet de recherche et d’enseignement les femmes et les rapports de sexes et ont tenté d’institutionnaliser des «études féministes»...

Ainsi les femmes affirmaient qu’elles devaient devenir non seulement objets de connaissance, mais qu’elles devaient aussi être les sujets producteurs de ces connaissances...

Nicole Mosconi, Femmes et savoir. La société, l’école et la division sexuelle des savoirs 

   sapin.jpg

Aujourd’hui, on paraît s’étonner de la «résistance» des filles à embrasser des filières scientifiques et techniques et de leur afflux dans les filières littéraires. Mais ce phénomène n’est au fond que la résultante d’une construction institutionnelle de la fin du XIXe siècle....

Tout se passe comme si le groupe des hommes, à travers les stéréotypes imposés par l’idéologie dominante, tendait à se réserver un domaine de savoir (les humanités classiques autrefois, les sciences aujourd’hui), où ils peuvent affirmer à la fois leur identité masculine et leur dominance dans le système social et économique...

Si maintenant on considère la place des écrivaines et des philosophes, parmi les auteures du programme, elles sont très peu nombreuses... On observe ainsi deux phénomènes conjoints qui redoublent ceux de l’historiographie traditionnelle : l’occultation et la réduction. D’une part, les écrivaines sont ignorées; d’autre part, l’importance de celles qui sont citées est réduite...

Nicole Mosconi, Femmes et savoir. La société, l’école et la division sexuelle des savoirs 

 

 

 

Le système scolaire fait comme si la «mission» de l’école était seulement de préparer au rôle professionnel et comme si les rôles familiaux et sociaux étaient une affaire privée qui ne l’intéressait pas.

Mais en éludant le problème, le système éducatif contribue à conforter le statu quo...

Devant ces injonctions incompatibles, les filles et les femmes sont prises dans des conflits douloureux et un malaise dont on se complaît à souligner les manifestations apparentes, ce «manque?d’ambition» des filles ou ce «manque de confiance en soi», sans jamais les rapporter à leur racine sociale et en feignant de croire qu’il s’agit d’un problème individuel et privé...

 

Ainsi les comportements des filles dans les classes mixtes seraient des stratégies, des réactions et des actions plus ou moins conscientes, organisées, face aux exigences contradictoires qui leurs sont posées (Soyez des filles, c’est-à-dire acceptez votre situation subordonnée et réussissez scolairement «comme des garçons»).

Le retrait et le silence (relatif), par exemple, seraient des «stratégies de survie» qui consisteraient à rester en conformité avec les stéréotypes pour pouvoir subsister et être acceptée.

Mais on peut aussi découvrir et décrypter d’autres types de comportements beaucoup plus actifs et offensifs : des stratégies de compensation (répondre au manque d’attention des enseignants en travaillant plus que demandé); des stratégies de rébellion (chercher l’excellence scolaire, comme manifestation d’une rébellion contre le stéréotype de la fille intellectuellement limitée et superficielle).

Nicole Mosconi, Femmes et savoir. La société, l’école et la division sexuelle des savoirs 

 

 

 

  

         La Musique 

 

 

Émission réalisée le 20 septembre 2005      

Hyacinthe RAVET

Musicienne, sociologue et musicologue, maîtresse de conférences à l’Université Paris Sorbonne-Paris IV.

L’accès des femmes à l’expression musicale. Apprentissage, création, interprétation : les musiciennes dans la société, sous la direction de Anne-Marie Green et Hyacinthe Ravet, L’Harmattan, 2005.

 

    

 

La musique qui suscite plaisir, désir, détente, enivrement ou ressourcement est une Muse. Et comme son nom l'indique, elle a pour vocation l'inspiration.

Marie-Anne Juricic

 

   

 

La musique traverse les mers, les terres, les continents, les âges, les êtres et atteint les cœurs, les corps et les esprits. Elle console parfois, réconforte par moments, tempère certaines colères amères ou adoucit, grâce à une mélodie, un sentiment troublant, impatient. Son pouvoir rivalise avec la force et la sensibilité qui se dégagent de certains textes poétiques.

Marie-Anne Juricic

 

     

 

         Ophélie

Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles

La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,

Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...

- On entend dans les bois lointains des hallalis.

 

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie

Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir,

Voici plus de mille ans que sa douce folie

Murmure sa romance à la brise du soir.

 

Le vent baise ses seins et déploie en corolle

Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;

Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,

Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.

 

Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle ;

Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,

Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :

- Un chant mystérieux tombe des astres d’or.

 

                      F9 

 

Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !

Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !

- C’est que les vents tombants des grands monts de Norvège

T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ;

 

C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,

A ton esprit rêveur portait d’étranges bruits ;

Que ton cœur écoutait le chant de la Nature

Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits ;

 

C’est que la voix des mers folles, immense râle,

Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux.

C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,

Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !

 

Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !

Tu te fondais à lui comme une neige au feu ;

Tes grandes visions étranglaient ta parole

- Et l’Infini terrible effara ton œil bleu !

 

                      Jg13

 

 - Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles

Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;

Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,

La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

 Arthur Rimbaud

 

        

 

Extrait «Le Bateau ivre»

 

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème

De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,

Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême

Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

 

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires

Et rythmes lents sous les rutilements du jour,

Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,

Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

 Arthur Rimbaud

 

            

 

Si la musique est une muse, elle est aussi transport, ondulation et parfois message qui suggère une histoire ou bien avertit d’un départ et annonce un au revoir, voire un adieu. Cependant, par son pouvoir évocateur, elle offre la possibilité ou la faculté de se remémorer des pensées et des faits du passé, de raviver des sentiments intenses, des événements denses réveillant quelque fois puissamment une nouvelle émotion, celle du souvenir. Juste pour se souvenir et ressentir.

Marie-Anne Juricic

 

  

 

Nevermore

 

Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L’automne

Faisait voler la grive à travers l’air atone,

Et le soleil dardait un rayon monotone

Sur le bois jaunissant où la bise détone.

 

Nous étions seul à seule et marchions en rêvant,

Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent.

Soudain, tournant vers moi son regard émouvant :

«Quel fut ton plus beau jour ?» fit sa voix d’or vivant,

 

Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique.

Un sourire discret lui donna la réplique,

Et je baisai sa main blanche, dévotement.

 

- Ah ! les premières fleurs, qu’elles sont parfumées !

Et qu’il bruit avec un murmure charmant

Le premier oui qui sort de lèvres bien-aimées !

Paul Verlaine

 

                      De16

 

Les Grecs attribuent les origines de la musique à deux filles de Zeus et de Mnémosyne : Euterpe, muse de la musique, et Polymnie, muse des hymnes sacrés. Dans les mythes grecs, le pouvoir incantatoire, voire divin, de la musique parvient à émouvoir dieux, demi-dieux, héros et animaux...

Des savants et des philosophes grecs comme Pythagore, Platon et Aristote étudient les fondements mathématiques de la musique. Elle conditionne le Beau, le Vrai et le Bien incitant à la bravoure, à la sérénité, à la purification...

Pour Platon, la musique doit régir aussi bien l’Etat que le Cosmos et contribuer à maintenir l’ordre social et civique...

Dans leurs relations avec les dieux, les Grecs exploitent la musique comme véhicule du Beau...

Art du mouvement, la musique s’empare des fibres du corps pour faire vibrer l’âme...

Au cœur de la vie publique et privée, la musique accompagne les cérémonies religieuses, les réjouissances patriotiques, les concours d’athlètes, les banquets, les mariages, les funérailles.

Bernard Wodon, Histoire de la Musique

 

   

   La musique adoucit les moeurs....

 

 

pf.jpg

Une carrière dans la musique classique nécessite une éducation musicale, une maison d’édition, un public et une acceptation -voire un encouragement- du travail musical. Or, les femmes ont toujours été considérées comme ayant une créativité inférieure ou même pas de créativité du tout. La musique était considérée comme une activité masculine, de laquelle les femmes étaient exclues. Elles ont manqué d’enseignements techniques et de connaissances théoriques pour écrire des développements musicaux «corrects» - c’est-à-dire respectueux des formes traditionnelles classiques - et inverser les motifs, les fragmenter ou les étendre dans des phrases musicales.

Ainsi, avant le XXe siècle, pour que des créations musicales de femmes soient reconnues, il fallait que ces dernières travaillent dans un couvent ou soient nées dans une famille musicienne, royale ou vivant à la cour. Et encore ! On avait donc peu de chances de devenir compositrices.

 

Ces chances se sont étendues au XIXe siècle, où certaines femmes des classes aisées avaient accès à une éducation musicale. Pour les femmes des classes moyennes, il a fallu attendre le XXe siècle pour qu’elles aient la possibilité de faire un minimum d’études musicales...

 

De l’an 900 à l’an 1400 après J-C, les femmes des couvents faisaient de la musique. Ce sont les nonnes qui composaient leurs propres chants, qu’elles chantaient elles-mêmes, et qui sont devenus pour la plupart des chants anonymes. L’abbesse Hildegarde von Bingen est très représentative de cette période favorable aux compositrices religieuses.

Il y avait aussi une tradition de chants, surtout en France, de laquelle les femmes n’étaient pas exclues : les troubadours et les trouvères, dont les chants se composaient pour l’essentiel de poèmes d’amours, comptaient plusieurs femmes dans leurs rangs.

Alex, Revue Marie Pas Claire, N°12, Spécial Musique, 1997.

     cm1.jpg

Qui sont donc ces trobairitz ? Le terme apparaît dès le XIIIe siècle dans le roman occitan Flamenca pour désigner les femmes troubadours. Dans un univers dominé par le masculin, celles-ci prennent la parole et composent.

Ainsi y avait-il des femmes troubadours, poétesses autant que musiciennes, à l’instar de leurs émules masculins. Une telle réalité peut surprendre, tant la nature même du trobar (trouver) laisserait supposer que celui-ci était l’apanage des hommes...

Or, il y eut aussi des femmes qui chantèrent l’art d’aimer, et c’est même dans la canso, la chanson d’amour, genre le plus noble, et dans le registre aristocratisant, qu’elles excellèrent.

 

Si en 1979, Pierre Bec pouvait regretter que «la poésie amoureuse des trobairitz n’ait jamais fait l’objet d’analyses satisfaisantes», ces femmes sont aujourd’hui mieux connues. Il reste cependant difficile de savoir si toutes celles qui ont été recensées à partir des poèmes qui leur sont attribués ont existé réellement ou si parmi elles ne se sont pas faufilés des femmes fictives, nées de l’imagination du poète, qui s’effaçait derrière le «je» poétique et universel.

Martine Jullian, Images de Trobairitz, in revue CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, Musiciennes, N°25, 20007.

       cm11.jpg

L’histoire des femmes musiciennes dans nos sociétés ne fait pas tant apparaître leur nombre limité que le peu de considération dont elles ont bénéficié. On a parlé d’occultation, sans doute inconsciente dans la plupart des cas, mais non moins révélatrice.

Ce qui est frappant, en réalité, ce n’est pas tant la rareté numérique des musiciennes, ni même des compositrices dans l’histoire de la musique occidentale, que l’absence de «chef-d'œuvre» au féminin dans cette même histoire, de chef-d'œuvre crédité comme tel...

Françoise Escal, La place des femmes dans l’histoire de la musique, in L’accès des femmes à l’expression musicale, sous la direction d’Anne-Marie Green et Hyacinthe Ravet

 

Petit à petit, devant la réussite de quelques exceptions, les jeunes musiciennes se sentent «autorisées», peut-on dire, à suivre les précédentes. Les itinéraires d’exception agissent en effet comme modèles et participent à la transformation des images sur les musiciennes et celles que ces dernières se font d’elles-mêmes. En bouleversant les représentations dominantes, elles permettent l’émergence d’aspirations nouvelles parmi les plus jeunes... Les normes insensiblement se modifient et l’image même des instruments et des activités musicales évolue.

Hyacinthe Ravet, Féminin et masculin en musique - Dynamiques identitaires et rapports de pouvoir, in L’accès des femmes à l’expression musicale, sous la direction d’Anne-Marie Green et Hyacinthe Ravet 

 

cm4.jpg

 

Grandes compositrices de musique classique

 

    

 

A la fin du XVIIe siècle, une femme,..., a composé, s’est fait éditer et reconnaître par ses contemporains comme une des grandes figures musicales de son temps. Il s’agit d’Elisabeth Jacquet de la Guerre, née à Paris en 1665 et morte dans la même ville, en 1729. Rarement, une compositrice connut une telle considération. Dans son Parnasse François, Titon du Tillet fit graver son portrait en médaillon pour figurer aux côtés des plus grands compositeurs de l’époque, à savoir Lully, Lalande, Marais, Destouches et Campa. La devise gravée sur ce médaillon est à elle seule éloquente : «Aux grands musiciens, j’ai disputé le prix».

Elisabeth Jacquet appartenait à une famille de musiciens.

 

Initiée très tôt au jeu du clavier par son père, dotée de la plus agréable voix, elle fit des progrès si rapides que Claude Jacquet, sûrement nanti de hautes protections, présenta l’enfant précoce, alors âgée de cinq ans, à Louis XIV. L’impact qu’exerça la petite musicienne sur ses illustres auditeurs fut énorme. Les contemporains n’hésitèrent pas à parler de «prodige», de «miracle» même, et cette réputation d’enfant prodige présida à tout le reste de sa carrière. Protégée par madame de Montespan, la petite musicienne restera à Versailles jusqu’à son mariage avec l’organiste Marin de La Guerre. Dès lors, tout en gardant son nom de jeune fille, elle y ajouta le nom de son mari. De ces années passées à la Cour de France, Elisabeth Jacquet de la Guerre gardera toujours un souvenir heureux.

 

Elisabeth Jacquet sera non seulement la première femme, en France, à avoir composé un opéra, mais aussi la première femme à être représentée sur la scène de l’Académie Royale de Musique avec sa tragédie en musique Céphale et Procris en 1694.

Catherine Cessac, Elisabeth Jacquet de la Guerre ou l’art de jouer et de composer pour une femme au Grand Siècle, in L’accès des femmes à l’expression musicale, sous la direction d’Anne-Marie Green et Hyacinthe Ravet

 

     

 

La compositrice Mélanie Bonis (1858-1937) dite Mel Bonis était mon arrière-grand-mère. Jusqu’en 1997, je n’avais pratiquement jamais entendu parler de sa musique, sinon avec un certain dédain. Pourtant, je suis musicienne et issue de ses descendants musiciens. C’est grâce à des musiciens allemands, Eberhard et Ingrid Mayer, que nous avons découvert ce trésor.

Pour devenir compositeur, Mel Bonis a cumulé tous les handicaps : elle est femme et à l’époque il est communément établi qu’aucune femme ne peut avoir la force d’inspiration d’un homme. Et elle vit dans un milieu non musicien. Ses consœurs, Alma Mahler, Cécile Chaminade, Pauline Viardot, etc., avaient eu une enfance baignée dans la musique ; Mel Bonis, elle, est née d’un contremaître en horlogerie et d’une passementière...

 

Nul ne sait d’où vient sa passion pour la musique. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il y a un piano, un mauvais piano dans le petit appartement, et qu’elle en joue tant et plus. Elle improvise, elle reproduit d’oreille. Il lui faut attendre l’âge de douze ans pour recevoir sa première leçon.

 

Elle montre des dons exceptionnels et autant de persévérance...

Mélanie a vingt-quatre ans. Ses parents ont trouvé pour elle un beau parti, Albert Domange, ... Mélanie ne réussit pas à l’aimer. Mais c’est une chrétienne ardente, sa piété la guide et elle fait son devoir, passionnément. D’ailleurs elle ne sera jamais effleurée par les idées féministes et elle ne remet nullement son rôle social en question (attitude marginale par rapport à ses consœurs compositrices de la même époque)...

La musique de Mel Bonis est à la fois originale et bien située dans le contexte de l’époque, le postromantisme.

 

Christine Géliot, La compositrice Mel Bonis, in L’accès des femmes à l’expression musicale, sous la direction d’Anne-Marie Green et Hyacinthe Ravet

Les œuvres de Mel Bonis sont au nombre de trois cents environ. On y trouve beaucoup d’écrits pour le piano, son propre instrument. Mais elle exploite aussi bien la voix, les cordes et les vents, avec une préférence pour le violon, le violoncelle et la flûte qu’elle met particulièrement en valeur dans les sonates. L’œuvre se divise en six grandes catégories : piano, orgue, mélodies, musique de chambre, orchestres et chœurs.

L’essentiel est composé entre 1892 et 1914. Mais à partir de 1922 et jusqu’à la fin de sa vie, à un rythme moins soutenu, Mel Bonis écrit de nouveau.

Christine Géliot, Mel Bonis, femme et compositeur 

 

     

 

A la naissance de Fanny en 1805, sa mère Léa déclara que le bébé avait les doigts faits pour jouer des fugues de Bach. Dès qu’elle le put, Léa mit sa petite fille au piano, peut-être avant même de savoir parler. Cette mère assidue fit de même pour son deuxième enfant, Felix, né en 1809, avec des résultats tout aussi concluants.

Fanny garda cependant jusqu’à l’adolescence l’avance sur son frère que lui donnaient les années. Quel que fut son talent, il ne pouvait cependant être question pour elle d’autre profession que celle de maîtresse de maison. Sa chance fut de pouvoir profiter de la professionnalisation de Felix...

 

Ces répétitions avaient une large audience à Berlin et pouvaient être considérées comme un accès au monde et aux évènements publics. C’est la raison pour laquelle il fut demandé à Fanny de renoncer à accompagner la Singakademie et de céder la place totalement à son frère. Son père Abraham ne manqua pas de la féliciter de ce renoncement...

Fanny et Felix Mendelssohn ont été mentionnés comme les deux aspects d’un même objet, comme deux talents jumeaux et complémentaires que la différence des sexes a amenés à s’opposer...

Dans la complémentarité comme dans l’opposition, l’éducation des Mendelssohn les poussait à se surpasser...

 

Cette recherche de perfection fait tendre les Mendelssohn vers un monde qui n’existe pas, ni dans le public ni dans le privé, un monde idéal. Ils sont en cela des héritiers des Lumières du XVIIIe siècle qui veulent projeter leurs illusions d’un monde meilleur, d’un monde sans cesse en progrès, au milieu d’une société mercantile. Ils restent tout deux des musiciens luthériens, avec une haute idée de la fonction de l’artiste comme modèle de moralité.

Tous deux sont morts jeunes, en 1847, Fanny, moins flouée, moins épuisée que son frère, heureuse chez elle et commençant à publier, Felix déprimé et écrasé par le poids des choses. Il portait sur ses épaules tous les espoirs que sa famille avait transférés sur lui, la conviction que le progrès scientifique ferait le bonheur de l’humanité. Sa déception devait être plus lourde que celle de Fanny et la fréquentation du monde public plus amère encore que l’enfermement du monde privé.

Françoise Tillard, Fanny Hensel-Mendelssohn : élitisme et assimilation, in L’accès des femmes à l’expression musicale, sous la direction d’Anne-Marie Green et Hyacinthe Ravet

 

    

 

Clara Schumann fait partie de ces femmes hors pair qui ont su imposer leur talent dans une société qui ne leur en laisse pas forcément l’opportunité.

Enfant prodige, admirée des plus grands compositeurs de son siècle, tels Chopin, Mendelssohn, Berlioz ou Liszt, Clara Wieck-Schumann est acclamée dans l’Europe entière. Durant plus d’un demi-siècle, elle reste présente sans faiblir sur les scènes internationales, récoltant succès et gloire ; elle apparaît incontestablement comme l’une des meilleures pianistes de son temps, imposant par ses programmes sa vision intime de la musique. Refusant toutes les formes d’une virtuosité gratuite dont l’époque est friande, Clara Schumann réserve également une place de plus en plus prépondérante à la musique du passé et remet particulièrement à l’honneur Beethoven, J.-S. Bach, mais aussi Haydn, Scarlatti et Mozart.

 

Tenue pour l’égal des meilleurs pianistes masculins, elle s’en démarque musicalement par l’expressivité de son jeu, pour la qualité de sa sonorité et surtout pour sa fidélité au texte, usage peu répandu alors.

Blandine Charvin, Clara Schumann (1819-1896) - Voyages en France

   cm3.jpg 

J’étais enfant et me révoltais qu’au prétexte de mon sexe, on attende de moi une attitude prédéterminée, convenue, et totalement étrangère à ma nature... 

A l’étage, dans l’une de ces vieilles maisons provençales d’une austère douceur, blondes de pierre et baignées de l’âcre parfum des platanes, une grande pièce, haute de plafond, recelait un seul instrument : un piano. Il luisait dans l’or de cette fin d’après-midi et son reflet dans les tomettes cirées ondoyait doucement...

 

Mais avec le piano, j’allais de plaisir en bonheur, de découvertes en révélations, de joies en expériences physiques de la liberté...

 

La musique, par son puissant pouvoir de séduction, tient de la magie ; elle subjugue parce qu’elle suggère. Ce n’est pas un hasard si, dans l’Antiquité, elle est un don des dieux et qu’ils en jouent avec ferveur, ni si les ensorcellements viennent par la musique...

 

La musique, comme le parfum d’une femme, suggère donc puissamment et même envoûte : son parfum est l’exhalaison magique de son être ; alors la femme musicienne devient d’une certaine façon la sirène ressuscitée, la sorcière éternellement brûlée sur les bûchers et qui a recouvré son pouvoir, celui de charmer.

Hélène Grimaud, Variations sauvages 

 

  

 

Avec l’amour me vint l’esprit de révolte, de rébellion, de contestation...

Et puis est venu le jour du concert et j’ai eu l’impression de vivre enfin, en plein jour, en plein public, ce que j’attendais depuis toujours en sourdine. Le piano d’abord, amical, luisant dans les pénombres de la scène comme un sourire ému. Les premières mesures de l’orchestre ensuite, qui versaient leur clarté sur moi dans un dialogue fluide, et posaient sur mes mains leurs accords volatils. J’étais, en même temps, livrée tout entière à moi-même, sans amarres, portée par le sentiment tout neuf et délicieusement vertigineux d’une absolue liberté.

 

Dans ce métier, tout est un jeu de l’esprit : si l’on ne se fait pas suffisamment confiance, son potentiel ne peut se réaliser ; mais si on n’échoue jamais, on ne progresse pas....

 

Ici [aux Etats-Unis], j’ai eu l’impression d’une formidable énergie, d’un mouvement puissant, d’une progression. J’ai deviné tout de suite que quiconque souhaite accomplir quelque chose a une chance d’y parvenir.

Hélène Grimaud, Variations sauvages 

    

 

Le temps de fermer le piano - un dernier regard à la salle, un soupir -, le temps d’éteindre et de ranger la clef dans la grande boîte du hall d’entrée, et j’ai refermé la lourde porte sur moi, un peu comme une boîte à secrets. D’un seul coup, la fatigue, une fatigue extrême, s’est abattue sur mes épaules en même temps qu’une pluie glaciale. Un petit vent méchant s’est engouffré dans mon col. La rue était déserte. Tout semblait sale autour de moi, dilué dans une grisaille que le halo jaunâtre des réverbères rendait encore plus sinistre...

Simplement, j’ai contemplé avec émerveillement le chêne de mille ans, couvert de mousse, si vieux qu’il semblait minéral, plus pierreux que la roche même de la grotte où il plongeait ses racines.... Puis j’ai marché dans les parages du couvent, dans le pépiement de la nature : là un ruisseau, là la fuite invisible et rapide d’un lapin ou d’une belette, le bourdonnement intense des mouches dans le sous-bois et le vent doux mais puissant dans les peupliers.

 

J’avais besoin de cette marche, pour me désintoxiquer de ma tristesse et retrouver la joie de mon réveil...

Ma tristesse ? Mon horrible tristesse d’hier ? Je m’étais tout simplement désaccordée du monde en oubliant mon devoir de bonheur. Et de partage.

Hélène Grimaud, Leçons particulières

 

    

 

 

     La Souffrance au travail

 

 

Émission réalisée le 02 novembre 2004       

Marie PEZE

Docteure en psychologie et psychanalyste.

Le deuxième corps, La Dispute, 2002.

 

      

    

 

Si le traumatisme se définit classiquement comme une expérience intense qui déborde les capacités de tolérance du sujet, on comprend que le psychisme subisse une effraction dévastatrice dans les accidents du travail. L’atteinte corporelle, parce qu’elle signe la perte, réelle ou potentielle, d’une partie de soi, vient réveiller tous les autres deuils subis, corporels et affectifs....

Ce que l’accident implique comme douleur, souffrance, inquiétude, angoisse, émotion représente une masse insupportable à élaborer en un temps aussi court. Après la sidération apparaissent inévitablement les fuites. Ce que le psychisme du patient a pu tenter de court-circuiter le jour réapparaît la nuit avec la baisse de la conscience vigile. Les cauchemars surviennent, répétant souvent inlassablement, nuit après nuit, la situation traumatisante comme pour en désamorcer la charge. Cependant, ce travail onirique peut à son tour devenir traumatisant et persécuteur. L’insomnie apparaît alors comme une tentative supplémentaire pour bloquer la masse dangereuse, pour ne pas en rêver...

 

Marie Pezé, Le deuxième corps

          pont8.jpg

La baisse de régime du patient est toujours très visible. Fatigue? Dépression ? Elle témoigne des quantités d’énergie vitale englouties dans la lutte contre la masse dangereuse. Si le patient semble décrocher de ses investissements antérieurs, c’est qu’il a besoin de toute son énergie pour contenir sa peau trouée. Il n’est pas rare que des décharges comportementales ou des attitudes caractérielles agressives apparaissent, proportionnelles à la violence interne qu’a déclenché le trauma.

Enfin, si le patient n’a pas trouvé, en lui ou sur sa route, les moyens de donner un sens au choc subi, les désorganisations sévères (infection grave, choc allergique brutal, décompensation d’une pathologie sous-jacente) vont témoigner de l’effondrement des défenses organiques après l’effondrement des défenses psychiques....

 

Le symptôme douloureux est une maladie coûteuse sur le plan social...

De manière paradoxale, on exige du patient qu’il soit autonome, qu’il se prenne en charge, lui barrant l’accès au mouvement de régression si précieux dans le processus de guérison...

 

Les symptômes sont adressés à une écoute...

Car le symptôme, qu’il soit psychique ou somatique, est l’objet d’un investissement de la part du patient. Un patient établit avec lui des relations très intimes. Il fait partie de son histoire, de son identité. L’élimination ou la modification d’une symptomatologie équivalent à une perte et peuvent entraîner un épisode dépressif... Certains symptômes peuvent nous perdre, d’autres nous tiennent debout...

 

Travail sous contrainte de temps, harcèlement, emploi précaire, déqualification, chômage sont le lot quotidien des patients de la consultation qui désormais, signe des temps, s’appelle Souffrance et Travail...

Marie Pezé, Le deuxième corps

                  banquise.jpg

Le travail est une donnée sociale qui participe par ses formes d’organisation à la construction ou à la déconstruction de notre société en affectant profondément ses règles de fonctionnement, en bousculant les représentations de ses membres et leur comportement...

Si le travail comporte toujours une dimension de peine et de souffrance, il peut aussi être un puissant opérateur de construction de la santé...

On perçoit alors la centralité du travail dans les enjeux de la construction identitaire dès lors que le regard des autres, pairs et supérieurs, joue son rôle narcissisant ou laminant....

La construction de l’identité est tributaire du regard d’autrui, dans le champ amoureux comme dans le champ social...

 

Toute variation à la baisse du statut social (perte de revenu, chômage, accident de travail) peut immédiatement remettre en cause l’identité sexuelle durement acquise. De même que toute modification de l’économie amoureuse peut faire vaciller les défenses adaptatives au travail...

Travailler à des gestes vides de sens façonne de soi une image terne, enlaidie, misérable. Quand le geste n’exprime plus rien, il permet de ne plus penser...

La sous-utilisation du potentiel personnel de créativité est une source fondamentale de déstabilisation de l’économie psychosomatique...

 

Le déficit de reconnaissance du travail accompli, l’exercice solitaire dans une organisation du travail atomisée, engendrent chez tous la même souffrance, les mêmes défenses...

La fatigue peut aussi trouver son origine dans l’inactivité, l’activité monotone, dans l’effort de volonté qu’exige une tâche exécutée sans plaisir....

Marie Pezé, Le deuxième corps

                  iceberg2.jpg

Les suicides et les tentatives de suicide sur les lieux de travail sont apparus dans la plupart des pays occidentaux au cours des années 1990...

Dans la réalité, les suicides sur les lieux de travail se produisent dans des milieux sociaux très différents : hôpitaux, établissements scolaires, BTP (Bâtiment et travaux publics), industries électroniques, services bancaires, nouvelles technologies, services commerciaux d’entreprises multinationales, etc...

La direction de l’entreprise cherche à se défausser de ses responsabilités en imputant, en général, le geste suicidaire à un «terrain» dépressif ou psychopathologique propre au suicidant, ou à des conflits affectifs dans la sphère privée.

 

Les collègues, souvent bouleversés, font preuve d’une réticence fuyante à parler, parce qu’il faut revenir sur des événements fortement anxiogènes.

Les organisations syndicales, les CHSCT (Comités d’hygiène sécurité et condition de travail) se trouvent face à des questions pour lesquelles ils ne sont pas suffisamment outillés...

Que la morbidité psychiatrique et les gestes suicidaires soient fréquents dans les populations touchées par le chômage, on peut le comprendre. Mais que le suicide soit une issue à des problèmes de travail chez des ouvriers et des techniciens aussi bien que chez des infirmiers, des médecins, des enseignants ou chez des cadres supérieurs, voilà de quoi jeter le trouble dans la pensée...

 

L’ambivalence vis-à-vis de l’exploration du phénomène du suicide au travail se retrouve aussi au niveau des pouvoirs publics et de l’Etat qui arguent du faible nombre de suicides au travail pour en minimiser la signification et éviter que la question, en émergeant, fasse apparaître la responsabilité des politiques publiques dans l’apparition de ce nouveau fléau.

Un seul suicide sur les lieux de travail, ou manifestement en rapport avec le travail, signe la déstructuration en profondeur de l’entraide et de la solidarité, c’est-à-dire une dégradation très avancée du vivre ensemble dans toute la collectivité...

L’absence de réaction collective immédiatement après le suicide peut avoir des conséquences désastreuses... Que signifie le silence ? Si tant est que le suicide soit un acte de mise en accusation indiquant que le travail est en cause dans l’issue fatale, l’absence de réaction signifie, de facto, que rien ne sera fait pour élucider le message, que rien ne sera fait pour transformer l’organisation du travail et en extirper ce qui peut conduire au suicide. Mais, de surcroît, cela signifie ni plus ni moins que la situation demeurant inchangée, le risque perdure...

 

Il n’est pas rare (de nombreux cas ont été recensés) qu’un suicide aggrave tellement brutalement la dégradation de l’état du tissu social de l’entreprise que, dans un délai bref, un autre, voire plusieurs autres suicides, suivent...

Dans la conjoncture en cause dans un suicide au travail, l’intervention de la police judiciaire ou d’un expert nommé par le procureur a un effet libérateur sur la parole et la conscience...

 

Christophe Dejours et Florence Bègue, Suicide et travail : que faire ?

                  iceberg1.jpg

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce ne sont pas uniquement des «bras cassés» qui se suicident au travail. Un certain nombre d’entre eux, au contraire, sont des travailleurs très impliqués dans leur travail...

Le suicide succède alors, en général, à une disqualification de la contribution que l’individu apporte à l’entreprise et du mérite qui est le sien.

Cette disqualification prend souvent la forme d’une disgrâce. Du jour au lendemain, l’attitude de la hiérarchie bascule vers le dénigrement, les critiques péjoratives, l’hostilité, la discrimination, l’exclusion, voire le harcèlement...

Toutes les études épidémiologiques le montrent : la privation de travail, le licenciement, le chômage de longue durée, augmentent considérablement le risque de décompensation psychopathologique (alcoolisme, toxicomanie, dépression, violence, suicide, etc.)...

Si les pathologies mentales en rapport avec le travail s’aggravent actuellement, à ce point que des hommes et des femmes en viennent à se suicider jusque sur leur lieu de travail, c’est que l’organisation du travail a dû se transformer...

Les nouvelles méthodes de gestion seront introduites dans la citadelle du travail pour en évincer le système des valeurs associé au travail.

 

En quoi la nouvelle doctrine de gestion est-elle un cheval (de Troie) ? Parce qu’elle se présente essentiellement comme un moyen d’augmenter la rentabilité grâce à à la mise en place de «centres de profits»...

 

La flexibilité (recours à la sous-traitance, à l’intérim et aux contrats à durée déterminée) a effectivement permis de dégager des marges bénéficiaires, d’affaiblir le pouvoir de résistance des salariés et des métiers, et d’introduire la précarisation et les licenciements...

De reconnaissance en reconnaissance, l’individu peut sentir son identité s’accroître, se raffermir, se consolider...

 

Or l’identité est l’armature de la santé mentale...

 

La multiplication actuelle des suicides au travail ne résulte pas seulement des injustices, de la disgrâce ou du harcèlement. Elle résulte principalement de l’expérience atroce du silence des autres, de l’abandon par les autres, du refus de témoigner des autres, de la lâcheté des autres...

A la fin, nombre de salariés sont conduits, nolens volens, à trahir l’éthique professionnelle, puis à faire aussi l’expérience de se trahir soi-même. C’est l’une des causes majeures, actuellement, de la dégradation de l’estime de soi et de l’accroissement des sentiments de malaise et de dépression dans le monde du travail...

Agresser, harceler, persécuter peuvent être de multiples façons de maîtriser sa peur, son angoisse en la déchargeant ailleurs...

 

Le management par la pression a ses limites, mais ses effets sont terribles : les menaces et les contrôles systématiques intoxiquent les relations entre ouvriers, exacerbent les tensions et les rivalités. Au-delà d’un certain niveau, ils détruisent le moral des agents...

Les énergies se libèrent de façon désordonnée et destructrice, on ne se parle plus, les valeurs sont bafouées, on en vient bientôt aux passages à l’acte...

Le collectif apaise, ramène du vivant, du lien, de l’ouverture, de la respiration.

 

Christophe Dejours et Florence Bègue, Suicide et travail : que faire ?

 

    

 

 

        L'Ensauvagement

 

 

Émission réalisée le 28 mars 2006      

Thérèse DELPECH 

Professeure agrégée de philosophie et chercheuse associée au Centre d'études et de recherches internationales(CERI, FNSP), membre de l'institut international d'études stratégiques de Londres. 

L'Ensauvagement. Le retour de la barbarie au 21e siècle, Grasset, 2005.

 

        

 

Rapprocher la politique de l’éthique est un devoir envers les vivants. Mais c’est aussi un devoir envers les morts...

Dans des circonstances où la maîtrise du destin des nations et des individus paraît de plus en plus fragile, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un sentiment de vulnérabilité domine, surtout quand on ne peut plus ignorer la sauvagerie dont l’histoire est capable...

 

La négation des catastrophes a dans le monde occidental une longue tradition. Il n’a pour ainsi dire rien vu venir...

 

Une sauvage indifférence aux êtres humains, telle est la plus importante régression du XXe siècle. Quatre années dans les tranchées de la Grande Guerre ont produit des êtres «las, déprimés, sans racine et sans espoirs»...

Le propos de Diderot selon lequel il est beaucoup plus facile pour un peuple éclairé de retourner à la barbarie que pour un peuple barbare d’avancer d’un seul pas vers la civilisation a été illustré de façon tragique.... 

 

On se demande parfois d’où peut venir la confusion des idées que l’on dénonce si souvent. Puis on relit certaines pages de grands intellectuels européens. Et on se pose alors une autre question : comment ont-ils pu écrire de telles absurdités ?

Après un certain temps, les deux interrogations finissent par s’accrocher. La corruption des gouvernements commence toujours, aujourd’hui comme au temps de Montesquieu, par celle de leurs principes, mais la corruption des principes doit être relayée par les élites pour trouver une forme de légitimité...

Nous ne croyons pas suffisamment à nos valeurs pour les enseigner et moins encore pour les défendre, telle est la racine du problème, que les terroristes n’ignorent pas. C’est même l’une des raisons principales pour lesquelles ils sont convaincus qu’ils finiront par l’emporter...

 

Thérèse Delpech, L’Ensauvagement. Le retour à la barbarie au XXIe siècle

          jcd.jpg

La dépendance à l’égard des technologies ne cessant de croître et celles-ci augmentant à un rythme dont plus personne ne peut suivre le cours, le XXIe siècle possède une fragilité particulière...

L’ordre du XXe siècle était injuste et oppressant. Il reposait dans toute une partie du monde sur l’hypertrophie de l’Etat. Au nom de la Realpolitik, cet ordre soumettait une grande partie des peuples de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique du Sud à des régimes qui reniaient tous les principes fondateurs des sociétés démocratiques....

La méconnaissance des adversaires est toujours grave, mais elle risque vite d’être fatale quand il s’agit d’armes nucléaires...

Un des grands dangers est en effet l’habitude que l’on a prise de vivre dans un monde nucléarisé dont on ne mesure plus les dangers, parce qu’on pense les connaître trop bien...

 

Thérèse Delpech, L’Ensauvagement. Le retour à la barbarie au XXIe siècle

                                    ecosse8.jpg

Les interrogations les plus douloureuses sur l’avenir sont ainsi celles que produisent les époques troublées, qui ont connu des cataclysmes naturels ou politiques, et qui sont dans l’attente de métamorphoses ou d’apocalypses...

Quant à l’avenir, il paraît si profondément déstructuré que les desseins sont tous vulnérables, comme la paix est précaire.

 

La promesse d’avenir est ce qui fait le plus défaut au monde contemporain, dont la conscience a un caractère crépusculaire. L’Occident devrait comprendre mieux que toute autre partie de la planète ce qui est en cause dans ce crépuscule, car il connaît les signes du déclin et possède des catastrophes une expérience séculaire. Ayant longtemps contribué à donner au monde sa forme intellectuelle, il ne peut ignorer que le chaos des idées est plus alarmant encore quand on le voit à l’œuvre dans les sociétés occidentales...

 

Au moment où la religion fait un retour fracassant sous des formes violentes et destructrices, ce serait un immense progrès de s’interroger sur le vide spirituel qui mine nos sociétés, et sur les déséquilibres psychiques qui accompagnent ce phénomène. Si l’on ne parvient pas à trouver une harmonie nouvelle entre le rationnel et l’irrationnel, les excès de l’un comme de l’autre - à présent, plus probablement ceux de l’irrationnel - peuvent à nouveau produire des catastrophes collectives...

 

Thérèse Delpech, L’Ensauvagement. Le retour à la barbarie au XXIe siècle

   ecosse9.jpg

Les questions qui ont agité l’humanité pendant des siècles sur la liberté humaine, le sens de l’histoire, la responsabilité politique, sont toutes devenues suspectes. Elles n’ont pas pour autant disparu, mais depuis la fin du XIXe siècle, la politique semble n’avoir d’autre but qu’elle-même - c’est-à-dire l’exercice du pouvoir - ou le développement de l’économie.

Adam Smith avait annoncé les périls qui guettent les nations où priment les intérêts économiques : «Les intelligences se rétrécissent, l’élévation d’esprit devient impossible... et il s’en faut de peu que l’esprit d’héroïsme ne s’éteigne tout à fait.» Il conclut, comme nous pourrions le faire : «Il importerait hautement de réfléchir aux moyens de remédier à ces défauts.»

 

En effet. Car il vient un moment où la faiblesse de l’intelligence et de la volonté ne permet plus de saisir non seulement les responsabilités que l’on a dans les affaires du monde, mais encore ses propres intérêts de sécurité. On ne s’étonne pas assez de cette évolution. Car dans toute l’histoire de l’humanité il n’est pas d’époque où les dangers de la politique et les limites de l’économie aient été l’objet de démonstrations aussi brutales. Il n’en est guère non plus où l’éthique ait été présente de façon plus évidente au cœur de l’action publique. La question centrale posée par le totalitarisme était celle de la liberté humaine, de la négation de l’individu, de la capacité de résistance à la terreur et du meurtre de masse...

 

Dans un monde sans direction, qui va à vau-l’eau et travaille dans le vide, la liberté humaine n’a peut-être pas grand sens. Mais si l’on évoque le paroxysme de violence des nouveaux terroristes ou l’excès de cupidité de réseaux clandestins vendant au plus offrant tous les composants de l’arme nucléaire, chacun comprendra que l’on s’interroge sur le monde qui est ainsi en préparation, mais aussi sur ce qui l’a conduit sur ces dangereux rivages...

 

Thérèse Delpech, L’Ensauvagement. Le retour à la barbarie au XXIe siècle 

             ecosse5.jpg

Le sens de la continuité historique paraît avoir été perdu. Les rescapés de la guerre froide ressemblent à ceux de la Révolution française, qui avaient conscience de se trouver «au milieu des débris d’une grande tempête» mais craignaient leurs souvenirs et parlaient rarement d’eux-mêmes. Balzac leur fait dire qu’ils s’étaient «oubliés».

Cet oubli, plus accablant en 2005 qu’il ne l’était au début du XIXe siècle, fait partie de l’ensauvagement des consciences contemporaines. Il les protège d’une crise morale sans précédent qu’elles traverseraient toutes, mais qui serait particulièrement vive dans des pays comme la Russie, la Chine ou le Cambodge, dont les tragédies passées sont les moins supportables...

 

Ceux qui ne mesurent pas la puissance explosive des émotions collectives enfouies dans la mémoire et qui pensent que tous ces malheurs seront surmontés avec la vieille recette de Guizot : «Enrichissez-vous !», remise à l’ordre du jour par la mondialisation, ne connaissent ni la force de l’inconscient, ni celle du refoulement, ni surtout celle de la vérité quand elle finit par triompher...

 

La régression politique, culturelle et morale fait désormais partie de notre horizon politique ; la déshumanisation dont nous sommes les héritiers est une menace pour notre survie ; la mémoire des crimes est une condition de la sécurité internationale...

 

Ce que l’humanité éprouve aujourd’hui à l’égard du temps, c’est l’effroi que décrivait Pascal en contemplant l’immensité de l’espace. Nous avons peur de ce dont nous sommes capables. Plus encore que la limitation des ambitions et l’égocentrisme des sociétés occidentales, c’est leur profonde détresse qui frappe. La tristesse du cœur continue de définir notre époque...

 

Il faut sortir la question éthique de l’engourdissement où elle se trouve plongée. Plus le monde devient violent, chaotique et incompréhensible, plus le besoin de résoudre cette question s’affirme dans les consciences...

 

L’humanité détient aujourd’hui, plus encore qu’au XXe siècle, la capacité de servir le côté le plus destructeur de la psychologie humaine. Elle peut aussi prévenir la combinaison fatale entre les moyens technologiques dont elle dispose et les penchants nihilistes qui sont issus de la détresse contemporaine.

 

Thérèse Delpech, L’Ensauvagement. Le retour à la barbarie au XXIe siècle

 

       

 

 

                        ge3.jpg

 

Pour me joindre, cliquez sur "contact" en haut de la page