Créer un site internet

Emissions de Radio & Thématiques 3

Inspiration et Réflexion

 

            Uni1

 

- Pour écouter l'émission de radio  Planète Féministe, vous pouvez cliquer sur le lien ci-dessous ou aller sur la page "Ecouter l'émission" de ce site

https://audioblog.arteradio.com/blog/182081/emission-de-radio-planete-feministe#

   

            Sommaire 

 

   1- Le  M L F

   2- La Philosophie

   3- Le Différend des sexes

   4- L'Egalité des sexes

   5- La Différence des sexes

 

           Fv3

        

 

Le Mouvement de Libération des Femmes

   

FAURE Christine, Sociologue, directrice de recherche au CNRS.

Encyclopédie politique et historique des femmes, sous la direction de C.Fauré, PUF, Paris, 1997.

Émission réalisée le 17 novembre 1998

 

PICQ Françoise, Docteure d’État en science politique et enseigne à l’université de Paris-Dauphine.

Libération des femmes. Les années mouvement, Seuil, 1993.

Émission réalisée le 06 juin 2000

 

LABORIE Françoise, Sociologue, chargée de recherche au GEDISST (CNRS).

Dictionnaire critique du féminisme, sous la direction de Helena Hirata, Françoise Laborie, Hélène Le Doaré, Danièle Senotier, PUF, 2000.

Émission réalisée le 30 janvier 2001

 

PAILLER Aline, Journaliste et ancienne députée au parlement européen.

Femmes en marche, éditions Le temps des cerises, 2001.

Émission réalisée le 15 janvier 2002

 

ROCHEFORT Florence, Historienne, chargée de recherche au CNRS, et membre du comité de rédaction de la revue Clio Histoire Femmes et Sociétés, et, KIAN-THIEBAUT Azadeh, Maîtresse de conférences en sciences politiques à l’université Paris VIII et chercheuse au laboratoire du Monde Iranien de CNRS.

Le siècle des féminismes, préface de Michelle Perrot, sous la direction de Éliane Gubin, Catherine Jacques, Florence Rochefort, Brigitte Studer, Françoise Thébaud, Michelle Zancarini-Fournel, Les Éditions de l’Atelier, 2004.

Émission réalisée le 30 mars 2004

 

DEUDON Catherine, Photographe.

Un mouvement à soi. Images du mouvement des femmes 1970-2001, syllepse, 2003.

Émission réalisée le 15 février 2005

 

ZELENSKY-TRISTAN Anne, Présidente de la ligue du droit des femmes co-fondée avec Simone de Beauvoir en 1974, professeure agrégée d’espagnol.

Histoire de vivre. Mémoires d’une féministe, Calmann-Lévy, 2005.

Émission réalisée le 06 septembre 2005

 

COLLIN Françoise, Philosophe et écrivaine, rédactrice des Cahiers du Grif.

Parcours féministe, entretien Irène Kaufer, Editions Labor, 2005.

Entretien réalisé le 06 juin 2006

 

   

L’émergence du mouvement féministe à la fin des années 1960 constitue une période fondamentale dans l’histoire du XXe siècle. Tout un ensemble de transformations sociales, politiques, économiques et culturels convergent, à ce moment précis, vers un nouvel équilibre politique dans la société...

Le mouvement de libération des femmes en France semble donc directement lié au mouvement étudiant des années 1960 et plus particulièrement aux événements du mois de mai 1968. Avec l’irruption révolutionnaire, le changement devient possible.

Ce mouvement est apparu publiquement, pour la première fois, le 26 août 1970, à l’Arc de Triomphe où des femmes ont déposé une gerbe à la femme du soldat inconnu, en utilisant quelques formules célèbres «un homme sur deux est une femme» ou «il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme».

Marie-Anne Juricic, Mémoire de DEA de sociologie du pouvoir-Politiques, Institutions, Sociétés, Continuités et ruptures du féminisme : la nouvelle génération de féministes, 1997, Université Paris 7 Denis Diderot.

    uni8.jpg   

Que serait-il advenu de moi sans mai 1968 et le Mouvement des femmes ?

Le livre d’Andrée Michel a été mon fil d’Ariane. Les choses tout à coup se sont accélérées. Je lui ai écrit. Elle m’a répondu et a organisé un séminaire de rencontre avec les autres femmes qui avaient réagi. Pour la première fois de ma vie, j’étais en présence de jeunes femmes féministes... Une rencontre. Féconde. D’où est sorti l’embryon du futur Mouvement, dit MLF...

Au nom de la Féminité, que de manquements au respect de soi ! Que de renoncements à la dignité ! Notre propos n’était pas tant de réformer la société que de la changer...

La grenade de mai a explosé, féconde d’espérance, mais ses grains ont ensemencé une terre exsangue. Leurs fleurs poussées n’ont pas donné ce qu’on attendait...

A commencer par ce à quoi se résume souvent vulgairement mai : le gauchisme. Une poignée de jeunes gens a en effet été porteuse des idées de mai,... Mais ils ont été les premiers à en trahir l’esprit. Rien à voir entre le souffle libertaire et anarchiste de mai et les dogmes strictement marxistes-léninistes,..., que professaient, avec un sérieux comique, nos fils à papa...

Après la bataille, ils se sont diablement bien reconvertis. En se taillant de beaux fromages dans cette société capitaliste qu’ils voulaient déboulonner. Lieu commun que dire cela, mais pour certains des transfuges de mai, il est indéniable. Publicité, grande diffusion en tout genre -livres, disques, voyages, spectacles, salles de cinéma-, journalisme, marketing... vous les retrouvez là où ça rapporte gros, nos ex-lanceurs de pavés. Le vilain pouvoir, si vilipendé, ils se le sont pris....

On préfère penser que les soixante-huitards se résument à cette poignée de gauchistes... Simple écran qui occulte tous les autres, ceux qui se sont suicidés, ceux qui sont allés planter leurs choux ailleurs, ceux qui rament pour survivre sans trop s’abîmer, fidèles à leurs «idées»...

Anne Zelensky-Tristan, Histoire de vivre. Mémoires d’une féministe

        

On le sait, il y a des rencontres dans une vie. Avec une personne, une passion, ou un événement. Pour moi, ce furent «les événements». C’est ainsi qu’on a appelé la flambée de mai 1968. J’aurais pu ne pas rencontrer ce moment de l’Histoire fait pour moi. Ne pas entrer en collision avec cet astre qui m’était destiné... Et j’aurais eu à cœur le regret que tant de mes semblables nourrissent, avoir raté ma correspondance...

Je ne voulais rien rater de ce moment, que je pressentais unique et fugace...

Moi qui n’avais jamais fait de politique, qui ignorais tout de l’actualité, j’ai eu là mon baptême. Je me suis immergée dans ce jaillissement généreux d’idées et d’invention... Et je ne me doutais pas encore que mai n’était que l’antichambre de mon aventure essentielle. Que mai allait rouvrir le chemin au féminisme. Que j’en serais une des artisanes.

Mai 68 a vécu ce que vivent les roses, comme la Commune de Paris, quelque cent ans auparavant. On ne saura jamais pourquoi notre espèce consacre tant de temps à se mortifier et à se traîner dans une vallée de larmes faite sur mesure, alors qu’elle pourrait se payer plus souvent des intermèdes festifs et du bon temps...

J’ai très mal vécu la «fin» des événements. J’avais beau soupçonner que ça n’allait pas durer, en pleine poitrine il m’est allé, le coup.

Le féminisme m’a délié l’esprit et la langue. Ce sera ma lampe d’Aladin...

En octobre de cette année 1970 paraissait Partisans, avec en gros titre : «Libération des femmes : année zéro». J’avais été l’«âme» de ce numéro spécial. Une âme souvent angoissée par les retards des auteures, qui ne respectaient pas les engagements. Mais la fierté de voir s’étaler en couverture, pour la première fois, le sigle, le fameux sigle féminin. Noir sur blanc.

Année zéro. Nous croyions qu’il n’y avait rien avant nous. Que nous allions tout inventer. Nous aussi, nous tombions dans le panneau. Le syndrome de l’opprimée «sans passé»...

Anne Zelensky-Tristan, Histoire de vivre. Mémoires d’une féministe

           im10.jpg

«L’utopie n’est pas ce qui est irréalisable, mais ce qui n’est pas encore réalisé», écrit Théodore Monod...

En cet été 75, j’allais mal. Je ne me résignais pas à voir mon mouvement partir subrepticement en quenouille. Je sentais bien que l’Histoire, après nous avoir embarquées sur son char flamboyant, était en train de nous débarquer en douceur... Rien de plus poignant que ces fins de Passion, où la chute est d’autant plus rude que l’ascension fut inattendue, fulgurante. Dira-t-on jamais assez que nous, rescapés de 68, du féminisme et autres échappées hors de l’ordinaire des choses, avons entrevu une évidence : il n’était pas inévitable que le monde soit aussi foireux qu’il l’était...

La fête, le grand bazar, un manège, plein de couleurs et de chansons, ..., des idées à la pelle, la vie à pleins poumons. C’était ça, le Mouvement des femmes. Une énorme bouffée d’air, après tous ces millénaires d’oppression...

Comment s’est donc fait ce deuil des années lumière ?

Beaucoup de féministes des années 70 se sont allongées sur un divan, recrues. Epuisées après le formidable effort accompli pour relever nos petites têtes ployant sous le joug à froufrou de la condition féminine. Après les éclaireuses qui avaient ouvert le chemin, comme Simone de Beauvoir, nous étions la première génération à délaisser la grand-route du destin de femme pour prospecter les chemins de traverse de notre liberté. Nous sommes parties une poignée et par un prompt renfort, pour la première fois dans l’Histoire, nous nous sommes retrouvées des milliers.

La formidable secousse du mouvement et son reflux nous ont laissées veuves de notre rêve et inconsolées de ne pouvoir le poursuivre. Il fallait amortir le choc de l’atterrissage.

Nous sommes au début des années 80. L’ère des premiers temps du mouvement est révolue. Chaque commencement - le matin, le début de la vie, la découverte d’un être - porte une inédite promesse, un espoir assez naïf pour bousculer l’ordre des choses.

Mais, dix ans après, le temps du deuil est venu. Il n’y a jamais d’année zéro et du passé on ne fait pas table rase. Non, nous n’irons plus au bois du rêve, nous n’allons pas renverser le système, Goliath en a vu d’autres... Ce n’est que la fin d’une étape, pas la fin de l’histoire.

Anne Zelensky-Tristan, Histoire de vivre. Mémoires d’une féministe

  uni9.jpg

Les crises sont des moments privilégiés où les contradictions fondamentales sont mises à nu. Les équilibres anciens, qui ne correspondent plus à la situation, sont contestés, déstabilisés. Des mouvements collectifs se développent, qui donnent sens aux conflits. Le cours tranquille de l’évolution connaît une brusque accélération.

Le mouvement de libération des femmes a ainsi été l’expression et le moteur d’une volonté de changement dans le partage entre les sexes. Le contexte était favorable, l’économie dynamique, la culture florissante. Le progrès scientifique rendait possibles des libertés nouvelles, qui mettaient en question les rôles traditionnels.

Cet épisode singulier permet aussi d’observer la société dans son ensemble et ses transformations au cours des vingt dernières années. Parce qu’il reflète et révèle les contradictions qui la traversent, qu’il met en évidence les résistances. Parce qu’il éclaire le processus par lequel la société s’adapte, se nourrissant de la contestation désamorcée. 

Françoise Picq, Libération des femmes. Les années-mouvement 

   im11.jpg

Pour avoir participé au Mouvement de Libération des Femmes, pour l’avoir étudié de façon systématique, je me trouve simultanément dans deux positions d’observation distinctes : la proximité et la distance. La connaissance directe donne accès aux témoignages, elle permet de repérer les textes clefs, de les situer dans le jeu compliqué des contradictions variables selon les périodes, de les mettre en relation avec l’anecdote qui les éclaire ; tandis que le temps écoulé, l’expérience réfléchie, le chemin parcouru, la vigilance méthodologique apportent le recul nécessaire...

J’inscris ce mouvement dans une histoire plus longue dont il n’avait guère conscience, dans un contexte social plus vaste dont il voulait ignorer la complexité. A l’heure des bilans on peut constater les progrès et leurs limites. On peut apprécier le rôle du MLF dans ce processus et l’efficacité inattendue de son utopie.

Françoise Picq, Libération des femmes. Les années-mouvement

 

Le principe qui a présidé au rassemblement de ces textes, c’est celui de la liberté. Nous n’avons établi aucun plan préconçu. Des femmes - dont certaines sont même restées pour nous anonymes - ont spontanément choisi de parler de sujets qui leur tenaient à cœur et nous avons accueilli leurs écrits. A priori il y avait entre elles un point commun : un radical refus de l’oppression des femmes. Il en est résulté certaines convergences qui ont permis après coup de regrouper en un petit nombre de rubriques les articles que nous avons reçus. Il n’en existe pas moins entre ceux-ci de grandes différences et même parfois des contradictions. La pensée féministe n’a rien de monolithique ; chaque femme en lutte a ses propres motivations, ses perspectives, son expérience singulière et elle nous les livre à sa manière...

La lutte antisexiste n’est pas seulement dirigée comme la lutte anticapitaliste contre les structures de la société prise dans son ensemble : elle s’attaque en chacun de nous à ce qui nous est le plus intime et qui nous paraissait le plus sûr.

Simone de Beauvoir, Les Temps Modernes, «Les femmes s’entêtent», Avril-Mai 1974

  uni10.jpg

Le 20 novembre 1971, la marche internationale des femmes pour la contraception et l’avortement libres et gratuits est une manifestation mixte, où pour la première fois les nouvelles façons de faire des femmes envahissent la rue : pas de service d’ordre, un désordre joyeux, des banderoles et des ballons colorés, des danses et des farandoles, des enfants dans des poussettes, et des chansons composées sur des airs connus. Ce qui est nouveau en 1971, c’est aussi le sit-in des filles dans la rue, (répertoire d’actions hérité du Mouvement américain pour les droits civiques des années 1960), les chansons entonnées en chœur et à tue-tête et la tenue quasi uniforme des manifestantes, jeunes pour la plupart : jean, clarks, vestes de mouton retourné. Danser et chanter dans l’espace public est un indice de la libération des corps.

Michelle Zancarini-Founel, Le siècle des féminismes

 

L’Année internationale de la femme en 1975, fort chahutée par les féministes françaises, comme par les féministes suisses, donne l’occasion de poser sur le plan international, le problème de l’intégrité du corps des femmes. En 1979, le débat féministe prend en France des formes diverses qui soulignent la différenciation à l’œuvre alors au sein même du MLF : alors que se développe la défense du droit à l’avortement, le «Mouvement des femmes noires» organise une manifestation contre la stérilisation forcée en mars 1979 et annonce «Cinq heures contre la polygamie et la stérilisation forcée» le samedi 15 décembre 1979. La question de l’intégrité du corps des femmes, de toutes les femmes, ici comme ailleurs, devient centrale dans l’action des féministes. La dénonciation des mutilations sexuelles, de l’excision et de l’infibulation des fillettes africaines - comme le fait Benoîte Groult dans Ainsi soit-elle - ouvre des discussions passionnées sur les positions respectives des féministes occidentales et des féministes africaines...

En mai 1972 avaient été organisées, dans la salle de la Mutualité à Paris, les premières journées de dénonciation des crimes contre les femmes, dont le viol...

En même temps que sont dénoncées les violences contre les femmes, est revendiquée la liberté de déplacement dans la ville, à toute heure du jour et de la nuit. Le 4 mars 1978, à l’imitation des féministes italiennes, une manifestation nocturne, avec des flambeaux, occupe le pavé parisien, pour affirmer que la rue et la nuit appartiennent aussi aux femmes...

Le 8 mars 1979, une nouvelle manifestation avec le mot d’ordre «Femmes prenons la nuit», réaffirme le droit de circulation et aussi s’insurge contre le projet de rouvrir les maisons closes. La prostitution apparaît alors comme le cas le plus caractéristique de l’appropriation du corps des femmes par les hommes...

Michelle Zancarini-Founel, Le siècle des féminismes 

       im15.jpg

Le port du pantalon (impensable pour les filles et les femmes dans les lycées d’avant les «années 68») devient courant sous la forme de l’unisexe qu’est le jean, comme le montrent les photographies des manifestations féministes... Plus généralement, c’est «la liberté d’aimer» qui est revendiquée dans les années 1970... 

Cependant, la «libération sexuelle» a pris des formes dégradant fortement l’image des femmes. La question de ce qui est licite et de ce qui ne l’est pas, a été discutée par les féministes dès 1972...

Malgré les campagnes répétées contre le sexisme des affiches publicitaires, initiées dès 1974 par la Ligue des droits des femmes, et après l’échec cuisant en 1983 de la loi antisexiste préparée par Yvette Roudy au ministère des droits de la femme (1981-1986), des femmes s’affichent toujours dans toutes les tenues et dans toutes les positions sur les murs des villes et sur les abribus...

Dans un contexte de globalisation et d’hyper-libéralisme, la marchandisation du sexe, comme le développement de la pornographie dans la période très contemporaine, reflètent les ambiguïtés des effets de la libération sexuelle initiée dans les années 1970.

Michelle Zancarini-Founel, Le siècle des féminismes

 

     

 

   

Aline Pailler : Thérèse Clerc, depuis quand militez-vous ?

Thérèse Clerc : Depuis après 68. Après un an d’hésitation. En 69, le mouvement des femmes a commencé parce que la conduite des gauchistes mâles à l’école des beaux-arts en avait écœuré plus d’une. On s’est dit qu’on ne pourrait pas faire grand-chose avec eux mais que toutes seules, on pourrait peut-être commencer à changer les choses.

Aline Pailler : Ceci expliquerait que l’on ait très peu de paroles de femmes en 68 dans les archives sonores ?

Thérèse Clerc : Oui. Les hommes continuaient à officier dans leur sphère, c’est-à-dire les sphères de la tête, et nous on était les petites mains. A l’époque, j’étais une femme mariée, avec quatre enfants, dont la dernière avait huit ans. Et mal mariée. Mais y a-t-il de bons mariages ? Il n’y en a point de délicieux disait, je crois, le vieux Fontenelle. J’en avais ras-le-bol de cette vie conjugale où je n’avais aucun droit d’expression. Je me dépêchais d’amener les enfants à l’école, de faire le repas du soir pour être à peu près dans les normes. Alors j’ai commencé, d’abord à la Sorbonne...

J’ai été à Jussieu et j’entendais des discours qui m’enflammaient, moi, la petite bourgeoise de quarante ans, qui avait trimé pendant vingt ans pour élever quatre enfants... Je souffrais du mal de liberté. C’est un mal irrépressible, qui un beau jour doit exploser. Alors j’ai soulevé mon petit couvercle en entendant des choses absolument inouïes, de celles qu’on n’a jamais entendues. Inconsciemment, j’ai pris ma décision de partir de la vie conjugale...

Aline Pailler : Vous êtes toujours dans l’action ?

Thérèse Clerc : Très vite, j’ai rencontré d’autres femmes, d’abord à la librairie des femmes. Ce qui a été magnifique, au début du mouvement des femmes, c’est que nous étions deux, nous étions dix, nous étions cent, on n’avait pas de théorie. Il y avait des femmes qui venaient des mouvements et des organisations de gauche, mais la plupart des femmes disaient leur malheur...

Mais j’entendais toute cette violence, qui fait que les hommes se considéraient comme patrons du cheptel. Et là, je me suis reconnue tout de suite. C’est très curieux, comme une parole, qui vous atteint en plein cœur parce que c’est la vôtre, d’un seul coup fait solidarité et cohésion. Nous avons été à travers ce récit du corps, suffisamment fortes pour faire changer la loi Veil...

Aline Pailler : Il y a trente ans, vous ne pensiez pas que ça allait se régler plus vite tout ça ?

Thérèse Clerc : Non, c’est tellement vieux, vous savez. Ca fait des millénaires que les femmes sont bouclées, qu’elles n’ont pas le droit à la parole, qu’elles sont injuriées et battues. Il y a aussi une forme de violence et d’ironie : on se moque d’elles. C’est toujours vraiment la chair-à-se-moquer. Même dans la publicité : «on me lie, on me bat, je passe à la casserole...» ...

On a l’impression que ça fait partie des normes. Alors il faut changer...

Il y a cette violence de l’effacement, la violence de la non-existence. Tout ça, il faut le changer !

 

Aline Pailler, in Femmes en marche, Entretien avec Thérèse Clerc 

      uni11.jpg

Simone de Beauvoir avait écrit : «Les femmes ont toujours été définies par les hommes, relativement à eux». Le mouvement des femmes, par sa seule existence, protestait ardemment contre cette définition relative. En effet, les femmes refusaient désormais de se reconnaître dans les images et les mythes de la féminité fabriqués à leur intention. Elles s’opposaient fondamentalement à l’image traditionnelle de «la femme», de «la mère», de «l’épouse» et de «la ménagère».

Le double refus des féministes pouvait se résumer ainsi :

- refus d’une «nature féminine» élaborée par la société patriarcale pour justifier l’asservissement.

- refus du modèle masculin comme seul représentation de l’être humain.

Ainsi, s’opérait une revalorisation des femmes où la libération individuelle coïncidait avec le combat commun pour changer la vie...

 

Mais qu’est-ce qu’elles veulent encore ? Cette question lancinante revenait comme un leitmotiv. «Tout simplement la libération des femmes», répondaient les femmes du mouvement, qui montraient de facto que l’émancipation du deuxième sexe était loin d’être achevée et que le combat devait reprendre de plus belle et les relations entre femmes et hommes être repensées pour mieux vivre ensemble.

Marie-Anne Juricic, Mémoire de DEA de sociologie du pouvoir-Politiques, Institutions, Sociétés, Continuités et ruptures du féminisme : la nouvelle génération de féministes, 1997, Université Paris 7 Denis Diderot.

 

  

 

La Philosophie

 

COLLIN Françoise, Philosophe et écrivaine.

Le différend des sexes. De Platon à la parité, Pleins Feux , 1999.

Je partirai d’un mot. Le champ symbolique, FUS ART, 1999.

Émission réalisée le 21 septembre 1999

 

CHAPERON Sylvie, Historienne à l’université de Toulouse-Le- Mirail.

“La deuxième Simone de Beauvoir”, Les Temps Modernes, Questions actuelles au féminisme, n°593.

“Haro sur le deuxième sexe”, Un siècle d’antiféminisme, sous la direction de C.Bard, Fayard, 1999.

Émission réalisée le 05 octobre 1999

 

COLLIN Françoise, philosophe et écrivaine.

L’Homme est-il devenu superflu? Hannah Arendt, Paris, Odile Jacob, 1999.

Hannah Arendt, les Cahiers du Grif, Deux Temps Tierce, 1986.

Émission réalisée le 16 mai 2000

 

PISIER Évelyne, Professeure de droit public et de science politique à l’université de Paris I, Panthéon-Sorbone, et, VARIKAS Eleni, maître de conférence en science politique à l’université de Paris VIII.

Françoise Collin, Évelyne Pisier, Eleni Varikas, Les femmes, De Platon à Derrida. Anthologie critique, Plon, 2000.

Émission réalisée le 06 mars 2001

 

DORLIN Elsa, Philosophe au laboratoire du Centre d’Études en Rhétorique, Philosophie et Histoire des idées de l’Humanisme aux Lumières.

L’évidence de l’égalité des sexes, une philosophie oubliée du XVIIe siècle, L’Harmattan, 2000.

Émission réalisée le 05 juin 2001

 

LE DOEUFF Michèle, Agrégée de philosophie, docteure en philosophie et directrice de recherche au CNRS.

Le sexe du savoir, Alto Aubier, 1998.

Émission réalisée le 19 novembre 2002

 

PERROT Michelle, Professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 7-Denis Diderot.

Histoire des femmes en Occident (5 tomes), Perrin-tempus, 2002.

Émission réalisée le 21 octobre 2003

 

FRAISSE Geneviève, Philosophe, historienne, directrice de recherche au CNRS, ancienne déléguée interministérielle aux Droits des femmes auprès du Premier ministre en novembre 1997, actuellement députée européenne.

La controverse des sexes, PUF, 2001.

Émission réalisée le 18 novembre 2003

 

MARZANO Michela, Philosophe, chercheuse au CNRS.

La pornographie ou l’épuisement du désir, Buchet/Chastel, 2003.

Émission réalisée le 17 février 2004

 

GAILLE-NIKODIMOV Marie, Docteure en philosophie et chercheuse au CNRS, CRIGNON-DE OLIVIERA Claire, Docteure en philosophie et enseigne à l’ENS Lettres et Sciences HUMAINES de Lyon.

A qui appartient le corps humain ? Médecine, politique et droit, Les Belles Lettres, 2004.

Émission réalisée le 01 juin 2004

 

BENASAYAG Miguel, Philosophe et psychanalyste.

La fragilité, La découverte, 2004.

Émission réalisée le 29 juin 2004

 

PARAIRE Michael, Enseignant et spécialiste d’histoire de la philosophie.

Femmes philosophes, femmes d’action, Le Temps des Cerises, 2004.

Émission réalisée le 21 septembre 2004

 

FRAISSE Geneviève, Philosophe, historienne, directrice de recherche au CNRS, ancienne déléguée interministérielle aux Droits des femmes auprès du Premier ministre en novembre 1997, députée européenne.

Les deux gouvernements : la famille et la Cité, Gallimard, 2000.

A côté du genre, in Masculin-féminin, sous la direction de Nadia Tazi, La Découverte, 2004.

Émission réalisée le 05 octobre 2004

 

CUGNO Alain, Philosophe.

La blessure amoureuse. Essai sur la liberté affective, Seuil, 2004.

Émission réalisée le 30 novembre 2004

 

BENASAYAG Miguel, Philosophe et psychanalyste.

Abécédaire de l'engagement, Bayard, 2004.

Émission réalisée le 22 février 2005

 

FRAISSE Geneviève, Philosophe, historienne, directrice de recherche au CNRS, ancienne déléguée interministérielle aux Droits des femmes auprès du Premier ministre en novembre 1997, députée européenne.

Les femmes et leur histoire, Gallimard, 1998.

La différence des sexes, PUF, 1996.

Émission réalisée le 29 mars 2005

 

MARZANO Michela, Philosophe, chercheuse au CNRS.

La fidélité ou l’amour à vif, Buchet-Chastel, 2005.

Émission réalisée le 01 novembre 2005

 

GALSTER Ingrid, Professeure de littératures romanes à l’université de Paderborn.

Simone de Beauvoir : Le deuxième sexe. Le livre fondateur du féminisme moderne en situation, dirigé par I.Galster, Honoré Champion, 2004.

Émission réalisée le 15 novembre 2005

 

PENA-RUIZ Henri, Agrégé et docteur en philosophie, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris et professeur en Khâgne au Lycée Fénelon à Paris. Ancien membre de la commission Stasi sur l’application du principe de laïcité.

Grandes légendes de la pensée, Flammarion, 2005.

Émission réalisée le 03 janvier 2006

 

MARZANO Michela, Philosophe, chercheuse au CNRS.

Malaise dans la sexualité. Le piège de la pornographie, JC Lattès, 2006.

Entretien réalisé le 25 mai 2006



COLLIN Françoise, Philosophe et écrivaine, rédactrice des Cahiers du Grif.

Repenser le politique. L’apport du féminisme, sous la direction de Françoise Collin et Pénélope Deutscher, Campagne Première/ Les Cahiers du Grif, 2004.

Parcours féministe, entretien Irène Kaufer, Editions Labor, 2005.

Entretien réalisé le 06 juin 2006

                

La mythologie grecque, les légendes antiques nous ramènent à un passé lointain, incertain de l’humanité tout en nous plongeant dans notre contemporanéité car les histoires qui y sont révélées évoquent des idées et des destinées où s’entremêlent des mondes imaginaires et réels qui soulèvent les mêmes éternelles questions, réactions, passions, attentions et réflexions. C’est en ce sens que ces pensées nous importent car tout en narrant des récits de vie glorieux ou scabreux, humbles ou héroïques, des exploits, des défaites, des joies, des détresses, des enjeux, des envies, des replis, des stratégies, elles tentent de s’approcher du pourquoi des choses, je dis bien «s’approcher» car une part de mystère entoure souvent ce qui nous est donné à voir, à entrapercevoir, à sentir et à saisir.

Le fait que ces événements se soient réalisés ou aient été imaginés il y a quelques siècles voire millénaire interpelle par son aspect universel tout en reposant et éveillant à la fois l’esprit. Eloignées des tensions, des pressions, des passions, des agitations du présent et des enjeux existentiels d’antan, nous nous plaçons d’emblée en position d’observatrices : la distance dans le temps devient une quintessence pour ce qui a trait à la sérénité de la pensée qui aide à accéder à la lucidité. Et qui sait la lucidité entretient peut-être un lien puissant avec la liberté et la légèreté, pas celle de la frivolité mais celle de la simplicité, de l’efficacité et de l’allègement des pesanteurs qui permet parfois de transformer des fardeaux en cadeaux.

On peut puiser dans ces pensées mythologiques, antiques et philosophiques toutes sortes de ressources, d’exemples qui nous enchantent ou nous laissent pantoises. Mais de façon générale, elles nous interrogent autant qu’elles nous répondent, même si le miroir peut être déformé, fêlé ou usé, elles nous renvoient une image de nous-mêmes car ce qui nous arrive là en partie (bien sûr) dans notre vie, est déjà arrivé à d’autres aussi en partie depuis la nuit des temps. L’expression et la transmission des sentiments, des comportements, des faits et des aventures qui traversent les siècles nous aident à nous connaître, à nous reconnaître et peut-être à naître nouvellement et donc à exister un peu plus richement et intelligemment.

Marie-Anne Juricic

                                                                                                    de3-9.jpg

 Il n’est pas si difficile de penser la vie et le monde. Ni les grandes questions qui nous tourmentent. Venus du fond des âges, des images et des récits nous y aident. L’amour passion de Tristan et Yseut, l’envol de l’homme-oiseau Icare, le déluge qui submerge l’ancien monde, l’aveuglement d’Oedipe qui réalise son destin en voulant le fuir, l’hésitation de César avant de franchir le Rubicon, le nez de Cléopâtre, maîtresse de l’empereur de Rome...

Henri Pena-Ruiz, Grandes légendes de la pensée

                  de1.jpg

Nulle autre civilisation ne s’est à ce point passionnée pour l’art de dire, de témoigner et d’analyser ; et cela demeure sans doute le fait le plus marquant de l’hellénisme...

L’art grec est d’abord éminemment humain. Il suffit de penser à l’Egypte ou à l’Inde pour mesurer la différence. Même quand il représente des géants et des monstres, il se rapproche toujours le plus possible de la forme humaine...

Enfin, le temple grec est lui-même un monument aux lignes sobres, dans lequel la sculpture n’occupe que des emplacements bien délimités... Il n’a ni l’ambition des pyramides ni la profusion du temple d’Angkor. C’est peut-être l’idée, à première vue déroutante, qu’exprime le Périclès de Thucydide, quand il déclare : «Nous cultivons le beau dans la simplicité.»

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?

                  athenes.jpg

Des poètes se moquent des dieux, à l’occasion : ils ne sont pas pour autant engloutis sous les désastres. On a d’autant moins peur des dieux que l’on est en rapport avec eux librement, puisqu’il n’y a ni dogme ni clergé. Et, de plus, il existe des intermédiaires et des possibilités de communication - par les héros, qui sont comme des demi-dieux, et les oracles, grâce auxquels on peut demander conseil. Si l’on ajoute à cela que les dieux sont les ancêtres de nombreuses familles, et les protecteurs de telle ville, on mesure combien la distance est réduite entre le divin et l’humain....

Chacun/e sait que la Grèce a offert au monde l’expression parfaite et comme idéale de la justice et de la liberté... Et ces deux grandes idées en ont entraîné d’autres dans leur sillage. Elles ont entraîné, bien entendu, le respect des lois (que l’on a rencontré à propos de la démocratie), ainsi que le civisme et le sens du courage. Mais elles ont entraîné aussi le désir de soutenir les opprimés, de libérer les victimes, de s’exposer pour leur défense : c’est là un des titres de gloire auxquels Athènes ne cesse de prétendre. Ces deux idées, combinées ensemble, se sont donc révélées toniques et ouvertes. Elles étaient déjà ouvertures aux autres...

Les Grecs n’ont cessé de s’élever contre la violence. Ils ont détesté la guerre, l’arbitraire, le désordre.

Pour la guerre, cela est connu. Déjà chez Homère, la guerre est le lieu de l’héroïsme, mais aussi celui de la souffrance et de la mort. Arès, le dieu de la guerre, est en horreur même à Zeus...

La condamnation de la guerre traversera, en fait, tous les textes grecs. Elle est dans Hérodote, à qui elle inspire entre autres une formule célèbre : «Personne n’est assez fou pour préférer la guerre à la paix : dans la paix, les fils ensevelissent leurs pères, dans la guerre, les pères ensevelissent leurs fils»...

La Grèce a été comme mobilisée contre la violence. C’est cela qui a inspiré son respect passionné de la loi.

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?

            athenes1.jpg

Persuader : tel est bien le ressort de cette démocratie dont les Athéniens étaient si fiers, laissant la contrainte aux tyrans.

On dira que ce langage s’accorde mal avec l’impérialisme, qui étaient une tyrannie. Mais qui nous l’a dit, sinon les Athéniens, conscients de cette situation, et capables d’en dresser le constat avec une âpre lucidité. Que le tyran et l’Etat-tyran soient voués au désastre a été dit par Thucydide, et Isocrate a renchéri. A eux deux ils ont dégagé le schéma de cette «maladie», la décrivant sous une forme générale, applicable en tout temps.

Mais il faut dire encore que, sous le coup de cette expérience et de cette claire perception du mal, les Grecs ont aussi lancé l’idée de tous les accords possibles entre Etats. De même qu’Athènes a su passer l’éponge après la guerre civile et trouver pour la réconciliation entre citoyens un modèle jamais dépassé, de même les Grecs ont inventé le principe des accords, des arbitrages, des traités, des ligues, des fédérations et des confédérations. Ils n’ont pas réussi à s’unir, mais ils ont posé les principes, montré ce qu’il fallait éviter, et quelles étaient les conditions à observer. Là aussi, nous vivons de leur héritage et de ce qu’il a produit...

Ces valeurs dont on vient de cueillir rapidement les fleurs plus ou moins ouvertes sont devenues les nôtres.

Est-ce à dire que les Grecs les pratiquaient plus que d’autres peuples ? Certainement pas ! Ils violaient les lois écrites et les lois non écrites, à l’occasion, comme tout le monde. Ils avaient des esclaves, soumis par la force. Athènes eut un empire-tyrannie. Même la démocratie tourna parfois - Aristote le dit - à la tyrannie populaire. L’intolérance multiplia dans la cité les procès d’impiété. On mit à mort Socrate. Et il y eut des périodes d’opposition ethnique ou de guerres civiles - comme chez nous. Mais les Grecs avaient du moins su dire ce qui aurait dû être, et définir des valeurs.

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?

     athenes3.jpg

Sans doute beaucoup de peuples auraient admis qu’une sœur se doit d’ensevelir son frère ; mais ces peuples n’ont pas écrit Antigone. Or les sentiments se développent au contact des mots et des exemples, comme une plante qui reçoit la lumière du soleil.

Et le résultat est que ces mots et ces exemples ont grandi et proliféré chez tous les peuples qui furent en contact, direct ou indirect, avec la Grèce antique...

Mais la sensibilité, dans nos divers pays, et les habitudes de pensée, et l’effort vers la clarté, la science, la philosophie - cet effort qui n’a presque jamais cessé depuis lors - renvoient de même aux premières audaces de la Grèce en ces divers domaines.

Même si l’on arrive aujourd’hui à couper le contact avec ce moment privilégié de l’histoire de l’humanité, on ne détruira pas cette longue maturation, au cours de laquelle elle a porté ses fruits - en nous.

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?

                   de.jpg

C’est surtout Platon qui exploite l’analogie entre conception intellectuelle, énonciation et accouchement. Dans le Banquet, la théorie de l’amour à laquelle Socrate donne son adhésion est celle qu’a formulée une femme, une prêtresse, Diotime. C’est une théorie qui déplace la problématique de l’amour du plan immédiat du désir et de la jouissance érotiques, à un niveau «plus haut», celui du désir de savoir. Ce qui permet l’articulation, c’est la beauté, qualité qui appartient aussi bien au corps qu’à l’âme. L’expérience la plus courante et la plus spontanée de l’amour découle en effet de l’attrait esthétique, de l’effet que provoque un beau corps...

La vision de la beauté comme attribut d’un corps, singulier, éveille l’âme. Mais le désir ainsi suscité et qui ne commence à se manifester que sous cette forme, au lieu de rester accroché au corps, aux innombrables corps individuels et concrets, peut accéder à un objet qui ramène la multiplicité à une synthèse d’ordre supérieur : la beauté en soi. Se détournant d’une collection de corps, virtuellement infinie, le regard amoureux parvient parfois à se fixer sur l’idée même de la beauté dont les individus attrayants ne font que participer.

Et, de là, il peut bondir encore plus loin, vers une idée encore plus accomplie : l’idée d’une beauté non seulement abstraite par rapport à la multiplicité de ses incarnations, mais épurée aussi de toute connotation corporelle. Désormais capable d’apprécier la beauté des âmes, le désir, tout en restant amoureux, peut atteindre alors son objet idéal : la beauté en soi et pour soi, indépendante de toute figuration esthétique sensible et même de toute actualisation spirituelle dans une personne particulière. Ce dont le sujet sera finalement épris, c’est le principe originel du beau - ce qui fait que les choses ou les pensées sont belles. Or, cet amour aussi intense qu’immatériel, Platon ne cesse pas de le décrire avec les mots de l’érotique et, qui plus est, de la génération sexuée.

Giulia Sissa, Philosophies du genre, in Histoire des femmes en Occident, Tome 1 L’Antiquité

 de4.jpg

L’âme enfante ce qu’elle a conçu et, dans un échange assidu de parole avec celui qu’elle aime, elle nourrit son fruit. La métaphore continue, pour parler du degré le plus abstrait, l’amour du Beau en soi : l’idée de beauté est objet de contemplation, avec elle l’âme s’unit, et grâce à cette union, elle enfante. Non pas simplement des pensées, mais la vérité elle-même. Une vérité qu’elle ne cessera pas de nourrir.

L’activité intellectuelle se laisse donc représenter jusqu’au bout en termes de conception, accouchement et allaitement...

Ce qui compte n’est pas tant que la réflexion exige dès le début deux partenaires - car Diotime dit bien que l’âme destinée à la philosophie est enceinte depuis l’enfance - mais plutôt le fait que penser et enfanter sont deux expériences longues et douloureuses aboutissant à une délivrance...

Tant qu’elle ne rencontre pas la beauté, l’âme enceinte reste dans l’impossibilité d’accoucher, et cette impossibilité l’astreint à garder en elle, à porter indéfiniment et avec difficulté un fruit qui pourtant est déjà mûr. Si la beauté n’est pas là, l’âme enceinte se renferme, se pelotonne, se clôt sur elle-même. Exactement comme le corps des femmes en couches auxquelles les puissances  divines de l’accouchement ne délient pas le ventre. «C’est de là sûrement que résulte, poursuit Socrate, chez l’être enceint et déjà gros de son fruit, le prodigieux transport qui le saisit à l’entour du bel objet, parce que celui qui le possède est libéré d’une cruelle souffrance d’enfantement.»

Le moment précis où penser c’est accoucher est celui, rare et aléatoire, où l’âme enceinte et toute gonflée, alourdie, souffrante, peut enfin se débarrasser de son fardeau...

Penser c’est accoucher, à l’instant où une résistance est vaincue...

Comme une purification, la maïeutique allège l’âme de ce qui l’encombre, opinions fausses, ignorance de son ignorance, idées empruntées à droite et à gauche, doutes et apories...

Enfanter c’est parler, donc découvrir ce qui se pense en nous. Pourquoi est-ce une souffrance ? Parce que cela ne se produit ni spontanément ni par notre simple volonté : il faut une force extérieure, la beauté, ou l’intervention d’un accoucheur pour forcer/aider l’âme à livrer son contenu. Un contenu qui lui pèse, qu’elle subit, mais que, faute de bonnes rencontres, elle tend à garder en elle...

Plutarque construira toute sa théorie de la parole oraculaire sur l’idée que l’âme de la Pythie transmet le savoir divin d’Apollon comme la lune réfléchit les rayons du soleil : en ternissant son éclat...

Il faut s’y faire : les grands hommes disent du mal des femmes, les grandes philosophies et les savoirs les plus autorisés ont consacré les idées les plus fausses et les plus méprisantes à l’égard du féminin.

Giulia Sissa, Philosophies du genre, in Histoire des femmes en Occident, Tome 1 L’Antiquité

     de11.jpg

Et ce modèle idéal, comment Platon le trace-t-il ? Ici encore la suprématie indiscutée de l’idée s’affirme clairement : il le trace en cherchant au départ à définir la justice. Le modèle politique tout entier est, en effet, destiné à mieux faire voir ce qu’elle serait dans l’âme de l’individu. Morale et politique relèvent rigoureusement du même modèle : la justice, définie comme un équilibre entre des composants, y est la même ; et tout écart peut se décrire en termes semblables pour la cité ou pour l’âme...

Pour préserver cette justice ainsi définie, et pour se conformer à ses exigences fondamentales, Platon accepte pour sa cité les conséquences les plus révolutionnaires, sans reculer devant rien : féminisme (pas le nôtre!), communisme (encore moins le nôtre!), gouvernement des philosophes (pas les nôtres, non plus!), surveillance et réglementation : Platon va jusqu’au bout, sans hésiter...

Même dans La République, on a pu voir quelle ascèse marquait la montée vers la lumière du Bien et quelle joie accompagnait la découverte de son éclat. Or nul n’a mieux exprimé que Platon la merveille de cet effort. Il s’agit pour lui d’alléger l’âme, de la délier. Il le dit avec force dans le Phédon... Cette délivrance de l’âme ne se fait pas toujours sans luttes...

Aristote ouvre la porte à toutes les connaissances : logique, rhétorique, poétique, histoire naturelle, biologie, physique. De même, si Platon ramène toutes les vertus à l’idée du Bien et à la justice, Aristote se livre à une réflexion sur les mœurs et classe les vertus diverses, en introduisant de nouvelles, relatives à la vie en société ; ainsi, à côté de l’amitié, l’amabilité, l’enjouement, la libéralité... Ce qui veut dire aussi qu’à côté des vertus générales, il ouvre la porte aux vertus affectives ; de même, à côté de la justice, il accueille l’équité...

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?

                pn9.jpg

Entreprise impossible ! Tel me sembla, lorsqu’il me fut présenté pour la première fois, le projet de rassembler des biographies de femmes grecques. Mais seules les tâches «impossibles» constituent un défi et seules elles sont, sans doute pour cette raison, authentiquement excitantes pour l’esprit...

En arguant de l’impossibilité de présenter des biographies de femmes grecques, j’invoquais deux ordres de difficultés, l’un, plus général, tenant aux problèmes spécifiques à toute histoire des femmes, l’autre, bien connu des historiens de la Grèce ancienne, pour peu qu’ils se soucient de faire dans leur discours une place à la différence des sexes ou, plus directement encore, à la question des femmes. L’histoire des femmes doit-elle aussi prendre en charge les figures d’«héroïnes», que le discours général de l’histoire n’oublie pas de mentionner et dont le caractère exceptionnel a trop souvent servi à reconduire, voire à cautionner le silence généralement observé sur les autres, les femmes «ordinaires» ? La question se repose régulièrement, toujours aussi embarrassante, enjeu de discussions toujours aussi ardentes...

Car nulle figure n’est plus difficile à atteindre, nulle vie plus close sur le secret de sa quotidienneté, que ne le sont la figure et la vie d’une Grecque sans histoire, et le problème devient encore plus aigu lorsqu’il s’agit d’une femme ordinaire d’Athènes, comme si, dans la cité dont par ailleurs nous savons le plus, dans la cité même dont le théâtre, tragique ou comique, n’a cessé de faire la part belle aux personnages féminins, l’univers des femmes était resté, plus qu’ailleurs peut-être, irrémédiablement fermé... à coup sûr les hommes d’Athènes fantasment sans fin sur les femmes et le féminin, et le théâtre leur fournit une scène pour y incarner ces rêveries, mais ils ne tiennent nullement à ce que leur femme transgresse la norme étroite définissant le comportement de la bonne épouse...

Vouées, par leur statut et leur nécessaire sagesse, à un pudique voile de silence, telles furent donc, dans leur grande majorité, les épouses légitimes des citoyens...

Ainsi, autour d’Aspasie, se pressent la Diotime du Banquet, l’Artémise d’Hérodote, mais aussi Thargélia, Ionienne comme la compagne de Périclès et qui fut reine de Thessalie, et tous les modèles mythiques que les comiques assignent à celle-ci, de la belle Hélène à la puissante Héra...

S’il est vrai qu’avec Aspasie la savante étrangère, il [Socrate] s’entretenait volontiers de philosophie, il n’en reste pas moins qu’avec son épouse Xanthippè il se contentait des relations les plus conventionnelles, ne demandant pas autre chose à celle-ci qu’un comportement classique d’épouse athénienne, aussi acariâtre que finalement dévouée.

Nicole Loraux, La Grèce au féminin

                      de8.jpg

Aspasie : sans doute la plus célèbre de toutes les femmes grecques de l’époque classique, parce qu’elle fut la compagne de Périclès, qui l’aimait, et la respectait. Or, pendant quelque trente ans - disons : de 460 à 430, de la réforme d’Ephialte (réforme démocratique, qui privait le conseil aristocratique de l’Aréopage d’une partie de ses pouvoirs) au déclenchement de la guerre du Péloponnèse (opposant le camp de Sparte à celui d’Athènes) -, trente ans qui ont valu au Ve siècle avant notre ère d’être désigné comme le «siècle de Périclès», il n’était pas à Athènes d’Athénien plus puissant ou plus prestigieux que Périclès...

                                    aspasie.png

Née en Asie Mineure, la compagne de Périclès était à Athènes une étrangère et le restera jusqu’à sa mort (il semble qu’elle soit morte et ait été enterrée en Attique, auquel cas l’inscription sur sa tombe, comme sur bien des tombes de métèques - ces étrangers qui avaient choisi de vivre à Athènes, mais qui y étaient seulement domiciliés-, évoquait probablement Milet, sa patrie ionienne) ; mais seul ce statut d’étrangère, qui lui interdisait d’être l’épouse légitime de l’homme dont elle partageait la vie, donne sans doute à la Milésienne la liberté d’être une intellectuelle et la réputation, un peu sulfureuse mais exceptionnelle, qui, dans l’Athènes classique, s’attachait à son nom.

Nicole Loraux, Aspasie, L’Etrangère, L’Intellectuelle in La Grèce au féminin

                      de5.jpg

Pour la majorité de nos sources, la cause est entendue : c’est bel et bien Socrate qui fut disciple d’Aspasie, sous la houlette de laquelle il étudia la rhétorique (voire la philosophie) et apprit tout ce qui concerne l’amour.

Socrate et Aspasie, donc : faut-il s’étonner de cette rencontre ? On sait que la tradition crédite Socrate d’avoir professé qu’entre la vertu d’un homme et celle d’une femme il n’y a pas de différence...

Est-ce à fréquenter Aspasie que Socrate conçut une telle idée ? Ou fut-ce cette conviction, explosive dans une société qui réduit la vertu des femmes à la stricte observance de la chasteté conjugale, qui le conduisit à écouter les avis et les leçons de la savante Milésienne ? La question, bien sûr, restera ouverte, mais l’essentiel est la rencontre intellectuelle de Socrate et d’Aspasie et l’on ne s’étonnera pas des apparitions que fait celle-ci dans les textes des penseurs socratiques, certains la mentionnant une seule fois, comme Platon, ou plusieurs, comme Xénophon, tandis que d’autres consacrent un écrit tout entier à la figure emblématique de la compagne de Périclès - ce fut le cas d’Antisthène et d’Eschine le Socratique...

Peut-être, chez Aspasie comme chez Socrate, le thème érotique prenait-il de très précises connotations politiques et, en parlant de mariage, c’est aussi de la cité que, dans ce cas, la Milésienne et le sage d’Athènes se seraient entretenus ainsi qu’on l’a plus d’une fois supposé. Reste l’essentiel : que Socrate ait à l’évidence voulu faire savoir que c’est d’une femme qu’il tenait sa théorie de l’amour (peut-être parce que seule une femme pouvait prêter au philosophe la féminité dont il a tant besoin pour penser ?). Pour tenir ce rôle, nous ne pensons généralement qu’à la Diotime du Banquet ; mais n’oublions pas l’Aspasie d’Eschine, qui l’assumait sans nul doute elle aussi avec autant d’élégance que d’autorité...

                                                                                                 de14.jpg                                                                                         

Or, dans sa vie d’intellectuelle parmi des intellectuels et de femme libre entourée d’hommes, tout scandalisait, à commencer par l’amour que Périclès lui portait avec constance...

Je pense avec Marie Delcourt que Périclès fut effectivement scandaleux d’être «ridiculement épris» d’une Milésienne «trop instruite et trop libre». Et que, ne pouvant s’en prendre à la légère à un homme politique qui les dominait de sa stature de «premier citoyen», les Athéniens s’attaquèrent à celle par qui le scandale arrivait... 

Car il est vrai que l’amour d’Aspasie possédait Périclès et, que ce soit pour le blâme ou pour la louange, il y eut un socratique - Antisthène sans doute - pour dériver le nom d’Aspasie du verbe aspazesthai parce que son tout-puissant amant ne passait pas une journée sans embrasser (aspazesthai) Aspasie...

Reste que, pour n’avoir pas été seulement une fiction, Aspasie est bien une femme grecque en ce que ses paroles nous sont à jamais perdues. Beaucoup de discours autour d’Aspasie, sur Aspasie, mais, de ce que disait, de ce que pensait, de ce que vivait Aspasie, que reste-t-il ? 

Nicole Loraux, Aspasie, L’Etrangère, L’Intellectuelle in La Grèce au féminin

     

S’il est arrivé que quelques-unes, comme Mme de Staël, Simone de Beauvoir ou Simone Weil, échappent à l’invisibilité, c’est souvent pour être perçues comme spécimens uniques ou cantonnées à un second rôle. La longue illégitimité des femmes et du féminisme dans la vie politique et plus généralement dans la sphère publique a conduit à leur éviction de l’histoire, et de l’histoire des intellectuels plus encore.

Comme n’ont cessé de le montrer les études féministes dans différentes disciplines, c’est la question des catégories de référence elles-mêmes qui est soulevée une fois que l’on souhaite élargir sa réflexion à un corpus féminin ou à un corpus mixte. Remettre en question la masculinité supposée de l’intellectuel interroge non seulement les procédés d’occultation des femmes dans l’histoire et dans la culture mais pointe aussi le rapport ambigu de la sphère intellectuelle avec le pouvoir...

C’est bien un certain espace politique et culturel qui se dessine et s’auto-représente à travers les médias comme à travers les savoirs.

Florence Rochefort, A la découverte des intellectuelles, in Clio, Histoire, Femmes et Sociétés,  «Intellectuelles», N°13, 2001.

         Pn 1                                             

Au regard et à l’oreille de celui qui - d’un monde étranger à l’Occident médiéval - observerait, tel le Persan de Montesquieu, la sphère des attributions et activités d’une communauté humaine très lointaine, s’imposerait un silence d’avant la création du monde. Un seul sexe verbal, un seul pourvu de parole : celui des hommes, des clercs, la voix du pouvoir. Enjointe au monde du silence, mais fortement présente pour les tensions dont elle est l’origine : la femme. Dans le nécessaire partage du monde par des voix sexuées, où parlait-elle ? et si elle parlait, quelle était sa part d’écoute et de pouvoir ?

Dans cette pré-histoire de l’existence du sexe féminin sur la scène publique ... une irruption paradoxale et rassurante. A la fin du XIVe siècle : Christine de Pizan, la première «intellectuelle» du monde occidental, fille de l’astrologue du roi Charles V, rompue au savoir et accédant peu à peu aux risques de la scène publique, n’enclot pas les connaissances acquises dans sa chambre de travail...

Aimant l’étude et la vie solitaire, elle ose prendre le risque d’une reconnaissance difficile et des affrontements sur la scène publique...

                                              cdepizan.jpg

Par ses multiples interventions et ses prises de position, grâce aux acquis culturels qui lui permettent d’intervenir dans tous les domaines de la société, Christine inaugure solennellement le statut de la femme de lettres, à un moment où celui de l’homme de lettres vient à peine de se proclamer. Elle s’impose dans la production même de ses livres dont elle organise la copie et qu’elle dédicace aux grands de ce monde. Ses écrits politiques, religieux et philosophiques font d’elle une intellectuelle qui marque l’histoire de la pensée à la fin du XIVe siècle, durant des décennies du XVe siècle, au coeur de la Querelle du Roman de la Rose...

Le parti pris contre les femmes, point brûlant et crucial du débat public, engage fortement Christine vers l’apologie du sexe féminin, et son souci majeur est le «progrès de l’humanité» auquel contribuent les femmes. A aucun moment Christine ne désertera le champ de la défense des femmes et la lutte contre la tradition antiféministe.

Danielle Bohler, Un regard sur Christine de Pizan, in Clio, Histoire, Femmes et Sociétés,  «Intellectuelles», N°13, 2001.

             cm002.jpg

Une première remarque s’impose en effet : la question de la sexuation se présente toujours dans le texte philosophique comme une question des femmes, portant sur les femmes. Cette identification du sexe aux femmes renvoie au statut du sujet pensant et philosophant dont elle éclaire la position masculine, comme l’ont relevé entre autres des penseurs aussi éloignés, non dans le temps mais dans l’inspiration, que Adorno, Beauvoir ou Derrida. Elle permet aussi d’en interroger la position neutre. Cette neutralisation du sujet philosophique concerne l’ensemble des hommes (masculins) identifiés au sujet que dérange et questionne la réalité des femmes, ces «autres du sujet» posés en objets d’analyse...

La question de la virilité comme spécificité est cependant posée occasionnellement et de manière indirecte par un certain nombre de philosophes et non des moindres - Kant ou Spinoza, par exemple - quand ils s’interrogent sur la sexualité ou sur la génération : la dissymétrie du désir et la dissymétrie des positions parentales semblent même constituer les ressorts secrets du dispositif discriminant le rapport des femmes au savoir et au pouvoir. Le désir, révélateur d’hétéronomie, serait-il devenu la faille insoutenable du sujet ?

Si le sujet philosophant se définit implicitement comme sujet masculin, mais exempté dans le même temps de sa partialité d’être sexué, on ne s’étonnera pas de la position occupée par les femmes dans son dispositif de pensée. 

Il est vrai ... que l’exclusion des femmes semble être une des conditions de possibilité du discours philosophique et de son universalité, au point que ce que Françoise Héritier appelle la «valence différentielle des sexes» paraît être, au premier abord, un invariant qui défie l’histoire et l’action humaine...

Françoise Collin, Evelyne Pisier, Eleni Varikas, Les femmes de Platon à Derrida

             cm17.jpg

C’est l’énonciation répétitive d’un état de fait - la fonction ou la position des femmes dans l’organisation de la société, de la parenté, dans la religion ou même dans la pensée - qui produit l’effet d’invariance du sens accordé à la différence des sexes. Invariance mais non fixité. Car son sens ne cesse de varier d’un auteur à l’autre, voire même au sein de l’œuvre d’un même auteur...

A supposer  que l’affirmation de distinctions strictes entre hommes et femmes ne fût que «l’expression d’une peur fondamentale qui imaginerait une confusion possible entre les deux sexes», il faudrait reconnaître qu’un grand nombre de nos auteurs semblent peu ou pas concernés par cette érosion de la «nécessaire différence» des sexes...

La retraversée des œuvres nous rappelle, en dépit de nos préjugés progressistes, que, au Moyen Age et dans la modernité absolutiste, on «reconnaissait» ouvertement la nature politique de la différenciation en termes de hiérarchie des sexes. Alors que la «démocratie» l’a rendue invisible en la fondant non sur la nature des choses, mais sur la nature des femmes, de la femme : «Ils l’ont conçue aussi grande que l’homme et ils l’ont rendue leur égale alors même qu’ils conservaient le droit nécessaire de lui commander», dit Tocqueville en admirant la démocratie en Amérique...

Le discours qui énonce et régit séculairement la différence des sexes a toujours été un monologue, monologue indissociable de l’hétéronomie des femmes et de leur non-intégration à l’acte fondateur de symbolisation...

C’est peut-être l’un des enjeux centraux du siècle à venir que celui du partage de la parole, la transformation du monologue séculaire en dialogue pluriel.

Françoise Collin, Evelyne Pisier, Eleni Varikas, Les femmes de Platon à Derrida

                            rj1-2.jpg

La rencontre avec les sirènes ne fut pas seulement un épisode homérique ; du mythe au conte, il a suivi son chemin singulier jusqu’à l’époque contemporaine...

A partir du XIXe siècle, la sirène s’appelle aussi Ondine, car elle vit dans les profondeurs de la mer. Le mythe se fait conte et la puissance féminine des sirènes se fait femme, réellement. La sirène, devenue unique, même s’il lui arrive d’avoir des sœurs, séduit et se laisse séduire par l’homme terrestre. Avec le romantisme allemand et l’Ondine de Frédéric de la Motte-Fouché (que reprendra Giraudoux en 1939), La petite sirène d’Andersen (1835) et Le pêcheur et son âme d’Oscar Wilde, trois rencontres amoureuses nous sont racontées au XIXe siècle, deux du côté des sirènes, une du côté de l’homme.

La sirène est devenue femme par son corps et par son désir, la sirène est aussi devenue un être, car l’histoire peut être racontée de son point de vue, du point de vue de son désir. Ondine acquiert une âme par l’amour du chevalier, et la petite sirène d’Andersen rêve en même temps d’amour et d’âme immortelle. Car l’amour donne l’accès à l’âme, où se perçoivent les peines et les plaisirs, essentiel mélange de joies et de souffrances.

Geneviève Fraisse, La controverse des sexes

                                              sir.jpg

Vertueuse et victime, la sirène du XIXe siècle a l’âme belle mais pas d’avenir.

Laissons cependant un instant l’échec de la réconciliation après un si long temps de domination. Car le résultat compte moins que le changement de perspective ... Le point de vue des sirènes de l’Antiquité nous est pour toujours inconnu, car leur existence, tel le miroir dont se plaint Ondine, s’arrête à l’image qu’elles donnent d’elles-mêmes. La rupture de perspective avec le Romantisme tient à ce que le regard des sirènes sur l’homme, et leur demande subséquente d’amour et d’âme, est pris en compte ; pris en compte par les narrateurs masculins, tous hommes autant qu’Homère ; et pourtant ces hommes diffèrent puisqu’ils accordent aux sirènes un  droit à la subjectivité, ignoré jusqu’alors.

Quelle que soit l’image donnée de la femme, l’important ici est de prendre la mesure de la puissance des sirènes au regard de ce mélange de séduction et de  science... Mais ce savoir promis par les sirènes, les «doctes sirènes» dit Ovide, quel était-il ? N’était-il pas différent des savoirs jusqu’alors évoqués ?

Geneviève Fraisse, La controverse des sexes

                                                       sir1.jpg

Le savoir des sirènes est le savoir du temps, du temps traversé par la souffrance passée et la fécondité sans cesse renouvelée... Elles savent la souffrance mais ne souffrent pas ... Est-ce là leur handicap face aux muses ? Elles sont vaincues car elles n’occupent pas le lieu de l’inspiration, l’espace où l’homme puise la force de son art. La muse encourage l’art mais aussi lui sert de source. Jamais la sirène ne sera origine créatrice car, comme Ondine, elle est seulement «ce miroir élémentaire du monde extérieur»...

Les Muses mythologiques, comme la Muse du poète moderne, sont des amies des hommes ; jamais les sirènes. D’où l’intérêt, à mes yeux très grand, du renouvellement de la figure de la sirène après 1800. Car alors commence le déclin de la Muse dont le XXe siècle témoigne absolument : le poète ne convoque plus sa muse pour écrire, et seuls les échanges bien réels entre couples d’écrivains renvoient à une réciprocité, souvent maladroite il faut le dire, d’inspiration...

Puis le XXe siècle reprend l’histoire d’Ulysse et des sirènes dans une distance réflexive nouvelle ; du point de vue de la philosophie...

Horkheimer et Adorno situent Ulysse au cœur de l’histoire de la raison... La rencontre d’Ulysse et des sirènes raconte le début de l’histoire de la soumission de la nature, et cette soumission provoque, à travers l’épreuve d’Ulysse, «la confirmation de l’unité de sa propre vie et de l’identité de la personne». Du côté des sirènes, leur charme est un pouvoir, un art qui a encore «valeur de connaissance». Après le passage d’Ulysse, et sa maîtrise pratique de leur séduction, «leur charme est neutralisé et devient simple objet de contemplation, devient art». Art dont on sait par ailleurs qu’il est pur miroir de l’autre.

Geneviève Fraisse, La controverse des sexes

                                  sir2.jpg

L’erreur d’Ulysse, l’erreur de l’homme fut de se séparer «de la conscience d’être lui-même nature». On connaît la suite, l’Aufklärung basculant dans la barbarie...

Pourtant, l’essentiel est bien le face-à-face avec la nature, la nature de soi et l’autre nature, qui est nature et qui est femme. Les auteurs remarquent bien qu’Ulysse ne cherche pas d’autre chemin que celui qui passe devant l’île des sirènes...

Le miroir, tenu désormais par le philosophe, restitue à l’homme sa ruse sous la forme d’un vain mensonge ; et restitue à la femme la conscience de son oppression. Ce constat de l’Ecole de Francfort, car il s’agit bien d’un constat, met en cause la scène première de notre tradition...

«Est-ce que les Sirènes, comme la coutume a cherché à nous en persuader, étaient seulement les voix fausses qu’il ne fallait pas entendre ?... Il y a toujours eu chez les hommes un effort peu noble pour discréditer les Sirènes en les accusant platement de mensonge ...» (M. Blanchot, «Le chant des sirènes», Le Livre à venir).

Maurice Blanchot n’aime pas beaucoup Ulysse et croit les sirènes authentiques, hors du mensonge qu’on leur prête, hors de la ruse de l’homme : «par leurs chants imparfaits qui n’étaient qu’un chant encore à venir, elles conduisaient le navigateur vers cet espace où chanter commenceraient vraiment.»

Geneviève Fraisse, La controverse des sexes

           

Tant d’hommes - et de femmes - ont contesté la possibilité du génie féminin qu’on en oublie presque que certaines femmes furent dès l’enfance remarquables et remarquées. Très peu de femmes il est vrai, quelques sœurs de grands hommes (Camille Claudel), quelques filles bien-aimées du père (Mme de Staël), pour citer celles d’entre elles qui ont persévéré. Comptons aussi celles qui furent bien nées grâce à un parrainage illustre ou une bonne éducation (la musicienne Augusta Holmès, l’écrivaine Marie Bashkirtseff). Et puis celles qui s’arrachèrent à une grande souffrance d’enfance, la terreur de la Révolution française (la mathématicienne Sophie germain) ou l’éloignement d’un père (Anaïs Nin).

Si le génie est toujours exception, le génie féminin est exceptionnel. Tout le monde sait qu’il fut, pour cette raison même, contesté, déclaré impossible ; je dirais, impensable. La femme était une muse, une inspiratrice pour le génie masculin. Ainsi la mythologie comme l’histoire en avaient-elles décidé.

Sur cette déclaration d’impossibilité, il faut néanmoins s’arrêter. Le débat est vif et multiple au moment où la société passe de la féodalité à la démocratie, autour des années 1800. On craint, sous couvert d’une identité des droits, une trop grande similitude entre hommes et femmes, voire une confusion des sexes ; on argue alors du danger de l’égalité des sexes, on rappelle la définitive infériorité féminine. Comment ? En expliquant qu’une femme ne sera jamais aussi géniale qu’un homme.

Geneviève Fraisse, La controverse des sexes 

         sequoia.jpg

La femme est la muse et l’homme est le génie ; ce partage classique ne souffrira pas de mise en cause et rares seront les exceptions. Il faut un miracle pour que deux génies coexistent sans que l’un devienne le miroir de l’autre...

Virginia Woolf tente une analyse, sans doute la plus exigeante que je connaisse, dans Une chambre à soi (1929). «Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroirs, elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l’homme deux fois plus grande que nature.» ...

En général, on retient d’Une chambre à soi la demande de vraies conditions matérielles, une chambre et 500 livres de rente, l’espace et l’argent. On voit moins qu’il s’agit de tourner le dos «aux théories sur les aptitudes des femmes» pour parler au contraire de la création elle-même. A la différence de Mme de Staël, obsédée par l’ «opinion», entendez l’opinion publique, le regard social sur la femme d’exception, Virginia Woolf, tout aussi consciente de l’obstacle social, mais moins politique, répond par la pratique et le travail intérieur. Le génie féminin ne risque plus d’être une femme publique car la «chambre à soi» sera l’abri de la transgression....

Madeleine Pelletier affirmait que «le refus du génie aux femmes est le premier retranchement de ceux qui ne veulent pas qu’elles se fassent une place dans la société» ...

Accéder à  l’originalité, «faire sa loi», «croire en soi», pour que le génie femme soit une merveille et non une monstruosité : l’originalité n’est pas la folie. Mais on imagine à quoi peut servir la thèse de Lombroso : l’idée d’associer le génie et la folie, propre à l’époque contemporaine, peut être néfaste aux femmes, transformant leur originalité en maladie. Exemple entre tous, celui de Camille Claudel, enfermée sans être folle ; ou même Madeleine Pelletier, envoyée finir ses jours en hôpital après une condamnation pour avortement. Tel est le nouveau moyen de nier la possibilité du génie féminin : le qualifier de folie.

Geneviève Fraisse, La controverse des sexes

          im17.jpg

Socrate détestait les grands débats où l’habileté trompe son monde...

Il [Socrate] pratique, comme il dit, la maïeutique, c’est-à-dire qu’il aide ceux à qui il parle à accoucher de pensées meilleures. Cela ne peut se faire qu’avec beaucoup de patience, et beaucoup de soin, à coup d’objections, de répétitions, de retours en arrière...

De plus, le ton de son enseignement, ou plutôt de ses entretiens, déroute par la simplicité même des exemples auxquels il renvoie sans cesse...

Dans le principe de ces interrogations, dans le choix des interlocuteurs, dans le choix des exemples, Socrate a, si l’on peut dire, ouvert la philosophie à tous et lui a donné un ton nouveau par lequel elle s’adresse à eux, de façon urgente et directe, pour les mener au bien...

Or le soleil est dans le monde visible l’équivalent de l’idée du Bien dans le monde des idées. Et l’éducation doit opérer en nous la même conversion que connaît l’homme de la caverne, et nous habituer, peu à peu, à la lumière...

«Voir clair» avait été l’objectif passionnément visé par les Grecs, et surtout à Athènes... Et cela supposait une certaine distance prise par rapport aux désordres trompeurs du vécu : soudain, ce même objectif est devenu une exigence si absolue qu’elle s’est muée en doctrine métaphysique, et que le réel tout entier est devenu obscur au regard de la vraie clarté.

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?

   

Si la philosophie est trop abstraite, intellectualiste, elle devient insipide, insignifiante, inaccessible voire répulsive. Elle palabre mais ne parle pas ou plus à qui veut bien l’entendre ou la comprendre. Elle demeure attractive lorsqu’elle reste limpide, gratifiante, à portée de toutes/tous et correspond à une philosophie de vie choisie qui se soucie de soi, du soin, du bien-être, du mal-être, des peurs, des rancœurs, des pesanteurs, des bonheurs et des malheurs ainsi que du lien que l’on entretient avec soi, les autres et avec notre environnement. Dans l’intensité de sa simplicité et de sa lucidité, la philosophie est autant un éclairage lunaire que solaire. Sans connaissances en tout genre, sans expériences diverses et partagées, sans psychologie, sans sociologie, sans méditation, la philosophie n’est point ou seulement une rhétorique pompeuse souvent scabreuse.

Marie-Anne Juricic, Extrait d’ouvrage à paraître.

          im9.jpg

Les VIe et Ve siècles avant J.-C., durant lesquels apparaissent le Bouddha et sa religion, sont une période d’intense activité spirituelle pour l’ensemble des contrées qui s’étendent de la Grèce à la Chine. En Inde, cette effervescence a commencé bien plus tôt : dès le début du IIe millénaire, les spéculations sur l’ordre cosmique, la connaissance de soi-même et le devenir des êtres priment toute autre considération...

La vie du Bouddha historique est indissociable de la légende. Le merveilleux et l’avéré s’y mêlent constamment, aussi bien que le sacré et le profane, les géographies céleste et terrestre. Avant d’atteindre le «parfait et complet Eveil», le Bouddha fut un Bodhisattva, un «être promis à l’Eveil».

Jean Boisselier, La sagesse du Bouddha

               im16-2.jpg

La doctrine du Bouddha consiste, comme il l’a déclaré lui-même dans son premier sermon, en quatre «nobles vérités».

La première est la constatation fondamentale de l’existence de la douleur. La douleur consiste dans la naissance, la maladie, la mort, la réunion avec ce que l’on n’aime pas, la séparation d’avec ce que l’on aime, la non-obtention de ce que l’on désire et dans ce qui se résume en cinq «ensemble à acquisition»...

La vérité sur l’origine de cette douleur est la deuxième des nobles vérités. Elle consiste dans la «soif» - nous dirions les «appétits».

Cette soif a trois formes : soif de «jouissance», soif d’«existence», soif d’«inexistence». La première sorte s’explique d’elle-même : les désirs sont causes de douleur parce qu’ils ne peuvent être indéfiniment satisfaits et aussi parce qu’ils attachent aux existences douloureuses. La deuxième vise l’appétit direct de ces existences. La troisième est un appétit du néant qui, pour inverse qu’il soit dans son objet, n’en est pas moins un appétit et, comme tel, un acte qui porte fruit en existence ; suicide entraîne renaissance.

La troisième vérité concerne l’arrêt de la douleur qui est l’arrêt de la soif génératrice de renaissances, associée au plaisir et à la passion, cherchant çà et là un super-plaisir.

La quatrième vérité porte sur le «chemin qui mène à l’arrêt de la douleur». Ce chemin est une «voie octuple» :

 1. Vision parfaite,

 2. Représentation parfaite,

 3. Parole parfaite,

 4. Activité parfaite,

 5. Moyen de subsistance parfait,

 6. Application parfaite,

 7. Présence d’esprit parfaite,

 8. Position du psychisme parfaite.

 La description des doctrines bouddhiques s’ordonne tout naturellement selon les quatre vérités. La représentation bouddhique de l’état des choses dans le monde est ce sur quoi se fonde la première vérité constatant la douleur. Cette représentation est une cosmologie en ce qui regarde la nature, une physiologie et une psychologie en ce qui regarde les êtres. 

Extrait de L’Inde classique, J. Filliozat, in La sagesse du Bouddha 

          hima.jpg

Alexandra David-Néel (1868-1969), exploratrice, orientaliste devenue bouddhiste, a laissé de son voyage en Extrême-Orient un Journal composé des lettres qu’elle adressa à son mari jusqu’à la mort de celui-ci en 1941. Après plus de trente ans de séjour en Asie, elle finit par rentrer, en l946, âgée de soixante-dix-huit ans, nantie d’une extraordinaire documentation, notamment photographique, qu’on peut voir aujourd’hui dans sa maison-musée de Digne.

Allant d’une lamasserie à l’autre, escortée de ses porteurs, elle a parcouru les hauts-plateaux tibétains, en quête de matériaux pour l’œuvre d’orientaliste qu’elle voulait édifier, en quête de paix avec elle-même : «Oui, quand on a été là-haut, écrit-elle à Philippe, il ne reste absolument plus rien à voir ni à faire, la vie - une vie comme la mienne qui n’était qu’un long désir de voyage - est finie, a atteint son ultime objet».

Michelle Perrot, «Sortir» in Histoire des femmes en Occident, Vol. IV. Le XIXe siècle 

  hima1.jpg 

En décembre 1924, au terme de huit mois d’odyssée à travers les montagnes du Tibet alors en grande partie inexplorées, Alexandra David-Néel (1868-1969), orientaliste française déguisée en «pèlerine mendiante», pénètre à Lhassa en compagnie de son fils adoptif, le lama Yongden. Depuis 1846, aucun Européen n’est entré dans la ville. Cet exploit lui vaudra une célébrité internationale quand elle publiera à son retour Voyage d’une Parisienne à Lhassa. Depuis 1911, elle parcourt l’Orient à pied, à travers les Indes, Ceylan, le Japon, la Corée et la Chine, écrivant à son mari des lettres publiées après sa mort (Journal de voyage, 1975).

Cette aventurière de l’esprit, au regard lumineux, est l’une des femmes exceptionnelles du siècle. Ses témoignages, ses écrits sont autant de leçons de courage et de curiosité. Le voyage érudit qu’elle pratique associe l’exploration intrépide, l’étude des langues et des textes, le pèlerinage, la rencontre de lettrés et d’ascètes.

Florence Montreynaud, Le XXe siècle des femmes 

 

                                                             im5.jpg

Baptisée «lampe de sagesse» par un maître tibétain, elle mène sa quête spirituelle aux Indes, en Chine, en Corée et au Japon. Mais c’est l’Himalaya qui l’attire et surtout le Tibet, alors interdit aux étrangers...

En 1929, elle s’installe à Digne, dans les Alpes du Sud, et elle nomme sa maison Samten Dzong (forteresse de méditation)...

Elle meurt à Digne en 1969, ayant durant toute sa vie mis en œuvre ces versets bouddhiques qu’elle avait pris comme devise : «Soyez à vous-même votre propre lumière. Soyez à vous-même votre propre refuge.»

Florence Montreynaud, Aimer. Un siècle de liens amoureux

                      im7.jpg       

La réflexion sur l’action peut conduire à distinguer les rôles que nous sommes conduits à jouer et notre personne privée. Vivre ces rôles avec distance, avec retenue, en sachant qu’on n’est jamais tout à fait ce personnage qu’on est amené à jouer...

Nous jouons des rôles, nous les tenons, ces rôles, mais parfois ils nous tiennent, et ils le font davantage souvent que nous n’en avons conscience. Le danger alors n’est-il pas de s’aliéner au rôle, au lieu simplement de le jouer en restant maître de soi, c’est-à-dire en restant à distance, intérieurement, de ce rôle ?...

Le sérieux de la fonction se fait alors esprit de sérieux, voire vanité, morgue dominatrice. Le jugement perd du recul et relève bientôt de la seule identification au rôle, tel que se l’imagine la servilité d’une sorte de mimétisme. On manque d’humour, on manque de détachement, on ne sait plus jouer...

La passion de paraître brouille autant la frontière de la personne et du personnage que la démesure de l’adhésion au rôle. Elle efface le simple plaisir de l’existence.

                                                          im12-1.jpg

Ce plaisir de l’existence, Jean-Jacques Rousseau l’évoquait en parlant du retour à soi que rend possible le sentiment de solitude. Lisons la Cinquième Promenade des Rêveries du promeneur solitaire.

«De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi. De rien, sinon de soi-même et de sa propre existence...» ...

La distance de soi au rôle qui nous échoit, ou de soi aux engagements existentiels, est à penser comme une discipline et une conquête...

Distance intérieure ne veut pas dire désengagement. Il faut bien en effet tout replacer dans l’horizon de la condition humaine commune, là où peuvent se relativiser les ombres et les lumières des rôles et des pouvoirs qui sont joués...

C’est cette difficile liberté de la distance intérieure qui, en fin de compte, peut être un fondement d’humanité et de justice.

Henri Pena-Ruiz, Grandes légendes de la pensée      

               

Il est nécessaire de rappeler l’existence d’une longue lignée de femmes philosophes qui ont marqué l’histoire de la pensée des deux derniers siècles, mais qui tombent lentement dans l’oubli.

Madame de Staël, Flora Tristan, Louise Michel, Rosa Luxemburg, Alexandra Kollontaï, Simone Weil, Hannah Arendt et Simone de Beauvoir furent des théoriciennes au sens plein et à part entière. Le sort qui leur est aujourd’hui réservé paraît particulièrement injuste. Il est lié à ce déni fréquent de la capacité des femmes à atteindre l’abstraction et la production de systèmes philosophiques complets.

Absentes des programmes de philosophie de Terminale, les femmes philosophes sont cantonnées dans le statut «d’écrivain»... On constate donc une réduction absurde de la valeur intellectuelle de femmes qui n’auraient pas mérité de figurer dans l’histoire de la pensée autrement que comme de simples stylistes de l’écriture. Mais que dirait-on de quelqu’un qui ferait de Platon un simple dramaturge parce qu’il a présenté ses textes sous forme dialoguée ou qui ferait de Nietzsche un «poète» parce qu’il écrivit Ainsi parlait Zaratoustra ? 

                                cm001.jpg

La forme moderne du mépris étant la loi du silence, nos «autorités intellectuelles» universitaires ou médiatiques font l’impasse sur le sérieux des constructions théoriques progressistes de militantes comme Flora Tristan, Louise Michel, Rosa Luxemburg, Alexandra Kollontaï et Simone de Beauvoir. Le courage de leur engagement concret apparaît le plus souvent (car c’est lui seul qu’on cite) comme le signe d’une certaine forme de naïveté, de pureté, de sincérité typiquement féminines...

Il ne s’agit pas là d’erreur d’appréciation mais de dépréciation volontaire...

Sensibles sans doute aux reproches qu’elles ont toutes essuyés au cours de leur carrière, elles ont eu à faire la preuve, plus que les hommes encore, de leurs capacités à être comprises. C’est pourquoi elles vont plus souvent droit au but dans la clarté, sans concession, en évitant volontairement les jargons entendus qui ronronnent dans les cénacles masculins où la métaphysique, diluée dans la fumée des cigares, embrume des esprits déjà atteints par les vapeurs du cognac.

Ayant choisi d’aborder les problèmes concrets, la question sociale et politique plutôt que le questionnement oiseux sur l’Etre ou le Sujet, elles sont parvenues à un très haut niveau de réflexion critique et synthétique. Il faudra donc cesser d’accorder à La République de Platon ainsi qu’au Contrat social de Rousseau le statut de textes philosophiques si on le refuse à la célèbre Prise de possession de Louise Michel ou au Deuxième sexe de Simone de Beauvoir...

Michael Paraire, Femmes philosophes, femmes d’action            

           cm005.jpg

Mme de Staël fut élevée dans l’Ancien Régime où certaines femmes acquéraient un «empire» dans leur salon et jouissaient d’un statut d’exception, avec grandeur parfois ; mais lorsqu’elle vit pleinement, la Révolution et l’Empire napoléonien se méfient d’elle, femme indépendante. On comprendra qu’elle ait le regret des Lumières tout en souhaitant cependant désormais les Lumières pour tous. Cette femme parle de sa souffrance, de sa difficulté à passer d’un monde à un autre, de la monarchie à la république ; mais elle sait aussi que «les jouissances de l’esprit sont faites pour calmer les orages du cœur»...

Et si elle est sévère pour ses contemporaines, elle le fait sans traîtrise : se sachant exceptionnelle, elle n’abandonne pourtant jamais l’idée que le sort des femmes pourrait être meilleur, que leur absence de solidarité est seulement le poids de l’ignorance et du préjugé.

Geneviève Fraisse, Paroles de femmes, in Histoire des femmes en Occident, Tome IV. Le XIXe siècle, sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot

                                         Cm 1

Depuis la Révolution, les hommes ont pensé qu’il était politiquement et moralement utile de réduire les femmes à la plus absurde médiocrité ; ils ne leur ont adressé qu’un misérable langage sans délicatesse comme sans esprit ; elles n’ont plus eu de motifs pour développer leur raison ; les mœurs n’en sont pas devenues meilleures. En bornant l’étendue des idées, on n’a pu ramener la simplicité des premiers âges ; il en est seulement résulté que moins d’esprit a conduit à moins de délicatesse, à moins de respect pour l’estime publique, à moins de moyens de supporter la solitude. Il est arrivé à ce qui s’applique à tout dans la disposition actuelle des esprits : on croit toujours que ce sont les Lumières qui font le mal, et l’on veut le réparer en faisant rétrograder la raison. Le mal des Lumières ne peut se corriger qu’en acquérant plus de lumières encore...

Les femmes privées d’esprit, ou de cette grâce de conversation qui suppose l’éducation la plus distinguée, gâtent la société au lieu de l’embellir ; elles y introduisent une sorte de niaiserie dans les discours et de médisances de coterie, une insipide gaieté qui doit finir par éloigner tous les hommes vraiment supérieurs, et réduirait les réunions brillantes de Paris aux jeunes gens qui n’ont rien à faire et aux jeunes femmes qui n’ont rien à dire...

A peine est-il certain que cet abaissement favorisât les autorités de famille ou celles des gouvernements... et les nations sans lumière ne savent pas être libres, mais changent très souvent de maîtres...

Eclairer, instruire, perfectionner les femmes comme les hommes, les nations comme les individus, c’est encore le meilleur secret pour tous les buts raisonnables, pour toutes les relations sociales et politiques auxquelles on veut assurer un fondement durable.

Germaine de Staël, De la littérature

                               Gdestael

Dans son premier essai majeur De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796) Mme de Staël (1766-1817) construit un projet théorique qui s’inscrit dans la continuité de la pensée des philosophes du XVIIIe siècle : faire de la morale le fondement de la politique...

A la trop classique théorie des passions qui régissent l’individu, Mme de Staël superpose, en effet, une classification de ces mêmes passions du point de vue de leur fonction sociale : elle entend montrer que leur connaissance est indispensable à quiconque veut fonder un gouvernement stable (gouvernement qui à l’époque lui semble devoir être une monarchie constitutionnelle)...

 Elle découvre aussi dans le fanatisme religieux de certains monarchistes un ferment de désagrégation sociale aussi virulent que la politique de Robespierre.

L’idéal politique et l’idéal philosophique rationnel de Mme de Staël se retrouvent dans la notion d’une quiétude libératrice, que seule une pratique raisonnée de la philosophie peut apporter (grâce au réconfort qu’elle fournit, et la distance qu’elle peut mettre entre nous et nos passions). Ensuite les vertus de «l’étude» sont vantées par la philosophe, car «l’âme trouve de vastes consolations dans l’étude et dans la méditation des sciences et des idées»...

A mi-chemin entre les aristocrates poudrés de Versailles et les sans-culottes du faubourg Saint-Antoine, Germaine de Staël cherchera donc à thématiser la modération comme valeur première de la philosophie politique. 

Michael Paraire, Femmes philosophes, femmes d’action 

                         pfl9.jpg

Exclue, Flora Tristan (1803-1844) le fut à plus d’un titre, fille illégitime, contrainte de quitter un époux violent, déboutée de ses droits à l’héritage paternel, elle raconte dans ses Pérégrinations d’une paria (1838), l’aventure qui fut la sienne et les situations qu’elle observa dans une Amérique du sud en proie à toutes les violences et aux déchirements de la misère. Partie seule à bord du Mexicain pour essayer d’obtenir un geste financier de son oncle paternel, elle découvre une situation sociale péruvienne terrible. Le peuple maintenu dans l’ignorance et la misère est victime tout autant de la cupidité d’une noblesse et d’une bourgeoisie décadentes que de la tyrannie de l’Eglise.

Michael Paraire, Femmes philosophes, femmes d’action

  

Je me suis toujours vivement intéressée au bien-être des sociétés au milieu desquelles le destin m’a transportée, et je ressentais un vrai chagrin de l’abrutissement de ce peuple. Son bonheur me disais-je, n’est jamais entré pour rien dans les combinaisons des gouvernants. S’ils avaient voulu réellement organiser une république, ils auraient cherché à faire éclore par l’instruction, les vertus civiques jusque dans les dernières classes de la société ; mais comme le pouvoir, et non la liberté, est le but de cette foule d’intrigants qui se succèdent à la direction des affaires, ils continuent l’œuvre du despotisme et pour s’assurer de l’obéissance du peuple qu’ils exploitent, ils s’associent aux prêtres pour le maintenir dans tous les préjugés de la superstition.

 Flora Tristan, Pérégrinations d’une paria

                                      Lb6

Mais c’est sans aucun doute avec son récit de voyage en Angleterre que Flora Tristan a accédé à la célébrité et affermi son statut de journaliste et de philosophe socialiste. Si Madame de Staël a tiré de ses voyages une certaine forme de vision comparative et nationaliste, Flora Tristan adoptera au contraire un point de vue international, faisant le lien entre la misère des peuples qu’ils se trouvent en Europe ou ailleurs...

Face à cette illusion de prospérité et de miracle économique, Flora Tristan dénonce le drame des conditions de vie des ouvriers qui meurent de pneumonie en trois mois dans des usines à gaz où l’air est irrespirable, le fléau de la prostitution qui s’abat sur les classes laborieuses et jette entre 30 et 50 000 filles sur le pavé londonien...

Mais c’est sans doute la peinture des quartiers londoniens qui est la plus saisissante. Dans le quartier des Irlandais règne une misère affreuse et l’on voit dans les ruelles de Baimbridge, juste à côté des rues les plus riches, des enfants nus dans la boue et en haillons, des vieillards dormant à même la rue et sur la paille. Dans le quartier juif règne également une misère douloureuse...

Parce qu’elle est allée dans ces quartiers, Flora Tristan peut dire quelle est la réalité de vie de ces parias de l’économie libérale : une vie sordide et misérable...

 

                                                Flora1

Ce sont les industriels en effet qui profitent de l’infériorité de la femme pour diminuer les salaires et procèdent à des licenciements abusifs. De même si les familles ouvrières sont malheureuses (scènes de ménage, alcoolisme...) c’est entre autres choses parce que la relation homme-femme est une relation de maître à esclave qui ne peut produire que de la rancune...

Pour toutes ces raisons et non pas au nom d’une hypothétique supériorité de la femme, Flora Tristan demande aux ouvriers de reconnaître leurs femmes pour égales. Ils iraient ainsi contre le faux principe de l’infériorité féminine défendu par l’Eglise, par le Législateur et par de trop nombreux philosophes (à l’exception remarquable de Fourier). L’Union ouvrière ne sera réalisée que lorsque les femmes seront les égales des hommes...

Par le projet qu’elle a imaginé dans L’Union ouvrière, la philosophe a influencé la rédaction du Manifeste du parti communiste (1848) de Marx et Engels. Des phrases comme «Prolétaires unissez-vous», «L’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire même.», «L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.» appartiennent à l’œuvre de Flora Tristan.

Michael Paraire, Femmes philosophes, femmes d’action 

 

Qu’on se représente des hommes, des femmes, des enfants pieds nus, piétinant la fange infecte de ce cloaque ; les uns accotés au mur faute de siège pour s’asseoir, d’autres accroupis à terre ; des enfants gisant dans la boue comme des pourceaux. Non, à moins de l’avoir vu, il est impossible de se figurer une misère aussi hideuse ! un avilissement aussi profond ! une dégradation de l’être humain plus complète !

Flora Tristan, Promenades dans Londres

     cm18.jpg

Issue d’un milieu provincial, Louise Michel (1830-1905) a toujours eu avec la nature un rapport privilégié. Cela apparaît dans tous ses textes, qu’ils soient historiques, politiques ou plus particulièrement poétiques. Admiratrice inconditionnelle de Victor Hugo, celle qui fut l’une des figures de proue de la Commune de 1871, partage avec le grand poète l’idéologie du progrès, l’amour de la nature et de l’humanité...

Déportée après l’échec de la Commune en nouvelle Calédonie pendant une durée de sept ans, elle aura l’occasion de côtoyer les Calédoniens et de tirer à leur contact une philosophie positive de la vie qui viendra renforcer son amour inné de la nature et du progrès. Elle assistera également au massacre d’une partie d’entre eux par les armées de la civilisation française en 1878.

L’avenir de l’humanité ne se conçoit pas du reste autrement que dans l’affirmation de l’égalité entre les sexes. Mais là, si Louise Michel s’inscrit dans la continuité d’Olympe de Gouges ou de Flora Tristan, elle se fait également plus violente dans le ton et dans l’approche du problème. Pour elle tout doit être pensé en termes de lutte et de conquête, il n’y a donc pas tant à attendre, à faire des appels et à établir des principes d’égalité qu’à les obtenir en les prenant de vive force. Dénonçant tour à tour l’éducation qui rend les filles niaises pour mieux les tromper, l’infériorité des salaires féminins, la situation de servitude de la femme par rapport au mari elle déclare : «Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine.»

Sur la question de la femme il est remarquable que Louise Michel ne se laisse pas prendre au piège du relativisme culturel.

Michael Paraire, Femmes philosophes, femmes d’action 

                                                    Louise

Très proche des théories de l’anarchiste russe Pierre Kropotkine, la révolutionnaire et philosophe expose dans Prise de possession (1888), ouvrage court mais dense et qui ne manque pas de lyrisme, sa vision du monde social. Elle commence par rappeler que contrairement à toutes les calomnies «l’anarchie?c’est l’ordre par l’harmonie»...

Pour elle l’anarchisme passe tout d’abord par une critique virulente de la république qui plaisait tant à Madame de Staël... Inutile dans ces conditions de placer ses espoirs dans le droit de vote car les intérêts populaires ne peuvent se développer sous les lois, sous les gouvernements, sous la raison d’Etat...

Ici on retrouve la tradition anti-représentative de la philosophie politique anarchiste qui réclame un exercice direct du pouvoir par le peuple, sans intermédiaire et sans pseudo-représentants (c’est la démocratie directe)...

Michael Paraire, Femmes philosophes, femmes d’action

        

Votre vote c’est la prière aux dieux sourds de toutes les mythologies, quelque chose comme le mugissement du bœuf flairant l’abattoir, il faudrait être bien niais pour y compter encore, de même qu’il ne faudrait pas être dégoûté pour garder les illusions sur le pouvoir, le voyant à l’œuvre, il se dévoile, tant mieux...

Refuse paysan, ton fils pour aller égorger les autres peuples, ta fille pour le plaisir des maîtres ou des valets ; apprend leur la révolte afin qu’ils aient enfin la sociale, la république du genre humain...

Le soleil se couche sur le pouvoir, sur la force, sur les misères éternelles. Aujourd’hui encore le charnier c’est la terre toute blonde d’épis, toute pleine d’êtres subissant ou donnant la mort quand tout déborde de vie. Oui c’est bien la même chose que toujours, mais aussi c’est bien le soir. Et sous le soleil de demain, les cris des misérables ne frapperont plus le ciel sourd, la révolte comme la tempête aura passé.

Louise Michel, Prise de possession

 

Versailles, vieille courtisane,

Sous sa robe que le temps fane

Tient la République au berceau ;

Couverte de lèpre et de crime,

Elle souille ce nom sublime

En l’abritant sous son drapeau.

 

Il leur faut de hautes bastilles

Pleines de soldats et de filles

Pour se croire puissants et forts.

Tandis que sous leur poids immonde

La ville où bat le cœur du monde,

Paris, dort du sommeil des morts.

 

Malgré vous le peuple héroïque

Fera grande la République :

On n’arrête pas le progrès.

C’est l’heure où tombent les couronnes,

Comme à la fin des froids automnes

Tombent les feuilles des forêts.

 

Louise Michel, A travers la vie 

                            cm2-1.jpg

L’internationalisme radical de Rosa Luxemburg (1870-1919) est sans doute l’un de ses engagements les plus connus. Farouchement opposée à ce qu’il y a de bourgeois dans les revendications populistes et ultra nationales, elle tente dans La Question nationale et l’autonomie (1909) de définir une attitude pragmatique par rapport à ces problèmes.

Le principe du droit des nations à l’autodétermination lui semble, lorsqu’il est érigé en principe absolu, être un principe abstrait qui masque les intérêts de classe de la bourgeoisie et peut faire se fourvoyer la classe ouvrière. Par lui-même ce principe ne dit rien, il doit donc être subordonné à l’action internationale du prolétariat. La nation, le peuple ou la volonté du peuple sont de plus et pour une large part des entités abstraites (elles recouvrent des intérêts différents en fonction des différentes classes sociales)...

L’analyse anarchiste qui s’appuie sur l’idée fédéraliste, sur le principe de l’autodétermination des peuples, apparaît donc à notre philosophe insuffisante et cela pour plusieurs raisons. Premièrement les guerres menées par des républiques alors qu’elles s’étaient libérées de leurs puissances tutélaires prouvent que l’Etat-nation n’est pas en soi une garantie de stabilité ni de paix pour les peuples (c’est le cas des républiques d’Amérique du sud). Deuxièmement les pays qui sont des fédérations ne sont pas pour autant plus justes avec leur prolétariat (c’est le cas des Etats-Unis)...

Contre Lénine et Trotski, Rosa Luxemburg affirme donc que l’alternative n’est pas dictature ou démocratie mais démocratie bourgeoise ou démocratie sociale...

Au regard de ce qui s’est passé par la suite on ne peut que reconnaître la justesse des prédictions de Rosa Luxemburg, et cela d’autant plus que le problème de toute révolution sociale, n’est pas seulement celui de la démocratie politique mais... également celui de la démocratie économique.

Michael Paraire, Femmes philosophes, femmes d’action

                                        Rosa 

Avec le degré d’évolution élevé atteint par les pays capitalistes et l’exaspération de la concurrence des pays capitalistes pour la conquête des territoires non-capitalistes, la poussée impérialiste, aussi bien dans son agression contre le monde non-capitaliste que dans les conflits plus aigus entre les pays capitalistes concurrents, augmente d’énergie et de violence. Mais plus s’accroissent la violence et l’énergie avec lesquelles le capital procède à la destruction des civilisations non capitalistes, plus il rétrécit sa base d’accumulation.

Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital

 

Seulement [Lénine] se trompe complètement de moyens. Décrets, puissance dictatoriale des contrôleurs dans les usines, sanctions draconiennes, terreur, ce ne sont là que des palliatifs. Le seul moyen de parvenir à cette renaissance : enseignement de la vie publique elle-même, démocratie sans entraves la plus étendue, opinion publique. C’est précisément la terreur qui démoralise. Tout cela mis à part, que reste-t-il en réalité ? Lénine et Trotski ont mis les Soviets, en tant que seule vraie représentation des masses laborieuses, à la place des organismes représentatifs issus des élections générales. Mais si l’on étouffe la vie politique dans tout le pays, il est forcé que, dans les Soviets aussi, la vie soit de plus en plus paralysée. Sans élections générales, sans liberté de la presse et de réunions sans entraves, sans libre affrontement d’opinions, la vie de n’importe qu’elle institution publique cesse, se transforme en une pseudo-vie, dans laquelle le seul élément actif qui subsiste est la bureaucratie...

Un tel état de choses doit accélérer inévitablement une recrudescence de la violence sauvage dans la vie publique : attentats, exécutions d’otages...

L’erreur fondamentale de la théorie Lénine-Trotski, c’est précisément qu’ils opposent, comme Kautsky, la dictature à la démocratie. «Dictature ou démocratie», voilà comment est posée la question par les bolcheviques aussi bien que par Kautsky. Naturellement, celui-ci se prononce pour la démocratie, c’est-à-dire la démocratie bourgeoise, puisque c’est l’alternative qu’il propose à la révolution socialiste. A l’inverse, Lénine-Trotski se prononcent pour la dictature, qu’ils opposent à la démocratie, et ce faisant pour la dictature d’une poignée de personnes, c’est-à-dire pour une dictature bourgeoise. Ces deux pôles opposés sont tous deux également éloignés de la véritable politique socialiste.

Rosa Luxemburg, La Révolution russe

                           cm003.jpg

Comme toutes les femmes philosophes dont nous avons étudié la vie, Alexandra Kollontaï (1872-1952) eut une existence tumultueuse...

En 1896 elle visite une usine de textile à Narva et le spectacle des 12 000 tisseurs de l’usine réduits en esclavage la choque si profondément qu’elle se met à l’étude du marxisme...

Kollontaï reproche également au Parti d’appeler à lui des ouvriers et des économistes compétents qui perdent toute vitalité dans le cadre institutionnel (effet de bureaucratisation)...

Dénonçant la bureaucratie qui paralyse toute initiative..., Kollontaï propose plusieurs solutions radicales pour se débarrasser de cette tendance au dirigisme bureaucratique : 1 - l’obligation pour les membres non ouvriers de réaliser un travail manuel 2 - l’impossibilité du cumul des responsabilités dans le Parti et les Soviets 3 - L’abolition du système de rétribution des membres du parti (qui crée une distance entre les leaders et les membres de base) 4 - l’introduction d’un système électif à tous les niveaux du parti 5 - l’introduction de la libre discussion critique et du droit de tendance 6 - la création d’une atmosphère plus amicale, moins officielle et moins cérémonieuse dans le parti (cette atmosphère existe, explique Kollontaï, entre les membres de base)...

On ne peut s’empêcher de se demander ce qui se serait passé si l’organisation de la production avait été remise aux syndicats et aux masses ouvrières plutôt qu’aux spécialistes de la planification et du Parti.

Il est remarquable en tout cas que ce soit une femme qui ait été la porte-parole de ce mouvement d’opposition et cela bien avant que Trotski ne découvre les dangers de la bureaucratisation, à laquelle il avait par ailleurs largement participé dès les premières années de la révolution.

Michael Paraire, Femmes philosophes, femmes d’action

                                                           Alexandra 

La prostitution,..., pèse de tout son poids sur les classes non possédantes. C’est ici, dans les bas-fonds obscurs et nauséabonds, que poussent ces germes funestes ; c’est dans le corps du prolétariat qu’elle plante le plus souvent ses griffes empoisonnées, et bien que son haleine fétide pourrisse toute l’atmosphère sociale, c’est d’abord pour la classe ouvrière qu’elle est un fléau.

Alexandra Kollontaï, Les bases sociales de la question féminine

 

La femme nouvelle est là, elle existe. Vous la connaissez déjà, vous êtes déjà habitué à la rencontrer dans la vie à tous les degrés de l’échelle sociale - de l’ouvrière à la femme de science, de la modeste employée à la brillante artiste... Le type féminin essentiel du passé récent était «l’épouse, la femme, résonance, accessoire, complément du mari». La femme célibataire est bien loin d’être une «résonance» ; elle a cessé d’être un simple reflet de l’homme. La femme célibataire possède son propre monde intérieur...

L’amour-jeu, est exigeant. Des êtres qui se rapprochent uniquement sur la base d’une mutuelle sympathie, qui n’attendent l’un de l’autre que les sourires de la vie, ne permettront pas que l’on torture impunément leur âme, ne consentiront pas que l’on néglige leur personnalité ou que l’on ignore leur monde intérieur...

Notre époque se distingue par l’absence de «l’art d’aimer». Les hommes ignorent absolument l’art d’entretenir des relations claires, lumineuses, ailées ; ils ne savent pas tout le prix de l’amitié amoureuse. L’amour est ou bien une tragédie déchirant l’âme, ou bien un vaudeville banal. Il faut faire sortir l’humanité de cette impasse, il faut habituer les hommes à vivre des heures belles, claires, sans lourds soucis.

Alexandra Kollontaï, La Nouvelle morale et la classe ouvrière

     

  

 

Le Différend des sexes

 

COLLIN Françoise, Philosophe et écrivaine.

Le différend des sexes. De Platon à la parité, Pleins Feux , 1999.

Émission réalisée le 21 septembre 1999

 

  cnt1.jpg

Certaines grandes questions ont fait l’objet de «disputes» philosophiques célèbres au Moyen Age : la question du sens, de la place et du rôle des sexes pourrait être la grande «dispute» du dernier tiers du XXe siècle, celle qui inaugurera le XXIe sur de nouvelles donnes. Mais il ne s’agit pas que d’une dispute spéculative : le bouleversement de la place des sexes entraîne une restructuration profonde des rapports humains qui touche tant au politique, à l’économique, au culturel, à la filiation, qu’au libidinal. Nous sommes probablement encore incapables aujourd’hui d’en mesurer les conséquences - car il n’y a pas d’avancée sans effets pervers - ou de les contrôler.

Car cette «dispute» ne porte pas sur le sexe des anges, mais des humains. Et elle comporte deux dimensions qui sont à la fois confondues et distinctes : la dimension théorique - ayant trait à la définition de l’un et l’autre sexe - et la dimension politique - ayant trait aux implications du sexe dans l’organisation de la vie privée et publique.

En s’emparant de la question, en réactivant la «dispute», les femmes, les féministes ne prétendent pas réduire la sexuation à sa dimension politique mais plutôt montrer comme elle a toujours été travaillée par un enjeu de pouvoir dont il est intéressant d’analyser les stratégies à l’œuvre dans le dispositif textuel des philosophes. Mais aujourd’hui cette question ne peut redéployer son espace de manière nouvelle que comme «différend» parlé par l’un et l’autre sexe, où s’entende enfin la parole du sexe qui ne fut jamais que définie par l’autre...

Françoise Collin, Le différend des sexes

             jma1.png

La question est alors de savoir si et comment les femmes peuvent s’approprier ce qui a non seulement été édifié sans elles mais même contre elles, pour les tenir à distance, fût-ce en les associant de manière marginale, en les associant à cela même qui les écarte, et en ouvrant ainsi en elles une faille qui les sépare d’elles-mêmes...

Tel fut le raffinement de leur supplice : qu’elles se voient elles-mêmes comme à distance. De sorte que ce dont elles manquèrent le plus, c’est d’elles-mêmes : images, toujours images, guettées dans un miroir qui ne les rassure qu’en les séparant d’elles-mêmes car dans ce miroir se tapit le regard de l’autre...

Ce montage défensif est-il à la source de la construction du savoir, et au premier chef de la philosophie ? Le philosophe est défini par Socrate comme un accoucheur des esprits et l’image de la grossesse et de l’enfantement accompagne toutes les formes de création, jusque dans les écrits de certains mystiques. Ne s’agit-il pas toujours de porter un défi à la grossesse des femmes et au défaut d’enfantement des hommes par l’enfantement des signes ?

Françoise Collin, Le différend des sexes 

             ls13-1.jpg 

Celui qui parlait au nom de tous, et d’abord au nom de tous les deux, le sujet de parole est en même temps sujet de désir sexuel. Freud l’a bien vu : se garder les femmes pour soi seul : c’est ce que voudrait le père de la horde ; se partager les femmes après le meurtre du père, c’est ce que veulent les fils. Fantasme de surpuissance, «une histoire d’orang-outang plus que d’être humain», comme le remarquera Lacan avec une ironie irrévérencieuse...

Il est évident que l’universalisme tel qu’il fut conçu et proclamé au départ est constitutivement un monoversalisme, où l’univers est amputé de sa moitié...

L’éviction des femmes de la sphère du pouvoir, du pouvoir parental au pouvoir public - c’est tout un -, va de pair avec leur éviction de la sphère du savoir et de la création. «Les femmes peuvent certes être très cultivées mais elles ne sont pas faites pour les sciences les plus élevées, ni pour la philosophie ni pour certaines formes d’art qui exigent quelque chose d’universel. Les femmes peuvent avoir du goût, de l’élégance, mais l’Idéal ne leur est pas accessible», écrit Fichte. Et Kant affirme parallèlement qu’elles sont sans doute capables du beau, mais non du sublime, lequel a rapport avec le génie dont elles sont dépourvues...

Le nombre des grandes artistes est en effet restreint, et plus encore celui des scientifiques et des philosophes. Les lieux identifiés socialement comme lieux constitutifs de la Vérité, sous quelque forme qu’elle se présente, les ignorent...

Mais c’est de tous les domaines du savoir que les filles seront longuement évincées ... de sorte qu’en France elles n’accèdent aux études universitaires, pour la première fois, qu’à la fin du XIXe siècle, et depuis quelques années seulement aux grandes écoles. Non seulement elles n’ont pas besoin du savoir pour les tâches auxquelles on les destine, mais le savoir les pervertirait. Leur éducation consiste très précisément à les éloigner du savoir et du désir de savoir. La vertu suffit.

Françoise Collin, Le différend des sexes

                    jma17.jpg

Le philosophe professionnel est le successeur du théologien, le gardien du Vrai ou de l’illusion du Vrai, caché dans le placard. Il y a cependant de nombreuses femmes qui pensent «autour» des philosophes, qui les accompagnent, les questionnent, auxquelles ils s’adressent, mais elles ne savent pas. Eux savent...

Pendant longtemps, leur éviction du domaine du savoir coïncide d’ailleurs avec leur éviction du savoir du sexe. Mais qu’est-ce qui est ainsi protégé par le secret ? Est-ce l’excès ou bien est-ce le peu ? Est-ce le phallus dans sa majesté ou bien la fragilité du pénis, comme le suggère Monique David-Ménard dans un livre récent, aux confins de la psychanalyse et de la philosophie ? Qu’est-ce que les femmes ne peuvent pas voir, ne pas savoir : est-ce l’immense ou bien le dérisoire ?

Certaines, cependant, délaissent le beau et atteignent le sublime par d’autres voies... Elles pensent, agissent, écrivent avec une autorité souveraine, bravant leurs maîtres-à-penser, les théologiens, les confesseurs, les papes, jusqu’à être brûlées sur le bûcher comme hérétiques - on pense à Marguerite Porete - à moins qu’elles ne réussissent à se glisser entre tous les interdits comme la surprenante Thérèse d’Avila...

Les images, les mots, les sons dont les femmes se nourrissent et qui les enchantent, qui sont les leurs, sont en même temps toujours quelque peu étrangers...

Mais elles ne sont pas présentes au lieu où le savoir est lié aujourd’hui au pouvoir : le projet technique.

Françoise Collin, Le différend des sexes

   ls1.jpg

La complémentarité relève d’une conception duelle des hommes et des femmes entraînant la détermination des rôles qu’ils ont à jouer comme des places qu’ils ont à occuper. C’est sous cette étiquette qu’on a pu dissimuler au cours des siècles l’injonction faite aux femmes de se tenir dans certaines limites, leur interdisant l’accès au savoir comme au pouvoir sous prétexte que leur nature propre les portait vers des tâches plus intimes, plus affectives, ou simplement plus domestiques comme le disait franchement Aristote. Kant formule la chose d’une manière plus aimable, en affirmant que dans un ménage «la femme doit régner et l’homme gouverner» mais il reconnaît que cet énoncé se dit dans le «langage de la galanterie» qui dissimule la domination masculine...

Car la complémentarité a toujours signifié que la femme est le complément de l’homme posé en préalable : celle qui fait ce qu’il ne veut pas faire ou ne peut pas faire, ce que Beauvoir a nommé «l’autre du sujet». Ce qui est propre à l’un et l’autre sexe était déterminé par l’un d’entre eux et était inscrit dans la «naturalité» supposée de la tradition. La complémentarité a signifié que les femmes feraient «complémentairement» les tâches auxquelles se soustrayaient les hommes. Gardiennes non seulement du foyer mais aussi de l’amour, gardiennes du lien, donnant de l’amour aux enfants, aux hommes, aux parents, aux vieillards, aux malades, infirmières de toutes les guerres civiles ou militaires...

Cette remise en jeu du rôle de chacun pourrait difficilement s’inscrire sous le terme de complémentarité. Car les femmes comme les hommes peuvent avoir envie de savoir ou de créer, d’exercer une profession absorbante et aussi d’aimer ou d’élever des enfants. On ne peut contraindre a priori les uns ou les autres à s’autodéterminer d’une manière exclusive en raison de leur sexe...

La «complémentarité» qui permet la vie en commun pourra alors résulter des dispositions singulières de chacun et des conjectures dans lesquelles il ou elle se trouve...

Ainsi non seulement le mot de complémentarité a été perverti par l’usage qui en a été fait, usage permettant la soumission d’un sexe à l’autre, mais c’est le fait même d’une complémentarité aux limites prédéterminées qui est réductrice, même pour ceux qui croient en bénéficier.

Françoise Collin, Le différend des sexes

                      jma6-1.jpg

La parité n’est pas la complémentarité. Ce n’est pas pour «compléter» le monde masculin que les femmes revendiquent le partage du pouvoir politique, mais parce qu’il est normal que les uns et les autres co-déterminent le présent et l’avenir de ce monde qui leur est commun...

L’affirmative action, l’action positive - en français on parle de la discrimination positive, ce qui indique déjà en quelle suspicion on tient cette pratique - est considérée comme un dispositif incontournable et recommandé par les directives européennes. C’est une sorte de «chirurgie réparatrice»...

Cette stratégie vise non une catégorie biologique mais un groupe social identifiable. Elle n’implique pas que ce groupe soit doté d’une identité définissable et immuable. Elle constate seulement qu’il existe de fait et est repérable en tant que tel. La constitution du groupe social des femmes n’est pas une invention du féminisme, ou des paritaristes, mais d’abord un produit du fonctionnement social et politique séculaire de notre démocratie, et comme nous l’avons vu, de toute l’histoire antérieure, qui a mis ce groupe en position de groupe et l’a marginalisé.

On aboutit à ce constat que c’est l’universalisme formel qui a produit la disparité, qui a produit la dualisation du monde entre hommes et femmes nécessitant aujourd’hui une initiative réactive. La parité tend au contraire à instaurer une universalité que le fonctionnement antérieur avait été impuissant à réaliser. Il faudrait donc proclamer : «universalistes, soyez paritaristes pour que l’universalisme s’accomplisse».

L’objection, qui consiste à penser que le citoyen est un individu indépendant de sa provenance, pourrait être réfutée en montrant comment depuis la fondation de la démocratie les appartenances ont été déterminantes dans l’accès à la citoyenneté...

Il est en outre assez amusant de voir présenter comme objection le fait que dans le cas d’un dispositif paritaire, les femmes n’accéderaient au pouvoir qu’en raison de leur sexe, non de leur seule compétence, ce qui pourrait être humiliant pour elles. Car on ne voit pas que les hommes qui ont jusqu’ici été élus en raison de leur sexe - puisqu’en tant que femmes dotées des mêmes qualités, ils n’auraient pas eu cette chance - se soient plaints de ce privilège et l’aient considéré comme humiliant. Chacun sait d’ailleurs qu’en matière de pouvoir de nombreux facteurs sexués, sociaux, culturels jouent un rôle déterminant et que la compétence ne vient que par surcroît...

La parité n’est pas la révolution. Elle laisse intact le système républicain et ses mécanismes. Elle tend à réparer une injustice qu’il n’a pas réussi à surmonter par son fonctionnement habituel. Il est d’ailleurs possible que la parité ne change pas grand-chose à la vie de la société civile et que les femmes au pouvoir deviennent des hommes de pouvoir comme les autres.

Françoise Collin, Le différend des sexes


        

 

 

L'Egalité des sexes

 

DORLIN Elsa, Philosophe au laboratoire du Centre d’Études en Rhétorique, Philosophie et Histoire des idées de l’Humanisme aux Lumières. 

L’évidence de l’égalité des sexes, une philosophie oubliée du XVIIe siècle, L’Harmattan, 2000. 

Émission réalisée le 05 juin 2001

 

         sol5.png

De la fin du Moyen Age aux premières décennies du XXe siècle, l’Europe d’abord, puis le monde qu’elle influençait ont été le théâtre d’une gigantesque polémique sur la place et le rôle des femmes dans la société. Du coup de gueule à l’essai en bonne et due forme, en passant par les discussions argumentées, les pamphlets, les représentations théâtrales et picturales, cette polémique a vraisemblablement mis aux prises des millions d’hommes et de femmes de par le monde, autour de la double question de l’égalité (ou de l’inégalité) des sexes, et de leur différence (ou de leur similarité).

Qu’elle soit feutrée ou violente, qu’elle prenne un tour sérieux ou cocasse, qu’elle recoure à des arguments rationnels ou à des émotions, elle s’est développée en écho aux efforts concrets des acteurs et actrices de la société pour empêcher, ou au contraire pour permettre l’accès des femmes et des hommes aux mêmes activités, aux mêmes droits, aux mêmes pouvoirs, aux mêmes richesses, à la même reconnaissance. Issue de ces luttes, les accompagnant, les provoquant parfois, les formulant, les réorientant, elle a porté sur à peu près tous les terrains, du pouvoir suprême aux relations amoureuses, en passant par le travail, la famille, le mariage, l’éducation, le corps, l’art, la langue, la religion...

Cette gigantesque polémique, dont des milliers d’ouvrages ont conservé la trace et à laquelle ont participé beaucoup d’auteurs parmi les plus célèbres, est aujourd’hui fort mal connue. Le grand public n’en a jamais entendu parler. Les étudiant-e-s et leurs enseignant-e-s non plus, dans l’écrasante majorité des cas.

Eliane Viennot, Revisiter la «Querelle des femmes». Discours sur l’égalité/inégalité des sexes, de 1750 aux lendemains de la Révolution

 

Alors viendra la révolution qui secouera tout dans ses tempêtes.  Le sexe qui se dit fort cessera de commander à celui qu’il croit flatter en le qualifiant de beau sexe et qui est réduit aux armes des esclaves : la ruse, la domination occulte. L’égalité entre les deux sexes sera reconnue et cela fera une fameuse brèche dans la bêtise humaine. Alors  l’homme et la femme pourront marcher la main dans la main.

Louise Michel, Mémoires
              sol4-1.jpg

Au XVIIe siècle la «Querelle des femmes» est à son acmé. Commencée deux siècles auparavant, elle oppose défenseurs du Sexe ( le sexe féminin sans qu’il soit besoin d’y adjoindre les qualificatifs «faible» ou «beau») et misogynes virulents. Quel en est l’enjeu ? La différence des sexes : justifie-t-elle la domination masculine et l’inégalité entre les sexes, ou est-elle le préalable à une égalité entre les sexes pensée sous le primat de la complémentarité et de la liberté des femmes ?

Le présupposé de cette querelle est donc la différence sexuelle, prémisse des deux raisonnements qui s’affrontent : elle peut tout autant être utilisée pour condamner les femmes à demeurer sous le joug de l’autorité paternelle ou maritale, des interdits qui pèsent sur elles à tous les niveaux de la société, ou pour exiger que les femmes bénéficient d’une vraie éducation et que l’on reconnaisse l’importance de leur rôle politique, social et intellectuel dans les affaires du royaume.

Que la différence des sexes puisse être de part et d’autre un argument de poids dans le débat sur l’inégalité ou l’égalité des sexes marque son caractère aporétique. Qu’elle serve à garantir la pérennité des inégalités entre les femmes et les hommes ou, au contraire, rende possible l’exigence d’égalité, signifie qu’elle laisse le débat dans l’indécidabilité...

En réalité, ce sont bien les tenants des positions de pouvoir qui ont intérêt à ce que le débat reste indécidable et demeure à l’état de querelle. Le maintien de cette polémique permet en effet aux discriminations de perdurer, pendant que quelques femmes sont exhibées comme «favorite», «influente», «précieuse», «sensible», «héroïque», «prodige», ce au nom de leur féminité et de leur genre...

Toute la difficulté, pour ceux qui prônent l’égalité des sexes, est donc de ne pas tomber dans cette rhétorique de la différence, dans cette joute oratoire sur la différence des sexes qui invalide l’égalité principielle, comme l’égalité conquise.

Elsa Dorlin, L’évidence de l’égalité des sexes. Une philosophie oubliée du XVIIe siècle

    sol3-1.jpg

Ainsi, le XVIIe siècle s’offre à notre regard comme le théâtre où s’est joué le discours sur l’égalité des sexes. D’une part, parce qu’il s’agit avant tout d’un enjeu philosophique qui se noue en deçà de la problématique du droit et du fait, d’une question de vérité, celle de l’égalité des sexes et de son destin politique dès lors qu’elle contredit une logique de domination.

D’autre part, parce qu’au XVIIe siècle des femmes parviennent à conquérir du pouvoir, autre que «le pouvoir des dominés» (tel le pouvoir domestique dévolu aux femmes) et qu’elles se battent pour bénéficier d’une éducation conséquente. L’erreur consisterait à penser que l’accessibilité sexuée aux savoirs est seconde, quand elle est au contraire fondatrice de l’inégalité : sans savoir et sans éducation identiques, les femmes ne peuvent démentir l’infériorité qui soi-disant leur sied...

Nous essaierons donc de montrer comment et pourquoi, à cette époque, le débat sur l’égalité des sexes a reçu une résolution inédite d’un point de vue philosophique. Alors que la querelle semble insoluble, alors que la question de l’égalité des sexes paraît dans l’impasse, des philosophes s’attellent à la résolution de cette question. Certains d’entre eux sont quasiment inconnus, d’autres mal ou peu connus. Ils se nomment Marie de Gournay, Anna Maria Van Shurman, François Poullain de la Barre et Gabrielle Suchon.

Ils sont partis de l’idée que si l’on prouvait la relativité et l’artificialité théoriques de l’argument de la différence sexuelle, l’égalité serait démontrée selon des raisons indiscutables. En utilisant des procédés logiques d’inspiration aristotélicienne ou cartésienne, ils sont parvenus à fonder l’égalité des sexes, en dehors des controverses rhétoriques organisées par un discours de domination, malgré les censures et les persécutions de tous genres. Ces philosophes, précisément, nous voulons les nommer féministes : ils représentent une école philosophique, celle du féminisme entendu dans sa dimension théorique ; ils constituent un courant particulier, celui du féminisme logique.

Elsa Dorlin, L’évidence de l’égalité des sexes. Une philosophie oubliée du XVIIe siècle 

                      sol10-1.jpg

Ils partent du constat suivant : en quoi consiste une éducation conçue en fonction d’une dépendance permanente, ayant une seule alternative pour fin, le cloître ou le mariage ? A qui profite une éducation négatrice d’elle-même qui entérine arbitrairement une nature féminine spécifique, impuissante et inférieure, mais productrice d’effets bien réels ?

Afin de dénoncer ces mécanismes, ils vont mettre en place un ensemble de démonstrations et s’élever contre une raison oublieuse de soi, au service de la domination, et organisatrice de la représentation sociale des sexes. Ils se voient opposer des arguments efficaces mais douteux, des sophismes ancrés dans tous les esprits.

Pour se faire entendre, pour convaincre de l’évidence de l’égalité, eux aussi, parfois, devront user de rhétorique : car il ne suffit pas d’énoncer la vérité pour convaincre. Leurs contradicteurs, quant à eux, les savants, les juristes, les philosophes, les gouvernants et les dominants ordinaires, n’obéiront qu’à un seul et unique impératif, affirmé avec force : les privations dont sont victimes les femmes sont le résultat de leurs «impuissances»...

C’est pourquoi, il nous a semblé pertinent de convoquer un certain XVIIe siècle et de revenir sur les philosophes féministes dont l’anonymat d’aujourd’hui comme d’hier ne peut qu’éveiller le soupçon.

Elsa Dorlin, L’évidence de l’égalité des sexes. Une philosophie oubliée du XVIIe siècle

                                   Sol12

Au sein d’un contexte où l’égalité et l’inégalité des sexes est une question très présente, les écrits démonstratifs de Gournay, de Shurman, de Poullain de la Barre ou de Suchon contrastent avec le discours féministe héritier de la «Querelle des femmes».

Ce dernier, que produisent de façon exemplaire les précieuses, affronte directement les arguments adverses, quitte à s’éterniser dans la querelle. Il ne cherche qu’à convaincre, qu’à obtenir des résultats, trop souvent  accordés à la «féminité» et non aux femmes.

L’autre discours, celui des féministes logiques, veut occuper une position d’objectivité, démontrer l’égalité, son évidence, sans concession à l’argumentaire adverse qu’il s’agit de déconstruire et d’invalider en exposant ses contradictions et ses erreurs théoriques. Il s’oppose non plus à la rhétorique de la différence, mais au pouvoir et il sera condamné dans l’oubli.

Le premier discours a été retenu, ridiculisé, c’est-à-dire discrédité mais autorisé, car il n’est pas en contradiction avec l’ordre établi, reconnaissant in fine une spécificité féminine. Le second a été rayé de l’histoire.

Elsa Dorlin, L’évidence de l’égalité des sexes. Une philosophie oubliée du XVIIe siècle

                      Sol13

Lorsque l’on avance que les femmes elles-mêmes deviennent ce que la société exige d’elles et qu’elles exigeront à leur tour des générations à venir, on ne désigne rien d’autre que le phénomène d’intériorisation de l’inégalité sexuelle, qui est la fin ultime de cette éducation. En témoigne ce propos tenu par Mme de Maintenon, fondatrice de l’école de Saint-Cyr : «Etouffer la démangeaison de savoir». Tel est le rôle de l’école «féminine»...

Pour elle [Marie de Gournay], la différence entre l’homme et la femme est une différence relative, et non absolue, car on ne peut prouver logiquement qu’il existe plus de différence entre un homme et une femme qu’entre un homme et un autre homme ou qu’entre une femme et une autre femme. Seules les différences d’éducation, de lieu, de temps sont effectives, et par définition arbitraires et relatives, mais ce sont précisément elles qui donnent lieu à une absolutisation et à une essentialisation infondées. Par suite, conclure à la supériorité des hommes est illégitime...

Le relativisme de la différence sexuelle, mis en évidence par Marie de Gournay, implique que si l’homme est estimé supérieur à la femme, comme le montre sa force physique, et donc que celle-ci lui doit obéissance, alors l’animal étant plus fort que l’homme, celui-ci doit également obéissance à l’animal.

Elsa Dorlin, L’évidence de l’égalité des sexes. Une philosophie oubliée du XVIIe siècle

            Sol10 2

Le contenu des quatre textes - Egalité des hommes et des femmes de Marie de Gournay, Question célèbre s’il est nécessaire ou non que les filles soient savantes d’Anna Maria Van Schurman, De l’Egalité des deux sexes de François Poullain de la Barre et Traité de la morale et de la politique de Gabrielle Suchon - en faveur de l’égalité des sexes se décline selon divers arguments majeurs, mais ils partagent une même ligne de fond...

Peut-on dire que la soumission est féminine ? Non, puisque les sujets sont aussi soumis au roi ; la soumission et les femmes ne sont donc pas interchangeables. La soumission n’est pas ce  qui définit l’essence de la femme, elle n’est pas non plus une qualité qui lui est propre. Cela implique que les propos misogynes, véhiculés par l’opinion commune, qui tentent de faire de la soumission l’essence ou le propre des femmes sont contradictoires. Logiquement, ils devraient en effet conclure : «Les femmes sont soumises et la soumission est le propre des femmes, Jean est soumis, donc, Jean est une femme».

Elsa Dorlin, L’évidence de l’égalité des sexes. Une philosophie oubliée du XVIIe siècle

           Sol15

Gabrielle Suchon établit quelle est l’essence de la femme et montre que l’ignorance, la dépendance et la soumission ne font pas partie de son essence. L’ignorance n’est pas le propre de «la nature féminine», ni un de ses attributs. Elle est accidentelle. Inversement, en définissant la liberté, le savoir et l’autorité, elle établit qu’ils n’impliquent pas un monopole masculin, excepté s’il est imposé arbitrairement par des lois et coutumes...

La principale interrogation n’est-elle pas alors : pourquoi la vérité est-elle si faible, si inapte à convaincre, dès lors que l’on parle de l’égalité des femmes et des hommes ? Pourquoi est-elle si peu féconde en implications politiques ?

Elsa Dorlin, L’évidence de l’égalité des sexes. Une philosophie oubliée du XVIIe siècle

         Sol16

On voit se dessiner une zone d’incompréhension autour de la réponse à la question : pourquoi la croyance en une inégalité des sexes impliquant que la domination masculine est naturelle et légitime a-t-elle connu un tel destin, comment cette croyance a-t-elle pu emporter une telle adhésion ? D’une part, c’est parce qu’on l’a pensée vraie et indubitable ; on ne peut pas ignorer, en effet, que la croyance et l’évidence ont souvent le même poids. D’autre part, elle a servi des intérêts en instrumentalisant certains raisonnements, en dévoyant la raison.

Pour autant, cela suffit-il à expliquer l’asservissement de la moitié de l’humanité pendant des siècles ? Pour Gabrielle Suchon par exemple, la privation de toute forme d’autorité est aussi grande que la privation de liberté et de science parce qu’elle «sert de cause et de principe : parce que les hommes ne privent les personnes du beau Sexe des deux premiers avantages, que pour les empêcher de prétendre au troisième» (Gabrielle Suchon, Traité de la morale et de la politique), c’est-à-dire au pouvoir...

De fait, le pouvoir, à l’instar du savoir, ne se partage pas facilement ; c’est pourquoi, pour empêcher le partage de l’un, on interdit le partage de l’autre et inversement.

Elsa Dorlin, L’évidence de l’égalité des sexes. Une philosophie oubliée du XVIIe siècle

                                     pfl4.jpg

Ne faut-il pas, par exemple, s’atteler à cette mémorable question de Hannah Arendt : «Est-il de l’essence même de la vérité d’être impuissante et de l’essence même du pouvoir d’être trompeur...? Finalement la vérité impuissante n’est-elle pas aussi méprisable que le pouvoir insoucieux de la vérité ?» (H. Arendt, La Crise de la culture)...

Hannah Arendt reste sceptique quant à l’idée que l’égalité est démontrable et constitue une vérité de raison, parce qu’elle nécessite toujours l’accord des «égaux» se reconnaissant mutuellement comme tels. Pour Gabrielle Suchon, l’absence de reconnaissance ne remet pas en question la vérité, l’évidence de l’égalité des sexes ; elle la confirme,..., ce qui implique que c’est l’inégalité qui est logiquement indémontrable...

Tel est également le point de départ de l’analyse de Jacques Rancière, qui pense l’inégalité comme la passion d’une raison, le «vertige» d’une vérité : «La passion inégalitaire est le vertige de l’égalité, la paresse devant la tâche infinie qu’elle exige, la peur devant ce qu’un être raisonnable se doit à lui-même» (J. Rancière, Le Maître ignorant). L’inégalité relève de la passion, quand bien même ce serait d’une passion de la raison : d’une déraison. L’inégalité n’a pas de fondements réels, elle est en soi accidentelle, voire artificielle. L’inégalité a été construite comme un principe inéluctable pour nier l’évidence.

Elsa Dorlin, L’évidence de l’égalité des sexes. Une philosophie oubliée du XVIIe siècle

          

 

 

La Différence des sexes

  

 

NAHOUM-GRAPPE Véronique, Anthropologue à l’E.H.E.S.S.

Le féminin, Hachette, 1996.

Émission réalisée le 20 janvier 1998

 

GUILLAUMIN Colette, Sociologue au CNRS.

Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Côté-femme, Paris, 1992.

Émission réalisée le 04 mai 1999

 

PERROT Michelle, Professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 7-Denis Diderot.

Histoire des femmes en Occident (5 tomes), Perrin-tempus, 2002.

Émission réalisée le 21 octobre 2003

 

FRAISSE Geneviève, Philosophe, historienne, directrice de recherche au CNRS, ancienne déléguée interministérielle aux Droits des femmes auprès du Premier ministre en novembre 1997, actuellement députée européenne.

La controverse des sexes, PUF, 2001.

Émission réalisée le 18 novembre 2003

 

FERRAND Michèle, Sociologue au laboratoire Cultures et sociétés urbaines du CNRS et associée à l’unité Démographie, genre et sociétés de l’INED.

Féminin, masculin, La Découverte, 2004.

Émission réalisée le 07 septembre 2004 

 

FRAISSE Geneviève, Philosophe, historienne, directrice de recherche au CNRS, ancienne déléguée interministérielle aux Droits des femmes auprès du Premier ministre en novembre 1997, députée européenne.

Les deux gouvernements : la famille et la Cité, Gallimard, 2000.

Émission réalisée le 05 octobre 2004

 

FRAISSE Geneviève, Philosophe, historienne, directrice de recherche au CNRS, ancienne déléguée interministérielle aux Droits des femmes auprès du Premier ministre en novembre 1997, députée européenne.

La différence des sexes, PUF, 1996.

Émission réalisée le 29 mars 2005

 

        

Une grande partie de mon travail a consisté à dénoncer l’idéologie de la différence. Or elle est au cœur de la question de l’égalité, en France et ailleurs. Bien que beaucoup d’autres que moi aient déjà dénoncé cette curieuse opposition entre égalité et différence, puisque le contraire de l’égalité n’est pas la différence mais l’inégalité, ce sont ces termes et cette opposition qui informent, explicitement ou implicitement, la discussion...

Ces différences ont été créées de toutes pièces, précisément pour constituer des groupes. Elles sont ensuite «découvertes» comme des faits extérieurs à l’action de la société.

Ces différences ne sont pas seulement des différences, mais aussi des hiérarchies. La société s’en sert pour justifier son traitement «différentiel» -en réalité inégal, hiérarchique- des groupes et des individus. Le mot est donc un euphémisme. En effet une «vraie» différence est d’une part réciproque -un chou est aussi différent d’une carotte qu’une carotte d’un chou-, et d’autre part n’implique pas de comparaison au détriment de l’un des termes...

La négation de l’individu, bien qu’elle soit prônée par les différentialistes, est cependant une négation des différences : des différences individuelles...

D’une façon plus générale, il y a quelque chose qui serait comique si ce n’était effrayant dans cette mise en avant perpétuelle et obsessionnelle de la différence sexuelle. La diversité humaine, qui est invoquée par les partisan-e-s de la différence, est en fait totalement niée dans cette philosophie. En effet, plus on met l’accent sur une différence de groupe -celle-ci ou une autre-, plus on considère tous les membres de ce groupe comme interchangeables. On réduit, ou on veut réduire neuf milliards d’individualités à deux seulement.

Christine Delphy, L’ennemi principal, Vol. 2 Penser le genre

                                                   ref.jpg

 La peur de l’indifférenciation générale qui serait provoquée par la disparition de la seule différence que nous connaissions apparemment ..., n’est, on le voit, pas nouvelle. La peur ressentie par Mead que tout le monde ne s’aligne sur un seul modèle prend souvent la forme plus spécifique que tout le monde ne s’aligne sur le modèle masculin actuel. Ce serait, dit-on souvent, le prix à payer pour l’égalité, un prix peut-être trop fort. Cette peur révèle une vision statique, donc essentialiste, des hommes et des femmes, corollaire de la croyance que la hiérarchie serait en quelque sorte surajoutée à cette dichotomie essentielle.

Or dans la problématique du genre cette peur est tout simplement incompréhensible ; si les femmes étaient les égales des hommes, les hommes ne seraient plus les égaux d’eux-mêmes : pourquoi les femmes ressembleraient-elles à ce que les hommes auraient cessé d’être ?

Et si on définit les hommes dans la problématique du genre, ils sont d’abord et avant tout des dominants ; leur ressembler, ce serait être dominantes aussi ; mais ceci est une contradiction dans les termes. Si, dans un couple collectif constitué de dominants et de dominés, on supprime l’une des catégories, que ce soit celle des dominants ou des dominés d’ailleurs, on supprime ipso facto la domination, et on supprime donc l’autre catégorie du couple ou, pour le dire autrement : pour être dominant, il faut avoir quelqu’un à dominer ; et on ne peut pas plus concevoir une société où tout le monde serait «dominant» qu’une société où tout le monde serait «le plus riche».

On ne peut pas non plus imaginer les valeurs d’une société égalitaire sur le modèle de la somme ou de la combinaison du masculin et du féminin actuels ; créés dans et par la hiérarchie, comment survivraient-ils à la fin de celle-ci ?...

Ce que seraient les valeurs, les traits de personnalité des individus, la culture d’une société non-hiérarchique, nous ne le savons pas et nous avons du mal à l’imaginer. Mais, pour l’imaginer, il faut déjà penser que c’est possible. C’est possible. Les pratiques produisent les valeurs, d’autres pratiques produiraient d’autres valeurs. Peut-être est-ce cette difficulté à dépasser le présent, liée à la peur de l’inconnu, qui nous brident dans nos élans utopistes comme dans nos progrès sur le plan de la connaissance ; pourtant les deux sont nécessaires l’un à l’autre.

Christine Delphy, L’ennemi principal, Vol. 2 Penser le genre

                                                   ref9.jpg

Que dire de la prolifération des discours, venant des penseurs, des organisateurs ou des porte-parole d’une époque ? Philosophes, théologiens, juristes, médecins, moralistes, pédagogues... disent inlassablement ce que les femmes sont, et surtout ce qu’elles doivent faire. Car elles se définissent d’abord par leur place et leurs devoirs. «Plaire (aux hommes), leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce, voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès l’enfance», écrit Rousseau pour la Sophie qu’il destine à Emile (Livre V)...

Sans doute le contenu de ces devoirs se modifie-t-il au cours des siècles... Lentement, très lentement, la femme aussi devient une personne, dont le consentement importe. L’histoire de ces mutations, à l’œuvre dans les discours, est au cœur de notre enquête...

C’est que, mythiques, mystiques, scientifiques, normatifs, savants ou populaires, ces flots de discours récurrents, où il faut parfois beaucoup d’attention pour discerner des modulations et des glissements, s’enracinent dans une commune épistémé (science). Ils proviennent d’hommes qui disent «nous» et parlent d’«elles» - «Commençons donc par examiner les conformités et les différences de son sexe et du nôtre», dit encore Rousseau ; d’hommes que leur statut, leurs fonctions et leurs choix tiennent souvent les plus éloignés des femmes -tels les clercs- et qui se les figurent dans la distance et la crainte, l’attirance et la peur de cet Autre indispensable et ingouvernable.

Georges Duby et Michelle Perrot, Histoire des femmes en Occident, Vol. 1 L’Antiquité

           Pa

Poètes, philosophes et médecins enrobent l’objet-femme d’un discours qui, entre Homère (8e siècle av. notre ère) et Galien (2e siècle de notre ère), présente une cohérence remarquée. Si on voulait résumer dans une liste les obsessions du discours savant, on n’irait pas très loin. La femme est passive et dans le meilleur des cas inférieure, par rapport, cela va sans dire, à l’étalon anatomique, physiologique et psychologique : l’homme. C’est tout.

Tout ce que l’on a pu dire et écrire dans le débat sur le féminisme de Platon qui, dans la République, conçoit une cité où les femmes devaient être éduquées comme les hommes, se heurte à cette évidence : quoi qu’elles entreprennent, et elles peuvent tout entreprendre, elles le feront moins bien. Ainsi les médecins hippocratiques, prêts à reconnaître que chaque individu sexué -mâle ou femelle- porte une semence identique et androgyne, affirment que la partie féminine de cette substance séminale est en soi, par une qualité intrinsèque, moins forte que la partie masculine. Pour ne pas parler d’Aristote pour qui l’infériorité est systématique sur tous les plans -anatomie, physiologie, éthique-, corollaire d’une passivité métaphysique...

L’équilibre isonomique devient précaire lorsqu’on suit l’injustice des raisonnements, la bêtise de ces discours, qui sont censés être ce qui s’est dit de mieux, de plus pensé, construit et réfléchi sur l’humain dans la tradition occidentale.

Et cependant, il faut s’y faire : les grands hommes disent du mal des femmes, les grandes philosophies et les savoirs les plus autorisés ont consacré les idées les plus fausses et les plus méprisantes à l’égard du féminin...

Certes, il serait facile de répondre par le ressentiment et l’amertume, par la dénonciation furieuse des erreurs et des bêtises. Mais ce serait, justement, trop facile...

Les historiens des sciences, attentifs au fait que les hypothèses et les théories révèlent leur effective supériorité dans le conflit et la polémique, savent bien que gagnants et perdants, avant d’être partagés, jouent avec les mêmes armes -la même intelligence, les mêmes exigences, le même acharnement à établir la vérité.

Hippocrate, Aristote, Galien ont été battus définitivement -car il ne reste rien, en gynécologie, d’équivalent à ce que les mathématiciens grecs Thalès, Euclide, Pythagore ont apporté d’impérissable à la géométrie -mais leurs idées et surtout leurs arguments, leurs présupposés, leurs critères de pertinence, leurs principes de cohérence, bref leur manière de raisonner sur les femmes méritent le plus grand intérêt.

Non seulement parce que nous avons les moyens d’analyser et de déconstruire ces discours et que le temps du fair play est venu pour prendre au sérieux les raisons des vaincus, mais aussi parce que certaines idées maîtresses de cette science antique risquent plutôt de se déplacer, de se réorganiser dans la biologie la plus récente. Plus elles sont flagrantes et tenaces, plus les erreurs du passé appellent un questionnement sur les raisons de leur succès et de leur longévité. Parions pour l’instant qu’un certain nombre de fantasmes y sont pour quelque choses.

Giulia Sissa, Philosophies du genre, Platon, Aristote et la différence des sexes, in Georges Duby et Michelle Perrot, Histoire des femmes en Occident, Vol. 1 L’Antiquité

                                             narcisse.jpg

Les amants ne peuvent pas être un ni Narcisse être deux.

Simone Veil, La pesanteur et la grâce

 

Une chose est sûre : «La différence des sexes» comme l’amour  ou le sens de l’existence constitue un sujet inépuisable et inévitable qui traverse l’esprit, le corps et le cœur de tout/e un/e chacun/e. Thème aussi rationnel que passionnel, «la différence des sexes» laisse rarement indifférente et suscite, à l’instar du passé, beaucoup de débats, d’interrogations, d’interprétations, d’imaginations et d’émotions. Elle a fait couler beaucoup d’encre, a tourmenté plus d’une âme et continuera encore longtemps vraisemblablement d’alimenter la flamme de la raison et de la déraison dans des conversations en tout genre.

Peut-être parce que le Désir et le Pouvoir demeurent au cœur de ce sujet et sont en jeu et enjeu.

Marie-Anne Juricic, Extrait d'ouvrage à paraître

           Ref19

Toute problématique de la différence ne risque-t-elle pas d’être annulée, face aux disparités individuelles -entre femme et femme, entre homme et homme, entre telle femme et tel homme-, souvent plus signifiantes dans les interactions réelles que les vagues systèmes d’identification collective vite brossés («les femmes sont comme ceci», «les hommes comme cela») ?

La pensée collective fabrique des clivages qui pèsent sur les deux sexes, même s’ils avantagent l’homme en terme de pouvoir et de liberté. Même dans notre société contemporaine urbanisée où il s’agit d’être «moderne», «dans le coup», la force de ces images, de ces stéréotypes, reste impensée, parce qu’ils exercent une fonction sociologique. Même critiqué, le système de différences défini socialement tient plus ou moins la place d’une destin sécularisé : il entre dans le jeu social, il aide à la perception de soi et de l’autre...

Toute inégalité produit de la différenciation perçue comme «naturelle», et toute différence «naturelle» sera susceptible d’être l’argument de l’inégalité...

Les analyses théoriques, sociologiques ou politiques ont du mal à prendre en compte l’attachement dans leurs définitions des comportements, et à penser le lien affectif comme vital, nécessaire à la survie sociale, au moins autant que le fameux intérêt tactique...

La différence sexuelle qui partage en deux l’être humain est une condition nécessaire de la reproduction de l’espèce, et la gestion de cette différence est également une condition de survie pour une société.

En un sens les inventions culturelles comme celle «du coup de foudre», le contrôle de la chasteté et de la sexualité légitime, le tabou de l’inceste et les formes de transmission de l’identité collective..., etc., sont autant de tentatives expérimentées par les sociétés humaines pour contrôler et rendre possible la conjonction entre reproduction humaine et reproduction sociale : c’est à ce niveau que les différences psychosociales (autres que physiologiques) entre femmes et hommes sont mises en place. On voit bien que les «raisons» de ces différences identitaires entre les deux sexes dans une culture donnée ne peuvent pas être déduites directement des différences de «nature».

De plus, la diversité interindividuelle est telle, à l’intérieur du même sexe, que pour le moment il semble que la capacité d’acquérir de l’être humain soit la seule chose dont on puisse supposer qu’elle soit innée...

En réalité, les choses du corps sont une énigme pour les deux sexes, et toute société a mis au point un savoir les concernant, que l’enfant apprend petit à petit...

Mais la vulnérabilité transitoire du couple mère-nouveau-né est aussi celle de la société toute entière, et la protection de la mère et de l’enfant est une condition de sa survie...

La question de la différence entre les sexes est toujours une réponse sociale au difficile problème de la sexualité humaine et de la filiation.

Véronique Nahoum-Grappe, Le féminin

                       ref6.jpg

Il semble utile et prudent de s’interroger sur la façon dont la différence des sexes est envisagée, conçue, organisée dans nos sociétés contemporaines pour ne pas laisser ce chapitre important à la merci d’individus essentialistes qui s’approprient de fait ce sujet fondamental.

L’essentialisme, véritable régression cérébrale et délire individuel et collectif, aime s’accaparer ce point névralgique que constitue la différence des sexes, qu’elle soit culturelle, anatomique, génétique ou autre. C’est pourquoi, nous, féministes anti-essentialistes devons réagir face aux «sbires» qui véhiculent ce genre de «bon sens» ou d’opinions vulgaires, ... afin d’établir «quelque chose» de fondé et de défier tous les propos gratuits, faciles et médiocres.

L’ouvrage Le Féminin de Véronique Nahoum-Grappe, rappelle que toutes les images de «la féminité» et de «la virilité» aident à la construction de la réalité sociale et qu’elles exercent sur nous une valeur d’attraction mimétique considérable : il faut être une vraie femme ou un vrai homme... L’auteure souligne que l’idée d’égalité entre les hommes et les femmes dans les sociétés occidentales demeure un point fondamental.

La diffusion du féminisme engendre une modification du modèle identitaire mais les schémas traditionnels résistent et persistent. VNG constate également que l’on réduit l’expression «femme libre» à la dimension sexuelle, évacuant ainsi les aspects sociaux, politiques, éthiques puis humains. Et dans cette même logique, on voit naître une gigantesque érotisation publique du corps des femmes sur les murs, à la télévision, dans les journaux. Or,..., une femme objet n’est pas synonyme de femme libre.

VNG remarque à juste titre que l’image négative du féminisme paralyse la réflexion sur la différence des sexes, en revanche l’image «positive» de «la femme idéale» occupe toujours le devant de la scène et laisse bourgeonner les esprits les plus phallocrates et malveillants...

Penser la différence des sexes, sans entrer dans un naturalisme inégalitaire, devient alors problématique. Car la société, la politique, la religion, la morale, le langage et même la grammaire sont structurés selon l’imaginaire social dominant (c’est-à-dire masculin, or masculin = neutre) et sortir de cette «neutralité» non neutre, tout en poursuivant son chemin anti-essentialiste, implique la traversée d’obstacles insurmontables ou du moins très pénibles. La difficulté majeure réside dans le fait que le féminin n’est pas le symétrique du masculin, symbole d’universalité, mais seulement un élément qui compose le monde social...

Elle (VNG) retient aussi quelque chose d’essentiel du point de vue des rapports sociaux de sexes : «les gestes de la sexualité servent de support au langage de la haine» et encore une fois ce sont les femmes qui sont les victimes...

VNG avertit la lectrice/le lecteur que l’expression de la différence entre les sexes ne peut pas être dissociée du partage des rôles biologiques concernant la procréation humaine... L’auteure insiste d’emblée sur le fait que la diversité interindividuelle est telle à l’intérieur du même sexe, qu’aucune conclusion dangereuse naturaliste ou déterministe ne paraît envisageable. Elle continue son étude en montrant que l’exercice du pouvoir et le fait de combattre ne constituent pas une supériorité physique mais sont seulement la marque d’une culture de la violence et du contrôle par le pouvoir masculin de la procréation, unique «pouvoir» dont les hommes soient dépourvus...

L’auteure affirme ensuite que : «Plus une culture différencie le masculin du féminin, plus le droit paternel sur les femmes de la famille sera accentué, la maternité glorifiée et codifiée, et la sexualité des femmes contrôlée, plus la femme sera perçue comme inférieure».

Marie-Anne Juricic, La Différence des sexes, in Revue Marie Pas Claire, N° 8, Mai 1996.

                ref3.jpg

L’idée de l’égalité entre les sexes est récente dans l’histoire des sociétés.  En France, le principe en a été inscrit dans la Constitution de 1946. Tout au long des siècles qui nous ont précédés la conviction de l’infériorité naturelle des femmes l’emportait. Les considérer avec des critères identiques à ceux utilisés pour juger des hommes, paraissait relever du non-sens, de l’ineptie, voire du blasphème. L’idée de l’égalité entre les êtres humains, quel que soit leur sexe, ne fait d’ailleurs pas consensus aujourd’hui dans toutes les sociétés. Il est ainsi des pays où, du point de vue de la loi, le témoignage de deux femmes est nécessaire pour contrer celui d’un seul homme, où la part d’héritage des filles ne représente que la moitié de celle de leurs frères, où elles sont toujours sous la dépendance d’un homme -père ou frère- et où certains lieux publics leur sont interdits.

Ces pratiques sont aujourd’hui souvent stigmatisées par nos sociétés, qui ont oublié un peu vite qu’il n’y a pas si longtemps encore, les femmes mariées étaient assimilées à des mineures, incapables de gérer leurs propres biens et n’avaient pas le droit de travailler sans l’accord de leur conjoint.

Bien des pistes ont été explorées pour comprendre comment et pourquoi s’était instaurée la suprématie des hommes sur les femmes à travers ce que Françoise Héritier appelle «la valence différentielle des sexes», (Héritier, 1996). Mais ni l’explication essentialiste ou métaphysique (il y aurait une «essence» féminine dont les imperfections morales justifieraient la soumission des femmes), ni l’explication bio-naturaliste (les femmes seraient plus faibles physiquement et moins aptes à la guerre que les hommes), ni l’explication fonctionnaliste (la grossesse et l’élevage des enfants seraient un handicap pour les femmes les rendant plus vulnérables) ne s’avèrent totalement convaincantes...

Dans la très grande majorité des formations sociales connues, ce sont les hommes -du moins certains hommes- qui détiennent le pouvoir, occupant majoritairement les places les plus prestigieuses, organisent les règles et les lois qui permettent de perpétuer la domination sociale des hommes sur les femmes...

Michèle Ferrand, Féminin, Masculin

                Ref5 

Contrairement à ce qui nous semble de l’ordre de l’évidence, l’ancrage de l’opposition masculin/féminin dans un organe : l’appareil génital, et dans une fonction : la procréation, ne date que de l’époque des Lumières (Steinberg, 2001). Auparavant, dans l’Occident chrétien, la pensée du masculin et du féminin, héritée du modèle gréco-romain, se construisait à partir d’un continuum hiérarchisé. Les hommes et les femmes n’étaient pas «fondamentalement» différents.  Les femmes étaient simplement des mâles moins parfaits, physiquement, moralement, intellectuellement et donc socialement. Le primat du masculin sur le féminin justifiait donc que les femmes, parce que plutôt du côté féminin, occupent une place inférieure dans l’humanité. Ce n’est que par un «défaut de chaleur vitale» que l’appareil génital des femmes, copie inverse de celui des hommes, était interne : les femmes n’avaient pas assez de puissance pour le «faire sortir».

Etre homme ou femme, c’était donc d’abord occuper une certaine position sociale, assurer un certain rôle, et non pas avoir un corps différent, malgré la place différente dans la procréation ; d’ailleurs la maternité, du point de vue social comme du point de vue biologique, était elle-même, considérée comme inférieure à la paternité, par le primat du sperme, du pneuma (souffle vital) qui étaient à l’origine du fœtus. Dans les représentations héritées d’Aristote, c’était le père qui imposait plus ou moins nettement les caractéristiques de l’enfant à naître : plus le père était puissant, plus l’enfant aurait de chances de lui ressembler, par le sexe et par les qualités de genre qui l’accompagnent (Laqueur, 1992).

C’est au tournant du 18e siècle que la justification de la hiérarchie du masculin sur le féminin a quitté cette dimension métaphysique pour s’inscrire dans l’ordre de la «nature»...

La vision de deux «chairs» opposées et complémentaires s’accompagne d’une division sexuelle des espaces sociaux (distinction du privé et du public) mais aussi des capacités et des émotions. Au moment même où les hommes se déclarent égaux en droits entre eux, ils renvoient les femmes à la nature et à leurs fonctions uniquement procréatives et familiales (Fraisse, 1989).

Cette bicatégorisation, qui se réclame de la «nature», est d’une force incontestable dans les représentations et dans les pratiques de notre société...

Si les femmes se mobilisent pour favoriser la réussite professionnelle de leur partenaire, la réciproque reste exceptionnelle (Singly, 1987, 2002)...

La désaffection pour un certain nombre de valeurs «viriles» et l’importance de plus en plus grande attachée au relationnel vont également dans le sens d’une atténuation de la hiérarchie sexuée des stéréotypes.

 Michèle Ferrand, Féminin, Masculin

   Ref8

La différence des sexes n’est pas un philosophème ; aucun objet philosophique n’atteste de sa présence, de plein droit, dans les textes des philosophes. En conclure que la notion de féminin ou de masculin, la réalité des êtres sexués ou de la relation sexuelle font défaut dans le travail du philosophe serait un malentendu ; il apparaît simplement qu’ils n’ont aucun statut dans l’interrogation philosophique...

Des énoncés d’ordre divers sur la différence des sexes peuvent se relier sans nécessairement ordonner les choses. Constituer des liens logiques sur un tel sujet relève déjà de la provocation car on sait pourquoi le désordre existe : il y va du refoulement du sexe et de la domination masculine...

Je rappellerai, en commençant, que l’absence de philosophème est fondamentalement liée à l’idée de l’immuabilité du rapport entre les sexes, éternité de l’amour et de la guerre...

L’histoire fut pour moi une méthode, un détour obligé face à la difficulté philosophique évidente. L’histoire du féminisme, en particulier, comme lieu de rupture, d’invention politique, et comme espace de discours, de critiques de l’inégalité des sexes, est idéale pour indiquer toutes les entrées théoriques du problème : identité/égalité, privé/public, nature/esprit, reproduction/production, etc. L’histoire du féminisme participe de l’histoire politique comme de l’histoire de la pensée, et, à ce titre, est un champ d’investigations spéculatives.

Permettant la constitution d’un corpus de textes, cette histoire est un préalable à la constitution d’un savoir philosophique. Les textes d’une histoire du féminisme sont de natures diverses, littéraires, politiques, scientifiques, etc., et leur homogénéité tient à leur datation historique. Cette histoire fut un préalable car elle se fonde sur l’historicité du rapport homme/femme, sur sa possibilité de transformation. Cette histoire appelle la liberté par l’accumulation des possibles...

Geneviève Fraisse, La controverse des sexes

 

L’amour et le désir ont tenu lieu, dans la tradition, d’une réflexion sur la différence des sexes. Par là est évoquée, sous-entendue, mais non pas épuisée, la question des femmes et de la philosophie...

Peut-on penser le corps sans son sexe, sans la sexuation ? La question mérite évidemment d’être posée, et il y a peut-être plusieurs réponses...

Affirmer l’historicité de la différence des sexes implique,.., une représentation de la différence soumise aux transformations des positions et postures des hommes et des femmes au cours de l’histoire, aux évolutions de la relation sexuelle...

Geneviève Fraisse, La différence des sexes

                         ref2.jpg

L’idée qu’un être humain est programmé de l’intérieur pour être asservi, pour être dominé et pour effectuer du travail au profit d’autres êtres humains, semble étroitement dépendante de l’interchangeabilité des individus de la classe appropriée...

Dès qu’on veut légitimer le pouvoir qu’on exerce, on crie à la nature. A la nature de cette différence... Que la nature est commode qui garantit si bien les nécessaires différences. Et pendant ce temps on décidera à notre place de notre vie... de notre nourriture moindre (notre salaire moindre), de la disposition de notre individualité matérielle, des droits que nous n’aurons pas.

Ce qu’on ne veut pas entendre on le nomme «évidence», on est ainsi dispensé de réfléchir et on peut ne rien voir d’une situation...

Et si jamais nous sommes opprimées, exploitées, c’est une conséquence de notre nature. Ou bien, mieux encore, notre nature est telle que nous sommes opprimées, exploitées, appropriées...

La notion de différence,..., est à la fois hétérogène et ambiguë. L’un à cause de l’autre. Hétérogène car elle recouvre d’un côté des données anatomo-physiologiques et de l’autre des phénomènes socio-mentaux. Ce qui permet le double jeu, conscient ou non, et l’usage de la notion dans un registre ou l’autre suivant le moment ou les besoins...

On ne peut parler de «différence» comme si cela advenait dans un monde neutre...

En réalité nous visons l’originalité, non la différence. La soif d’être reconnus, uniques, et sans doute plus profondément, irremplaçables, semble un sentiment commun, puissant, tragique... Car la recherche de l’originalité personnelle est particulièrement sensible chez les opprimés, elle prend des formes quasi désespérées, paradoxales, au contraire de l’originalité dominante considérée comme allant de soi pour chaque individu, comme un cadeau de la vie par naissance. Chez les opprimés le désir d’être reconnu est une soif rarement assouvie, ils la vivent donc bien plus douloureusement que les individus des classes dominantes...

Du «masculin» il n’est pas certain qu’on soit assuré... précisément au lieu où la croyance est la plus affirmée dans la solidité des spécificités dites de sexe, en fait parmi les défenseurs les plus farouches des virilités biologique et «morale». Car enfin l’excitation à ce sujet, les affirmations répétées, les interdictions diverses, les impératifs réitérés, les barrières, les règles, tout cet arsenal corseté qui se fixe comme but le soutien, le maintien, la promotion de la virilité, de la masculinité, a quelque chose de surprenant si on y réfléchit : pourquoi tant d’acharnement à établir, affirmer ce qui va de soi, ce qui est supposé aller de soi ? A ce qui ne saurait être ni modifié, ni influencé, à ce qui serait la nature même de l’individu, du porteur de testicules en l’occurrence.

Il semble bien que la crainte, la préoccupation à ce sujet si constante dans les idéologies machistes, virilistes, masculines et réactionnaires soit le signe d’une fondamentale incertitude, d’un doute taraudant.

Colette Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de nature

            

 

 

                                 fra.jpg

 

Pour me joindre, cliquez sur "contact" en haut de la page

×