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Emissions de Radio & Thématiques 4

Inspiration et Réflexion

 

            Bea4       

- Pour écouter l'émission de radio  Planète Féministe, vous pouvez cliquer sur le lien ci-dessous ou aller sur la page "Ecouter l'émission" de ce site

https://audioblog.arteradio.com/blog/182081/emission-de-radio-planete-feministe#

 

 

  

            Sommaire 

 

   1- Le Malaise                 

   2- La Pesanteur

   3- L'Amour

   4- Simone Weil

   5- Le Droit

 

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Le Malaise

 

 

BENASAYAG Miguel, Philosophe et psychanalyste.

La fragilité, La découverte, 2004.

Émission réalisée le 29 juin 2004 

 

FERRAND Michèle, Sociologue au laboratoire Cultures et sociétés urbaines du CNRS et associée à l’unité Démographie, genre et sociétés de l’INED.

Féminin, masculin, La Découverte, 2004.

Émission réalisée le 07 septembre 2004

 


BENASAYAG Miguel, Philosophe et psychanalyste.

Abécédaire de l'engagement, Bayard, 2004.

Émission réalisée le 22 février 2005 

 

PENA-RUIZ Henri, Agrégé et docteur en philosophie, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris et professeur en Khâgne au Lycée Fénelon à Paris. Ancien membre de la commission Stasi sur l’application du principe de laïcité.

Grandes légendes de la pensée, Flammarion, 2005.

Émission réalisée le 03 janvier 2006

 

CHAFIQ Chahla, Sociologue, écrivaine et formatrice dans le champ de la lutte contre les discriminations et dans le domaine de la diversité culturelle en France.

Chemins et brouillard, Metropolis, 2005.

Émission réalisée le 28 février 2006

 


MARZANO Michela, Philosophe, chercheuse au CNRS.

Malaise dans la sexualité. Le piège de la pornographie, JC Lattès, 2006.

Entretien réalisé le 25 mai 2006

 

          

Les «arrangements» entre les sexes, au début du troisième millénaire, ne ressemblent guère à ceux en vigueur un siècle avant. L’écart entre les positions masculines et féminines s’est fortement réduit. Le quotidien des femmes de ce siècle n’a que peu de rapport avec celui de leur mère et encore moins de leur grand-mère. Elles ont acquis la capacité de décider de leur vie, individuellement et socialement. Des bastions masculins sont tombés, d’autres sont fortement attaqués. Mais le maintien têtu de certaines discriminations sexuées, la reconstitution de nouvelles formes d’inégalités là où on ne les attendait pas montrent que si la domination masculine semble s’être atténuée, elle n’a pas disparu. Et la question de sa persistance, dans un contexte d’affirmation réitéré de l’égalité entre les sexes reste posée.

Cependant, l’analyse des situations et biographies féminines permet aussi de mettre au jour l’existence d’inégalités intra-sexes, à travers la répartition différenciée des progrès des «positions des femmes» selon leur position de classe. Chaque groupe social organise à l’intérieur de la société globale, les rapports entre les sexes d’une manière particulière.

Malgré un rapprochement des comportements induit par la massification de l’éducation et par le développement de la société de consommation, filles et garçons ne sont pas élevés selon les mêmes règles ni les mêmes attentes, dans toutes les classes ou fractions de classe sociale. Etre fille, être garçon, en cité ou dans un quartier bourgeois, en LEP ou dans une grande école, n’a pas le même sens, n’exige pas les mêmes qualités, les mêmes réflexes, les mêmes attitudes. Les perspectives d’avenir selon le sexe y restent très différentes.

La réorganisation d’un certain nombre d’attributs et de valeurs associés au «masculin» et au «féminin» s’est effectuée tout au long du XXe siècle, avec une intensification due aux événements de 1968 et au féminisme mais avec une incidence plus ou moins marquée selon les milieux sociaux...

L’essor des scolarités des filles et leur meilleure réussite ont provoqué à la fois la naissance d’un certain ressentiment de leurs homologues masculins moins brillants, et un clivage plus net entre celles qui réussissaient et celles qui abandonnaient leurs études. Le rapprochement des positions des hommes et des femmes dans certains milieux sociaux (catégories intermédiaires et professions intellectuelles essentiellement) apparaît comme une véritable avancée, mais ne doit pas dissimuler les difficultés rencontrées par de nombreuses femmes dans la reconnaissance de leurs droits les plus élémentaires, comme le laisse parfois craindre la montée des intégrismes religieux ou la dénonciation d’un Etat accusé d’être pro-féministe...

Les rapports sociaux de sexes ne sont pas autonomes mais toujours articulés à l’ensemble des autres rapports sociaux : de classes, mais aussi d’âge, d’ethnie, etc. Ce qui peut expliquer que certaines femmes soient en position dominante par rapport à d’autres hommes, mais n’annule pas pour autant la validité de l’analyse, obligeant simplement à la nuancer.

Michèle Ferrand, Féminin, Masculin

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Tout le monde, aujourd’hui, parle de malaise : malaise des jeunes et malaise des adultes, malaise des arts et de la politique, malaise de la société - malaise, tout est malaise. Il est donc assez naturel de chercher où s’assurer, où se rassurer, et, si l’on connaît un remède, de le dire...

Quelqu’un qui a vécu pendant des dizaines d’années en amitié avec la Grèce antique peut être agacé, furieux, désespéré parfois ; mais ce quelqu’un, je m’en porte garante, n’éprouve, sur les choses essentielles, aucun malaise...

La vie est toujours difficile. Les bonheurs s’y doublent de leur contrepartie de souffrance...

Toutes les passions vous enrichissent mais vous usent. On ne peut pas gagner sur tous les tableaux. Quant aux désordres du temps, je voudrais bien savoir quelle génération y a jamais échappé...

Un jour, je regardais un rocher tout juste couvert par la mer et auquel s’accrochaient des algues. Les pauvres algues ! La vague montait puis redescendait, les tirant brutalement vers le bas, tordues, presque arrachées, et les laissait à sec. Puis la vague remontait, et, aussitôt projetées vers le haut, elles se rouvraient dans la mer, pour un instant. Et je me disais : pour nous, il en est ainsi. Cela tire, mais nous tenons ; cela continue indéfiniment, mais, à chaque instant, on peut à nouveau s’épanouir et reprendre force...

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Les Grecs, je crois, m’ont aidée à préserver ces joies. Car ils ont eu, précisément, le courage d’aimer la vie et le bonheur, sans pour autant embellir les choses, sans jamais perdre de vue les cruautés de l’existence...

Mais l’admirable est justement que les Grecs aient su garder le goût de la vie tout en la sachant telle...

Tout ce théâtre semé de désordres, toute cette histoire semée de crimes, restent pour moi des textes toniques, qui me rendent confiance parce qu’ils laissent une place au courage, et qui m’aident à mieux ressentir les joies de la vie parce qu’elles n’en sont jamais absentes.

Je pense que cet attachement obstiné au bonheur, précisément parce qu’il n’est pas aveugle, a peu à peu nourri et raffermi ma propre joie de vivre, et m’a aidée à la garder intacte contre vents et marées.

Et puis, comment oublier que, chez les Grecs, ces joies de la vie m’apparaissent dans la fraîcheur de découvertes simples et naïves ?...

Et d’abord, cette première merveille : voir la lumière. Ainsi les Grecs définissaient-ils le fait de vivre... Simplement cela : la lumière...

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Oh ! Ce n’était pas le soleil écrasant à qui l’on rend hommage dans l’hébétude de l’été : ce n’était que la lumière de la Grèce - celle qui, aujourd’hui encore, donne son éclat à la blancheur des marbres, ou à ce qu’Eschyle appelait «le sourire innombrable des vagues marines».

Accablés de soucis, serrés dans le métro de nos villes trop denses, les yeux sur le journal, la hâte au cœur, nous l’oublions..

Lorsque je vois, le matin, s’éclairer tout à coup un pan de mur d’un blond doré, et l’ombre des platanes bouger doucement, en taches légères, sur ce fond lumineux, ou lorsque je vois le vert des pins tout caressé de soleil,..., j’ai le sentiment que rien, jamais, ne peut passer la joie de cette contemplation...

La lumière qu’ils aimaient éclairait tout : les visages, les colonnes, les façades, les bijoux, les armes. Les poèmes sont tout illuminés de ces fulgurances joyeuses : tout est d’or, tout étincelle..

Les choses les plus humbles deviennent ainsi sujets de joie. A la splendeur des héros avec leurs casques étincelants, l’épopée savait opposer les douceurs de la vie quotidienne.

Jacqueline de Romilly, Ce que je crois

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Chaque année, le jour de mon anniversaire, je sentais que je gravissais une marche de ma vie. Ainsi, la vie m’apparaissait comme un escalier sans fin dont chaque marche menait, selon mes projets et mes rêves, à des espaces où s’ouvraient des fenêtres et des portes. Des fenêtres et des portes d’où l’on pouvait voir des routes et des horizons, parfois ensoleillés et enchanteurs, parfois pluvieux et mélancoliques, mais toujours ouverts et vastes.

On pouvait y marcher, y courir ou cheminer tout doucement, aller vers quelque chose, se mettre en route vers un but donné. Mais maintenant, arrêtée sur la quarante et unième marche de l’escalier de ma vie, regardant autour de moi, je me suis vue enfermée dans un espace clos, sans aucune issue. J’ai tout à coup senti une insupportable douleur à la tête. Comme si quelque chose s’était brisé et saignait...

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De ce qui se fane vient ce qui éclot, de l’obscurité, la lumière, de la fin, le commencement. Et de la mort, la vie... L’espace dans lequel j’étais prisonnière était à demi obscur. Ou plutôt, il y régnait une clarté sale. Aucun coin sombre. Mais, de temps en temps, une lumière trouble à la source inconnue produisait d’inquiétants jeux d’ombre, comme celle qui traversait les cauchemars de la fin de mon enfance...

L’impuissance totale. La peur. La détresse. Comme si dans une longue rue, sous une pluie fine et collante, je courais pour échapper aux griffes d’un horrible gnome, et qu’au bout de la rue, je m’abritais sous le parapluie d’un passant dont la stature, de dos, m’était familière...

La peur. L’angoisse. La détresse. Toujours la même sensation. Même quand le cauchemar commençait par des visions riantes et lumineuses, cette sensation m’avertissait de la présence d’un élément sombre...

- Cette mer immobile, ça ne vous apaise pas de la contempler ? demanda-t-il à la femme sans cesser de regarder la mer.

La femme dit que c’était comme ça aussi pour elle avant l’accident, mais depuis, le calme de l’extérieur ne faisait jamais que raviver son agitation intérieure. Elle dit qu’elle avait pris conscience de cela par une nuit de tempête où le vent faisait rage et déracinait des arbres. Le fracas de la tempête lui avait accordé un moment de répit étonnant.

Chahla Chafiq, Chemins & Brouillard

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Le temps de vivre, c’est celui de voir les jouissances succéder aux souffrances, et vice-versa. Le non-sens des tristesses et des joies qui se succèdent. Toute une logique apparemment illogique, qui fait douter du sens de la vie. On ne peut s’installer dans le bonheur sans le voir aussitôt disparaître...

Le vécu se donne, ainsi compris, comme une sorte de spectacle, dont on ne maîtrise pas le scénario...

Il n’y a aucun fil d’Ariane pour trouver l’issue de ce labyrinthe. Les registres de l’expérience mêlent leurs eaux : le rêve et l’espoir, l’attente et le cauchemar, la blessure brutale et la solitude rencontrée. On se frotte les yeux pour s’assurer que le paysage est bien présent. Tant de ruptures mettent l’identité au défi d’avoir une conscience assurée d’elle-même...

L’imagination joue des tours, mais elle donne d’abord forme à toutes les pensées, en permettant la synthèse des sensations premières qu’elle inscrit dans une construction pleine de sens...

Comment une si précieuse faculté peut-elle perturber l’expérience, alors qu’elle est à bien des égards le moyen de l’éclairer par un travail intérieur ? Pascal dit de l’imagination qu’elle est maîtresse d’erreur et de fausseté, soulignant comme à plaisir que son caractère trompeur est d’autant plus redoutable qu’il est aléatoire, donc imprévisible.

L’imagination aujourd’hui me trompe, demain elle me dira vrai. C’est donc une faculté ambiguë qui joue un rôle décisif dans la connaissance et délivre des limites du réel immédiat, mais qui peut aussi s’asservir lorsqu’elle se dérègle, aux tourments de la mémoire comme aux errances de la vie affective...

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Comprendre la réalité telle qu’elle est, rêver la réalité telle qu’elle pourrait être, telle qu’elle devrait être. Entre les deux, la tension de l’idéal...

Réaliste est celui qui connaît le monde tel qu’il est, conformiste est celui qui consent au monde tel qu’il est. Parfois, l’écart entre le monde rêvé, le monde imaginé et le monde réel est si grand qu’il provoque un décalage tragique...

Détresse. La réalité fait beaucoup plus que décevoir, elle désespère, elle exile dans l’imagination. On ne rêve alors que d’un au-delà, d’un ailleurs, on renonce aux accomplissements de la vie ici-bas.

Peut-on désespérer au point de n’avoir plus de raison de vivre que pour rêver un ailleurs ? On compense la misère du temps et du lieu par l’imagination. Pourtant, ce refuge même dit quelque chose de la liberté humaine : la conscience n’est pas résorbée dans ce qui advient aujourd’hui, elle déploie sa richesse intérieure à rebours de la pauvreté du présent...

Il peut s’agir aussi de considérer que la réalité présente n’est pas satisfaisante, et de se donner les moyens de la transformer. Cette alternative n’est peut-être pas aussi nette dans la réalité. On peut, bien sûr, vivre malgré tout le monde présent et rêver d’un autre monde.

Henri Pena-Ruiz, Grandes légendes de la pensée

       

On peut partir d’une analyse des images pornographiques et de leur rapport avec la réalité pour expliquer l’un des malaises le plus évident d’aujourd’hui : le malaise sexuel. De ce point de vue, je crois que la pornographie représente le symptôme d’un trouble profond qui entoure aujourd’hui encore notre rapport au corps et, plus généralement, nos relations avec l’autre...

Dans le domaine des relations sexuelles, le consentement égalitaire est souvent illusoire. En effet, tout contrat renvoie à des règles, et les justiciables savent bien que les règles sont généralement établies par ceux qui ont le pouvoir. Ce qui signifie que la liberté sexuelle promue par le modèle contractuel est une liberté peu compatible avec l’égalité. Dans le cas de la pornographie ou de la prostitution, la «liberté» des forts se fait aux dépens des faibles...

Traiter le corps comme quelque chose qu’on possède au même titre que n’importe quel autre objet permet en effet de l’aliéner complètement. Mais aliéner complètement son corps signifie aliéner sa personne, car ce qu’on «fait» au corps, on le fait directement à soi-même...

On multiplie les partenaires pour oublier sa solitude dans un monde désenchanté. La consommation de l’autre, enfin, semble être une traduction sexuelle de la logique marchande contemporaine qui réduit tout à des objets d’échange. Comme l’écrit Nelly Arcan, une ex-prostituée qui raconte dans un récit autobiographique très émouvant son expérience de «femme libérée», lorsqu’on rentre dans un circuit de consommation, plus personne ne garde sa spécificité et son humanité : «Il est difficile de penser les clients un par un car ils sont trop nombreux, trop semblables, ils sont comme leurs commentaires sur Internet, indiscernables dans la série de leurs aboiements où reviennent les mêmes exclamations baveuses...»

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La pornographie engendre un monde sadique, où personne ne se soucie de ce que peut ressentir celui qui subit la violence, puisque aux yeux de tout le monde, il n’est qu’une chose... Seuls importent leur utilisation et le plaisir que quelqu’un d’autre peut y prendre. Ils sont des choses livrées aux mains d’autrui, le support éphémère de fantasmes multiples. Mais, derrière les images X, les individus existent et, lorsqu’on exerce sur eux de la violence, ils souffrent. En dépit de ce que l’on pense, au terme de beaucoup de tournages, on recueille des filles en larmes, qui ont tout donné pour permettre à la caméra de tourner, et qui se retrouvent blessées et humiliées... Comment accepter tout cela ?... Pourquoi une telle indifférence devant la souffrance d’autrui ?...

Le porno efface en douceur cette digue psychique, par des images qui permettent d’éviter de s’interroger sur le statut des acteurs et des actrices...

Dans les images X, on montre qu’on ne peut éprouver de l’excitation sans qu’elle soit grevée sur un arrière-fond de haine (haine de soi, haine de l’autre, haine de la chair) et qu’on ne peut avoir envie de coucher avec quelqu’un sans que cela se traduise par de violentes empoignades. Auprès du public, tout cela suscite à la fois de l’admiration et de la frustration : oser aller aussi loin,.. mais, encore une fois, dans la réalité, que se passe-t-il ?...

En s’appuyant en effet sur certains schémas traditionnels de la domination masculine, le porno hard semble offrir une voie de secours aux hommes, en imposant un retour à l’ordre pré-soixante-huitard, un ordre dans lequel la violence devient un pourvoyeur de plaisir et dans lequel les hommes, face à des objets sexuels et passifs, retrouvent les marques de leur virilité perdue.

Michela Marzano, Malaise dans la sexualité. Le piège de la pornographie

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En 1929, Freud publiait Malaise dans la civilisation. Le malaise en question désignait alors un sombre tableau de la société car présenté comme inhérent à l’humanité. Les thèmes soulevés tournaient autour du sadisme, du narcissisme, de l’archaïsme, de la haine, de la destruction, de l’agression, du sentiment de culpabilité, du besoin de punition, de l’angoisse, du dualisme pulsionnel et du conflit névrotique qui pousse à la destructivité. Inutile de préciser que le pessimisme l’emportait dans cet ouvrage.

Or force est de constater que le malaise décrit dans les travaux de Freud de l’époque - et le pessimisme qui en découle - est plus que jamais perceptible de nos jours. Ce malaise-là est-il alors indépassable et incontournable ? Comment se manifeste-il actuellement ? Quelles en sont les causes et les symptômes ? Peut-il s’aggraver, se résorber ou du moins s’atténuer ?...

Face au malaise général et prégnant dans la société, faut-il faire table rase des utopies, des rêves, des révoltes sociales ou des projets collectifs dits progressistes ? Ou au contraire continuer d’en débattre pour avancer et agir avec d’autres moyens, d’autres formules et des projets concrets qui prennent en considération les multiples facettes, faiblesses, griefs et aspirations de l’humanité.

Comment sortir du sentiment d’impuissance et du malaise social et individuel qui caractérisent notre société ? Quelles sont nos possibilités, nos capacités et nos limites ? Comment retrouver l’enthousiasme et un état d’esprit positif ou serein ? Comment composer avec les nombreuses crises de tous ordres qui n’en finissent pas de perdurer et de provoquer certaines dépressions, régressions économiques et sociales sans compter le découragement et le ressentiment ?

Marie-Anne Juricic, Extrait d’ouvrage à paraître


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Aujourd’hui, au cœur du néolibéralisme, les guerres sont devenues des conflits de gestion, une sorte de prolongement de l’économie par d’autres moyens... Au-delà du sens économique, rien ne semble plus avoir d’importance. Les victimes, directes ou indirectes, des guerres modernes vivent ce qui leur arrive comme s’il s’agissait de catastrophes naturelles...

Au milieu de l’océan de l’économie, les gens, les nations flottent à la dérive, en essayant à peine de ne pas sombrer. La trame de la vie, devenue spectacle d’une réalité virtuelle nommée “économie”, ou “mondialisation”..., s’est transformée au point de devenir une sorte d’écran qui nous sépare de nos propres vies, de nos propres drames, de nos propres joies...

Nous sommes chaque jour plus informés au sujet de choses dont nous ne savons rien du fonctionnement et de l’orientation. La tristesse comme symptôme de l’impuissance est alors la conséquence de cette déréalisation du monde...

Construire les bases d’une pensée de la décision, cela implique, on le verra, de connaître nos déterminations, pour accéder à une position où le destin n’est plus l’ennemi de la liberté...

La liberté, avant tout, est participation au devenir de chaque situation. C’est pourquoi la question ne peut plus se poser en termes de savoir si nous sommes libres ou non, mais plutôt si nous participons ou non à des devenirs multiples de libération, de développement de la puissance... nous pouvons participer au devenir de la situation dont nous faisons partie, en aucun cas nous ne pouvons nous en extraire.

Les exemples sont sans fin, qui nous montrent tous comment l’intellectualisation extrême de la vie a pu nous faire oublier cette vérité de base : les corps pensent - la tête ne dirige pas le corps, elle fait partie du corps.

Miguel Benasayag, La Fragilité


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Dans sa totale ignorance des causes, plus il [l’individu] ignore ses chaînes, plus il se croit libre et détaché, et plus il est condamné à occuper la position opposée à toute liberté, condamné à subir sa vie, parce qu’à l’ensemble des multiples déterminations qui le fondent comme un destin (les défis de l’époque, le sexe, le groupe social, etc.), s’ajoute la dernière des déterminations : l’ignorance de ses déterminations.

Or c’est précisément cette dernière détermination... qui le fait tomber dans le piège narcissique de la “liberté/détachement”, et convertit son destin en fatalité...

Ce sont les défis qui constituent le chemin. Grâce aux défis, la jeune femme échappée aux dangers de son pays d’origine, libérée des contraintes de la famille ou du clan, pourra connaître la possibilité de vivre comme un être humain respecté et digne...

Nous sommes surpris, et souvent frustrés, de ce qui nous apparaît comme un manque de maîtrise de notre part, comme une difficulté pour obtenir ce que consciemment nous voulons réaliser. Mais la combinatoire des souhaits, de ce qui nous paraît souhaitable et désirable, et la combinatoire des pratiques et des actes sont tout à fait distinctes.

Car à la différence de l’agir qui,..., s’inscrit nécessairement dans l’ouvert et le multiple, souhaiter est une activité complète, fermée sur elle-même, qui n’a aucune raison d’aboutir aux fins souhaitées. Il est vrai que ces combinatoires peuvent s’articuler l’une à l’autre, mais, en aucun cas, la suite “naturelle” de la formulation d’un souhait ne sera sa très fameuse réalisation...

Tout ce qui est, en théorie, possible ne peut pas advenir en acte. Cette difficulté, aussi fréquente au niveau individuel que dans les différentes dimensions sociales, explique que nous soyons toujours surpris par ce  que nous prenons pour un manque d’efficacité.

Miguel Benasayag, La Fragilité


      

Supposons que la nature des choses puisse soudain parler et, de sa propre bouche, à quelqu’un d’entre nous lance ces invectives :

«Qu’y a-t-il donc pour toi de si grave à mourir, mortel, pour que tu aies une telle tendance à te laisser aller au deuil et au malheur ? Pourquoi ainsi pleurer et déplorer la mort ? Car enfin, si la vie par toi déjà passée t’a été agréable, et si tous ses bienfaits n’ont pas été versés comme en un fût percé, s’ils n’en ont fui, perdus sans que tu en aies gré, pourquoi ne t’en vas-tu du repas de la vie en convive repu,...  Mais si tu as laissé filer en pure perte tout ce que tu as eu en fait de jouissances, si tu es mécontent de la vie, pourquoi donc es-tu là à quêter encore un supplément qui, une fois de plus, se terminerait mal et prendrait fin sans que tu aies joui de rien ? ...» 

Lucrèce, De la nature des choses 

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Fuyez donc les thèmes généraux pour ceux que vous offre votre propre vie quotidienne ; décrivez vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous traversent l’esprit et la croyance à une beauté quelle qu’elle soit - décrivez tout cela en obéissant à une honnêteté profonde, humble et silencieuse, et, pour vous exprimer, ayez recours aux choses qui vous entourent, aux images de vos rêves et aux objets de vos souvenirs. Si votre vie quotidienne vous paraît pauvre, ne l’accusez pas ; accusez-vous plutôt, dites-vous que vous n’êtes pas assez poète pour en convoquer les richesses...

Chercher à éveiller les sensations englouties de ce lointain passé ; votre personnalité en sera confortée, votre solitude en sera élargie pour devenir cette demeure à peine visible loin de laquelle passera le vacarme des autres...

Qu’il s’agisse du souvenir de votre propre enfance ou d’une aspiration à votre propre avenir, soyez seulement attentif à ce qui s’éveille en vous, et, accordez-y une valeur supérieure à tout ce que vous observez autour de vous. Un événement au cœur de votre plus profonde intériorité est digne de tout votre amour, comme il doit mobiliser en quelque manière votre travail...

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

   

Nous ne pouvons penser le monde sans le mal, sans une partie de barbarie, mais ni la violence ni la barbarie ne construisent et préservent le monde. Si le “bien” doit être compris comme ce qui tend vers la construction, le mal est à définir, à la façon de Spinoza, comme ce qui tend vers la destruction, la diminution de puissance dans une situation. Or, aucune situation ne peut exister seulement avec des forces de destruction, il faut bien qu’elle comporte un minimum de construction, de liens, autrement elle disparaîtra. Il n’existe donc pas de “mal” ou de “bien” dans l’abstrait, mais seulement dans le concret de la situation, dans l’ici et maintenant...

“Vanité des vanités, tout est vanité.” Ainsi commence l’Ecclésiaste... Vanité des vanités ? Il existe une autre traduction de ce passage de l’Ecclésiaste, qui dit : “Fragilité des fragilités, tout est fragilité...” Naître, c’est naître à la fragilité, à la fragilité de l’être. Que le soleil se couche, qu’il se lève, qu’en fin de compte il n’y ait rien de nouveau sous le soleil, non seulement cela n’est pas inquiétant et pourrait défier une “humaine vanité”, mais c’est justement ce qui réchauffe à chaque lever du soleil les désirs les plus profonds...

Il [le mouvement de libération des femmes] a entraîné la libération d’une infinie quantité de puissance, d’intelligence, de création, qui jusque-là restait écrasée, niée. Nous pourrions dire que cela constitue un véritable progrès pour l’humanité. Or la réponse est la même que pour l’écriture...

Dans ces nouveaux territoires de l’être, les problèmes fondamentaux de l’humanité, ceux qui touchent à notre essence, restent, sous des nouveaux habits, les mêmes. La fragilité de l’existence tient à cette réalité profonde : tout développement de l’autonomie crée de nouveaux possibles, et en même temps développe notre dépendance avec le tout, avec le paysage. Ainsi l’oiseau migrateur qui n’est pas enfermé dans une cage n’est pas moins articulé et dépendant des déterminations multiples que celui qui ne part pas.

Miguel Benasayag, La Fragilité

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L’idée que seul le résultat compte est fondamentalement ridicule car il n’y a jamais de résultat mais un parcours. Pour le dire autrement, nous connaissons tous le résultat, la tombe... L’intentionnalité de tout être vivant est de développer sa vie. Cette tendance n’implique aucune téléologie, elle est l’effort de tout être pour persévérer dans son être. La vie veut la vie. Quelqu’un qui ne bouge pas voit son corps dépérir, quelqu’un qui ne pense pas penche de plus en plus du côté de l’opinion et de la recherche identitaire.

L’évitement de l’effort a paradoxalement plongé notre société dans une très grande fatigue. Elle affronte ainsi comme une fatalité ce qu’elle avait tenté d’annuler. Elle n’offre plus que l’apologie du confort ou la vision de ceux qui sont exploités, dont l’effort est aliéné. Elle ne sait plus penser un effort d’émancipation, de création, d’amour, de pensée...

Si j’ordonne ma vie par le rejet de toute fatigue, je subis  celle-ci sous les formes de la dépression et de l’impuissance. La fatigue actuelle tient à l’immense effort produit pour éviter tout effort. Les gens n’ont plus de forces, ils consultent, consomment des psychotropes, des vitamines. Ils le disent eux-mêmes : ils sont dévitalisés.

Miguel Benasayag, Abécédaire de l’engagement


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Ce n’est pas,..., la paresse seule qui est responsable du fait que les rapports humains se répètent sans innovation et de manière si indiciblement monotone ; c’est plutôt la crainte d’une quelconque expérience inédite et imprévisible qu’on s’imagine ne pas être de taille à éprouver...

Ne vous examinez pas trop. Ne tirez pas de trop hâtives conclusions de ce qui vous arrive ; laissez-le tout simplement se produire. Autrement, vous en viendrez trop facilement à jeter un regard plein de reproches (c’est-à-dire un regard moral) sur votre passé qui, naturellement, prend part à tout ce qui maintenant vous arrive.

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

       

  

 

La Pesanteur

  

 

NAHOUM-GRAPPE Véronique, Anthropologue à l’E.H.E.S.S.

Le féminin, Hachette, 1996.

Émission réalisée le 20 janvier 1998

 

 HENRY Natacha, Historienne et journaliste.

Les mecs lourds ou le paternalisme lubrique, Robert Laffont, 2003.

Émission réalisée le 07 octobre 2003

  

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     Après la pluie, l'orage ou la foudre...

 

   

Le machisme lubrique est à l’érotisme,

ce que le virilisme est au féminisme,

ce que la pesanteur au sens de lourdeur/douleur est à la grâce,

ce qu’un mélange de débilité, de médiocrité est à une alchimie emplie de volupté et de beauté,

ce que l’eau boueuse est au lagon bleu turquoise de Polynésie,

Pas une once d’ambivalence ou de ressemblance entre les deux,

Indifférence dans un cas,

Eveil des sens dans l’autre ! 

Marie-Anne Juricic 

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Tout ce qu’on nomme bassesse est un phénomène de pesanteur. 

Simone Weil, La pesanteur et la grâce

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Si les hommes pouvaient, aussi bien qu’on les voit sentir qu’ils ont un poids au-dedans de l’esprit qui, par sa gravité, est là qui les épuise, apprendre également les causes de ce poids, apprendre d’où provient cette espèce de masse énorme de malheur qu’ils ont rivée au cœur, ils passeraient leur vie autrement qu’on les voit pour la plupart le faire à présent, ne sachant ce qu’ils veulent, sans cesse en quête d’un ailleurs, comme s’ils pouvaient, là, déposer leur fardeau.

Lucrèce, De la nature des choses

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L’acte méchant est un transfert sur autrui de la dégradation qu’on porte en soi. C’est pourquoi on y incline comme vers une délivrance.

 Simone Weil, La pesanteur et la grâce

 

    

 

 

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Le plaisir physique est une expérience sensible qui n’est en rien différente de l’intuition pure ou du sentiment pur dont un beau fruit comble la langue ; c’est une grande expérience, infinie, qui nous est accordée, un savoir du monde, la plénitude et la gloire de tout savoir. Et ce qui est mal ce n’est pas que nous ressentions ce plaisir ; ce qui est mal c’est que presque tout le monde mésuse de cette expérience et la dilapide, en fait un excitant pour faire pièce aux moments de lassitude qu’ils vivent, en fait une distraction au lieu qu’elle rassemble notre existence en vue de ses acmés...

Aimer, tout d’abord, n’est rien qui puisse s’identifier au fait de se fondre, de se donner, de s’unir à une autre personne ... c’est, pour l’individu, une extraordinaire occasion de mûrir, de se transformer au sein de soi, de devenir un monde, un monde en soi pour quelqu’un d’autre ; c’est, pour lui, une grande et immodeste ambition, quelque chose qui le distingue et l’appelle vers le large.

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

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Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroirs, elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l’homme deux fois plus grande que nature...

Les miroirs peuvent avoir de multiples visages dans les sociétés civilisées ; ils sont en tout cas indispensables à qui veut agir avec violence ou héroïsme. C’est pourquoi Napoléon et Mussolini insistent tous deux avec tant de force sur l’infériorité des femmes ; car si elles n’étaient pas inférieures, elles cesseraient d’être des miroirs grossissants. Et voilà pourquoi les femmes sont souvent si nécessaires aux hommes. Et cela explique aussi pourquoi la critique féminine inquiète tant les hommes...

L’apparition dans le miroir est de suprême importance parce que c’est elle qui recharge la vitalité, stimule le système nerveux. Supprimez-la et l’homme peut mourir, comme l’intoxiqué privé de cocaïne.

Virginia Woolf, Une chambre à soi

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 Revenons au lien maître/esclave : il ne relève pas de la tendresse en général mais sert de référence scénique à une forme de sexualité violente, délivrée précisément de tout lien affectif, excepté celui de la haine comme puissant vecteur d’excitation. Il faut précisément s’interroger sur les rapports entre la haine et la sexualité. En réalité, le rapport maître/esclave joue dans l’imaginaire littéraire contemporain, qui met en scène une sexualité représentée comme expérience vertigineuse et non sentimentale, l’expression même d’une libération extatique, loin des préjugés “bourgeois”, où la femme est le plus souvent réduite à un parcours sacrificiel forcé ou consenti.

Les productions pornographiques contemporaines, comme la contre-culture chic et d’avant garde, en montrent de nombreux exemples. La difficulté d’interprétation majeure repose sur le fait que des gestes de la sexualité servent de support au langage de la haine : le lexique des injures verbales témoigne d’un étrange désir de souillure, un plaisir en abîme dans la profanation cruelle.

Véronique Nahoum-grappe, Le féminin

    

L’univers pornographique offre un système répétitif d’images qui impliquent toutes à un moment donné le fouet et le clou, le viol et la destruction du corps, féminin surtout, masculin parfois, enfantin souvent : les exploits sadiens sont la suite mécanique du devoir de jouissance érotique.

Les chansons pornographiques des militaires en vadrouille, les écrits sophistiqués des romanciers en proie au vertige scripturaire d’une sexualité traduite dans les mots, les pratiques des bizuteurs et des sadiques sexuels, les rêveries anarchistes, et les dérives d’un certain féminisme révolutionnaire “anti-bourgeois” sont englués dans le même mythe d’une pratique frénétique de la sexualité clivée. Comment comprendre cette interprétation de la pratique sexuelle sadienne comme preuve de la liberté humaine non bourgeoise ?

Mais cet imaginaire commun conduit à la destruction inéluctable de l’objet de désir, dans la souffrance et le malheur... Il est nécessaire que la pensée féministe prenne en considération cet effet de stimulation pour les deux sexes des pires images sexuelles, c’est-à-dire celles qui proposent l’esclavage, la souffrance, la destruction du corps, surtout féminin.

Véronique Nahoum-grappe, Le féminin

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Tout un univers sémantique de la virilité se laisse deviner à travers les romans policiers, les films, les images les plus courantes de notre culture populaire urbaine formée au cours du XXe siècle surtout aux Etats-Unis, mais dont on trouve des éléments dans les romans européens du XIXe siècle : le monopole de la violence exprimable, juste ou criminelle, est le fait des hommes et définit même leur identité, elle se fonde sur le déni des “sentiments”, des “émotions”, de leur expression non virile. La “violence” ici est prise dans son sens littéral, brutal, physique, individuel de destruction des choses et des corps, et non pas dans son sens plus délicat, plus médiat, de “violence symbolique”.

La pensée féministe a démasqué en premier lieu cette “culture de la virilité”, “machiste”, dont l’extension ne semble pas se limiter à la civilisation latine, ou même occidentale au sens large du terme, et qui privilégie une accentuation de la différence masculin/féminin au profit d’une virilité agressive...

C’est à l’armée, dans les équipes sportives et parmi leurs fans, dans les groupes de bizuteurs, ou encore dans les milices d’extrême-droite, que règne la plus forte exclusion du féminin.

Véronique Nahoum-grappe, Le féminin

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Dans un opaque marécage, agissant quelque part entre la drague, les insultes ou encore le harcèlement sexuel, certains hommes, en effet, s’en prennent de façon plus ou moins vulgaire et équivoque aux femmes qu’ils rencontrent. En une phrase ou deux, ils sexualisent la relation, et la déséquilibrent...

Elles [les femmes] savent qu’il s’agit surtout pour ces hommes d’exercer leur illusion de pouvoir, une domination misogyne... je propose de nommer cette chose (le comportement des «mecs lourds») le paternalisme lubrique. Il se produit dans les lieux publics et dans la vie professionnelle... Il est là comme d’autres formes de communication et de socialisation. Il est là, prêt à se manifester à tout moment...

La remarque salée salace va se cogner dans la féminité, dans la Femme, parce que ces «mecs lourds» prétendent aimer les femmes. Pour certains d’entre eux, c’est même un plus, une façon d’enjoliver le quotidien, d’y glisser humour et séduction. Ils creusent là une différence des sexes qui leur convient surtout à eux... Le «mec lourd» fait partie du paysage, même s’il l’assombrit.

Le phénomène n’est pas des moindres car si, fort heureusement, il ne concerne pas tous les hommes, loin s’en faut, il concerne néanmoins toutes les femmes. A vrai dire, la difficulté avec le «mec lourd», c’est que ses frontières ne sont pas toujours bien claires.

Natacha Henry, Les “Mecs lourds” ou le paternalisme lubrique

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Profitant d’une situation à son avantage, le “mec lourd” veut prouver qu’il domine son interlocutrice à la fois sexuellement et socialement. Au départ, il est convaincu qu’un homme vaut mieux qu’une femme. De fait, il la prend un peu pour une mineure. Car le paternalisme lubrique s’épanouit notamment dans des situations déséquilibrées : quand la fille est plus jeune ; quand l’homme estime qu’elle a de moindres moyens financiers, professionnels, ou de maigres qualifications ; quand, dans un contexte professionnel, il estime qu’elle est là pour le servir et donc totalement à sa disposition ; quand elle semble timide et qu’il pressent qu’elle aura du mal à répondre du tac au tac ; quand il est avec un ou plusieurs “potes” à qui il veut démontrer sa virilité...

Cette accumulation d’incidents à la fois quasi invisibles et publics perpétue des rapports de domination...

Cependant, le type sympa qui lance un mot amusant parce qu’il fait beau et qu’il est content n’est pas dangereux pour la santé morale et physique. En cela, il est très différent du paternalisme lubrique et autres  harceleurs.

Les commentaires plus ou moins obscènes d’inconnus seuls ou en groupe, les sifflements, les onomatopées simiesques, les signes déplacés, tout cela fait partie du harcèlement de rue... Toujours déstabilisant d’une façon ou d’une autre, le harcèlement de rue peut provoquer un sentiment confus de danger, qu’il émane d’un passant, d’un chauffeur de taxi ou d’un groupe de badauds. En tout cas, il faut se protéger. Pour les femmes dont on a violé l’espace mental intime, le risque de violence physique n’est alors pas très loin. Et s’il peut paraître anodin au point de se faire oublier, le harcèlement de rue impose aussi d’apprécier les éventuelles solutions de fuite ou de repli...

N’oublions pas pour autant la séduction, le hasard et les rencontres qui font briller le soleil. Les moments privilégiés où les charmes chatouillent les sens.

Natacha Henry, Les “Mecs lourds” ou le paternalisme lubrique

     

Comme le dit Clémentine Autain : “Ces interpellations nous réduisent à l’état d’objet. Elles empêchent tout rapport sincère et spontané de séduction qui implique la rencontre entre deux sujets, et non entre un sujet et un objet.”...

Bien entendu, personne ne songerait à séduire en étant vulgaire, mais ici le but est moins de séduire que de casser, troubler, dominer, comme dans toute entreprise de violence.

La vulgarité est la grande alliée du paternalisme lubrique car elle déstabilise les filles...

La romancière Nancy Huston, lassée de cette “effraction répétée de ma bulle d’intimité, le précieux anonymat des flâneurs”, l’écrit avec précision : “Il m’a fallu attendre la quarantaine pour conquérir, dans les rues de Paris, cette liberté que n’importe quel gamin de quinze ans prend comme un dû.” Ce manque de liberté, cette sensation que l’on vous impose un carcan qui vous interdit de bouger, toutes les femmes en ont fait l’expérience dans les espaces ouverts comme la rue, les parcs et les transports en commun ou dans des espaces fermés...

On peut avoir envie d’être séduisante sans avoir envie d’être agressée.

Natacha Henry, Les “Mecs lourds” ou le paternalisme lubrique

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Quoi qu’il en soit, le paternalisme lubrique naît de la construction traditionnelle des genres. On veut parfois encore simplement l’attribuer à une montée d’hormone, la testostérone, qui rendrait les pulsions, même verbales, incontrôlables. Cela ne sert qu’à conforter la légende du désir masculin soudain, brutal, obligatoire, et obéissant à quelque nécessité supérieure et indépendante de leur volonté rationnelle. Ce mythe a déjà causé bien des ravages puisqu’il est souvent invoqué par les agresseurs dans les procès pour viol ou même meurtre. La biologie expliquerait -justifierait même - les violences masculines les plus barbares.

Les hommes non violents seraient-ils incapables de faire la preuve de leur virilité ?... Heureusement pour ces hommes et les femmes qui les rencontrent, leur identité est ailleurs.

Natacha Henry, Les “Mecs lourds” ou le paternalisme lubrique

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 Et si le “mal”, en tant qu’ombre du “bien”, reste inévitable, il est, d’une part, inévitablement second, comme toute ombre, et, d’autre part, il est sans être. C’est pourquoi la fascination que le mal exerce chez nos contemporains n’est même pas maladive, elle est stupide, car il y a dans cette attitude esthétisante un faux-semblant qui cache mal la fainéantise du geste ; comme il est toujours plus dur de répondre à l’appel, le mal prend, dans l’esthétisme contemporain, la place d’un “absolu au rabais”, un simulacre d’absolu en tout convenable aux petites personnes paresseuses qui se laissent séduire par lui et qui le trouvent en général d’autant plus attrayant qu’il est lointain.

Miguel Benasayag, La Fragilité

    

 

 

L'Amour

 

 

BONNET Marie-Jo, Docteure en histoire, spécialiste d’histoire culturelle.

Les relations amoureuses entre les femmes du XVIième au XXième siècle, Odile Jacob, 1995.

Émission réalisée le 01 décembre 1998

 

HEINICH Nathalie, Sociologue au CNRS.

États de femme, l’identité féminine dans la fiction occidentale, Gallimard, 1996.

Émission réalisée le 06 avril 1999

 

FARGE Arlette, Historienne et directrice de recherche au CNRS (CRH-EHESS).

Séduction et société, sous la direction de Cécile Dauphin et Arlette Farge, Le Seuil, 2001.

Émission réalisée le 19 juin 2001

 

PERROT Michelle, Professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 7-Denis Diderot.

Histoire des femmes en Occident (5 tomes), Perrin-tempus, 2002.

Émission réalisée le 21 octobre 2003

 

FRAISSE Geneviève, Philosophe, historienne, directrice de recherche au CNRS, ancienne déléguée interministérielle aux Droits des femmes auprès du Premier ministre en novembre 1997, actuellement députée européenne.

La controverse des sexes, PUF, 2001.

Émission réalisée le 18 novembre 2003

 

 FERRAND Michèle, Sociologue au laboratoire Cultures et sociétés urbaines du CNRS et associée à l’unité Démographie, genre et sociétés de l’INED.

Féminin, masculin, La Découverte, 2004.

Émission réalisée le 07 septembre 2004 

 

CUGNO Alain, Philosophe.

La blessure amoureuse. Essai sur la liberté affective, Seuil, 2004.

Émission réalisée le 30 novembre 2004

 

CASTA-ROSAZ Fabienne, Doctorante en histoire, journaliste et réalisatrice.

Histoire de la sexualité en Occident, La Martinière, 2004.

Émission réalisée le 07 décembre 2004

 

FRAISSE Geneviève, Philosophe, historienne, directrice de recherche au CNRS, ancienne déléguée interministérielle aux Droits des femmes auprès du Premier ministre en novembre 1997, députée européenne.

La différence des sexes, PUF, 1996.

Émission réalisée le 29 mars 2005

 

CASTA-ROSAZ Fabienne, Doctorante en histoire, journaliste et réalisatrice.

Histoire du flirt. Les jeux de l’innocence et de la perversité, Grasset, 2000.

Émission réalisée le 07 juin 2005

 

MUCHEMBLED Robert, Professeur à l’université de Paris-Nord.

L’orgasme et l’Occident. Une histoire du plaisir du 16e siècle à nos jours, Seuil, 2005.

Émission réalisée le 18 octobre 2005

 

MARZANO Michela, Philosophe, chercheuse au CNRS.

La fidélité ou l’amour à vif, Buchet-Chastel, 2005.

Émission réalisée le 01 novembre 2005

 

    

      Après la pluie, l'orage, la foudre, l'Amour...

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Le plus grand plaisir qui soit après amour, c’est d’en parler.”

Louise Labé, Débat de folie et d’amour (1555)

 

L’amour a une histoire. La conception qu’en a chaque société résulte d’une longue élaboration et constitue l’un des piliers culturels de son organisation. Bien sûr, chaque être, se découvrant à travers lui, invente l’amour à sa manière. Les amoureux, toujours “seuls au monde”, s’imaginent innover. L’expression des sentiments, la découverte des corps, les pratiques sexuelles, tout ce qu’ils vivent, croient-ils, dans la spontanéité et la liberté, est aussi conditionné par leur milieu et par leur époque. Un “je t’aime” est à la fois unique dans son émotion et daté dans sa forme...

Si l’histoire abonde en exemples d’admirables épouses dévouées - la réciproque étant plus rare -, l’émergence du “couple d’égaux” me paraît être l’un des grands progrès du XXe siècle dans le domaine des relations entre les hommes et les femmes. Inconcevable autrefois, révolutionnaire au début du siècle, cette notion n’est toujours pas admise dans la majeure partie du monde...

Historiquement, l’amour est indissociable du roman. La littérature, le cinéma ou la télévision illustrent certains mythes de notre culture, comme Pygmalion, don Juan ou Roméo et Juliette. Ces représentations contribuent à l’éducation sentimentale et sexuelle, inspirent des tactiques de séduction et, en l’absence d’information, servent de modèles érotiques...

Quand les images de fiction délimitent le savoir sur l’amour, on peut se laisser piéger par les leurres d’un monde de l’apparence, où les corps sont parfaits, les histoires fascinantes et les héros inaccessibles.

Florence Montreynaud, Aimer. Un siècle de liens amoureux

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Longtemps effacée derrière les nécessaires solidarités entre les générations, la notion de couple, comme une entité distincte dans le groupe, et de son intimité propre, ne s’est pleinement imposée en Occident qu’au XXe siècle. Jusqu’alors, le mariage était une affaire négociée et conclue entre deux familles, qui signifiait ou renforçait une alliance entre deux clans. C’est toujours le cas dans le reste du monde...

Vers le milieu du XVIIIe siècle en Europe, on commença à admettre qu’une affection mutuelle pût être à la base du mariage. Des artistes mettaient en scène l’idéal de l’amour romantique ; des couples se formaient à la suite d’une décision personnelle, selon des “affinités électives” - titre d’un roman de Goethe. Ce changement culturel capital correspondait à une transformation de la conception masculine de l’amour, faiblesse autrefois incompatible avec la virilité. Dans les schémas hérités de la chevalerie, la mâle prestance du héros s’opposait à la mollesse efféminée de l’amoureux...

Quant aux femmes “biens”, élevées dans l’ignorance des réalités du corps et dans le culte de la virginité, elles devaient, une fois mariées, subir le désir de l’homme et, si elles se sentaient frustrées, ne pouvaient que rêver d’amour...

C’est l’existence du divorce qui favorisa le développement du mariage d’amour. Le paradoxe n’est qu’apparent : puisque le lien contracté pouvait être rompu, puisqu’on pouvait concevoir de ne plus se marier pour l’éternité, l’engagement prenait une signification nouvelle.

Florence Montreynaud, Aimer. Un siècle de liens amoureux

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A partir des années 1920, se marier par intérêt semble immoral, le faire par raison ne peut mener qu’à la médiocrité et on ne se vante pas d’avoir été incapable de trouver soi-même un conjoint. L’amour, si longtemps redouté et tout juste toléré sous des formes policées, est promu en quelques décennies au rang de fondement préalable et essentiel à la réussite d’une union. Ce retournement s’inscrit dans une évolution de la sensibilité qui, tout au long du XXe siècle, tend à renforcer le rôle du foyer conjugal ou familial comme refuge contre la dureté du monde extérieur et surtout comme lieu privilégié où s’exprime l’affectivité. A la faveur de cet ample mouvement de valorisation de l’intimité, la vie amoureuse devient de plus en plus une affaire privée...

Selon Norbert Elias, qui a analysé “le processus de civilisation”, la plus grande révolution dans l’histoire des sociétés occidentales est, dans le courant du XXe siècle, l’accession des femmes à une identité propre, qui ne soit plus celle de leur père ou de leur mari. Cette émancipation, associée à la figure de la femme libre, s’explique en partie par l’autonomie accrue des femmes, qui au XXe siècle ont pu faire des études et exercer des professions salariées. La contraception féminine moderne a joué un rôle déterminant...

Le tournant-clef, dans presque tout l’Occident, se place entre 1965 et 1975. Il ne s’agit pas d’une rupture que les contemporains auraient pu percevoir, mais de l’annonce d’une métamorphose sociale ; elle s’exprime d’abord par un bouleversement des courbes statistiques : les naissances et les mariages diminuent, les divorces augmentent, les relations sexuelles pré-maritales se généralisent, l’âge au mariage s’élève ainsi que celui au premier enfant. Suivent, avec un décalage plus ou moins grand selon les pays, des lois sur la contraception, le divorce, l’avortement, le mariage, le partage des responsabilités parentales, la transmission du nom de la femme, etc., qui viennent mettre en conformité le droit et les pratiques. Ce vaste mouvement, encore inachevé aujourd’hui, accompagne une restructuration et une réévaluation des rapports entre hommes et femmes, tandis que le couple, lui-même en mutation, s’inscrit dans une société de plus en plus complexe et mobile...

Donner de l’amour suppose d’en avoir reçu enfant et d’avoir appris à s’aimer soi-même. Les premières caresses, la tendresse, les mots doux sèment les graines. Plus tard, d’autres rencontres, attachements et connivences feront advenir fleurs et fruits...

Aimer, c’est aussi faire de la place en soi pour accueillir l’autre. Aimer, c’est connaître - le mot est le même dans la Bible - et c’est naître au monde chaque jour dans un émerveillement renouvelé.

Florence Montreynaud, Aimer. Un siècle de liens amoureux

         

L’émancipation - économique, intellectuelle - des femmes semble appeler l’angoisse de leur indépendance sexuelle...

S’émanciper, c’est forcément remettre en question sa sexualité. Ce constat est-il inspiré par la vie de militantes plus affairées dans la sphère “publique” que dans la construction d’un foyer ? Celle qui dénonce l’obligation d’être belle renonce-t-elle au plaisir d’être belle ? Le féminisme, au contraire, met en avant ce qui empêche le plaisir des femmes, cette domination qui les oblige à utiliser la séduction pour obtenir des hommes qu’ils cèdent. L’antiféminisme, au contraire, tente de nous faire croire que la soumission est plus payante.

A la question de savoir si la prise de conscience de l’oppression et la lutte contre cette oppression doivent nécessairement aboutir à tuer l’amour ou le couple hétérosexuel, il est utile de rappeler ce qu’en disent les féministes elles-mêmes.

C. Delphy écrit dans L’ennemi principal : “Je crois qu’il y a une constante de l’analyse féministe, et depuis les premiers mouvements organisés féministes, c’est que la revendication d’égalité ou l’affirmation que les femmes étaient opprimées, a souvent été faite non pas contre les relations d’amour entre les sexes, mais au contraire au nom des relations d’amour entre les sexes... [Les féministes du XIXe siècle] protestaient au nom de la liberté et de la dignité mais aussi, disaient-elles, parce qu’il est impossible qu’il y ait des sentiments authentiques entre deux personnes dont l’une contrôle si absolument l’autre”.

Florence Degavre, Revue Chronique Féministe n°77/79. Janvier/avril 2002, Dossier : Toutes engagées ?, Université des femmes

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Le but utile que je me propose est d’éteindre une flamme cruelle et d’affranchir les cœurs d’un honteux esclavage...

Pendant que la chose est possible et que légers sont les mouvements qui agitent ton cœur, si tu sens quelque regret, arrête tes pas dès le seuil. Etouffe dans leur nouveauté les germes funestes d’un mal qui vient de se déclarer, et, dès le départ, que ton cheval refuse d’avancer...

J’ai vu des plaies d’abord faciles à guérir et qu’on différait de soigner faire payer cette longue négligence...

Pourtant, si vous avez laissé passer le temps favorable pour appliquer les premiers remèdes, et que, ancien déjà, l’amour soit établi dans votre cœur, dont il s’est emparé, plus difficile est la tâche...

Il est difficile d’aborder directement tout ce qui est impétueux...

Un esprit impatient et rebelle encore aux secours de l’art repousse et prend en haine la voix qui le conseille. Je l’attaquerai avec plus de succès lorsque déjà il laissera toucher ses blessures et sera disposé à écouter le langage de la raison...

On enflamme le mal, on l’irrite en le combattant, quand on ne l’attaque pas à propos...

Donc aussitôt que tu paraîtras en état de profiter des remèdes de notre art, fuis l’oisiveté...

Seulement, si fortes soient les chaînes qui te retiennent, va-t’en au loin et entreprends de longues routes. Tu pleureras...

Si tu reviens trop vite, avant que ton âme soit bien raffermie, l’Amour, rebelle, tournera contre toi ses armes cruelles. Quelle qu’ait été la durée de ton absence, tu reviendras ardent, plein de désirs et tout le temps de ton voyage aura coulé pour ton mal...

Ovide, Les Remèdes à l’amour

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La meilleure façon de recouvrer la liberté, c’est de rompre les chaînes qui blessent le cœur et une bonne fois de mettre fin à son tourment...

De plus le mal est voisin du bien...

Il n’y a point d’amour qui ne cède à un autre amour le remplaçant...

L’amour entre dans les cœurs par l’habitude ; c’est par l’habitude qu’on le désapprend...

Tu es trop faible ; tu ne peux t’éloigner, tes fers te retiennent et le cruel Amour tient pied sur ta gorge. Cesse de lutter ; les vents soufflant dans les voiles ramèneront ta barque ; que ta rame suive le flot qui l’entraîne. Il faut calmer cette soif qui te brûle et te fait souffrir... Je veux désormais que tu boives au milieu du fleuve. Mais bois même au-delà de ce que réclame ton estomac... Jouis de ton amie sans arrêt, sans obstacle ; qu’elle prenne et tes nuits et tes jours. Cherche la satiété. C’est aussi un moyen de guérison que la satiété...

Pour oublier, penser aux tourments que l’on a éprouvés...

Mais on est plus sûr d’éteindre sa flamme progressivement plutôt que tout d’un coup ; cesse lentement d’aimer et tu n’auras pas de rechute à redouter...

Que l’amour s’échappe insensiblement ; qu’il aille s’évanouissant dans l’air subtil ; qu’il meure doucement et par degrés...

Celui dont l’amour se termine dans la haine, ou bien aime encore ou bien aura du mal à cesser de souffrir...

Il est plus sûr et plus décent de se séparer en paix que de passer, d’un lit, aux chicanes des procès. Les présents que tu avais faits, laisse-les sans contestations ; généralement un léger sacrifice nous apporte un gain plus important...

Fuis les lieux qui furent le théâtre de vos unions... Ces souvenirs réveillent l’amour ; la blessure avivée se rouvre ; aux malades la moindre imprudence est nuisible.

Ovide, Les Remèdes à l’amour

          

L'Amour pose cette question éminente, souvent brûlante, à savoir, comment entrer en contact avec l'autre, avec celle ou celui qui semble être l'élu/e d'un pauvre cœur qui palpite d'envie et dans le vide, qu'elle soit blonde, qu'il soit brun, qu'elle soit rousse, qu'il soit châtain ou autre, peu importe.

Pour que les cœurs et les corps se rapprochent voire s'effleurent, il faut en amont, que les grands esprits se rencontrent, que les regards se croisent tôt ou tard. Alors faire un geste, dire quelques mots suffisamment signifiants et gratifiants pour qu'ils prennent toute leur importance a tout son sens. Mais surtout provoquer subrepticement le destin, pas toujours très malin, est loin d'être vain. S'inspirer par exemple du cinéma, pas forcément hollywoodien mais simplement français, avec Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain, film remarquable pour sa finesse d'esprit et la description des ressorts psychologiques de tout/e un/e chacun/e peut devenir un guide. Car il arrive souvent que l'amour craigne de se montrer en se morfondant dans l'incertitude, l'indécision et le doute comme le remarquait Marivaux dans toute son œuvre.

L'Amour donne des ailes et fragilise à la fois d'où la sensation enivrante et déstabilisante qui en découle, alors libre à nous de les déployer ces belles ailes ou non et d'être rassuré/e ou pas. Et ne jamais oublier que dans ces instants où le sentiment amoureux est en jeu, moments aimants, attrayants, chacun/e n'en mène pas large, reste souvent partagé/e entre la timidité, la peur et l'espoir quelque soit son expérience et ses connaissances. C'est ainsi depuis la nuit des temps.

Marie-Anne Juricic

 

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La poésie, la littérature, la chanson et le théâtre ont su exprimer à l’envi le thème de l’amour qui gravite tôt ou tard autour de nous, dans nos vies et nos esprits. La tragédie comme la comédie se sont plongées également dans les méandres, les tourments et les sentiments amoureux. L’élégie qu’elle soit emplie de tristesse, de tendresse ou d’allégresse s’en nourrit aussi.

Quant au marivaudage, il évoque la surprise ou la découverte de l’amour, il décrit subtilement la façon dont réagissent les femmes et les hommes face à une émotion qui surgit subitement en regardant, en frôlant ou en écoutant un être a priori attirant ; il étudie tout en finesse la psychologie, les ruses, les jeux, les réparties, les jalousies et les stratégies que tout/e un/e chacun/e développe pour parvenir à ses fins ou à ses rêves, ainsi que chaque sensibilité qui peut à tout moment s’exacerber, s’enflammer ou s’éteindre. Il analyse apparences, convenances, attirances, nuances, croyances, initiations, épreuves, hostilités, amabilités, obstacles et amertume autant que le désir et le plaisir qui transparaissent et transpirent à travers ce sentiment ô combien puissant et risqué, qu’est l’amour !

 

Marie-Anne Juricic

 

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Dès le XIIe siècle se multiplient les lieux où peuvent s’entendre des paroles de femmes : qui restent des énigmes assurément, mais on a au moins de quoi les entendre. Les femmes prennent voix en poésie, elles parlent dans les fictions, elles se livrent à une écriture de nature autobiographique... allant de la parole des trobairitz à celle des femmes-troubadours de Dieu, les mystiques médiévales dont on découvre, pour nombre d’entre elles, qu’elles disposaient d’une belle culture.

L’écoute des femmes passe par les mots qu’elles ont confiés à l’écrit, telles les trobairitz...

 

Du poème amoureux de la femme-troubadour à la parole d’amour des mystiques, il y a bien autre chose qu’un abîme infranchissable entre amour profane et amour divin : le partage d’une intensité, même si l’expérience spirituelle suppose toujours, de la part de l’Eglise, la légitimation et le contrôle de la parole de la femme, alors que le poème de la femme-troubadour peut rester, sans péril, dans le trouble d’une identification.

 

Extrait de Dame Castelloza :

Sachez bien que jamais joie ne me secourt,

sauf celle qui me vient de vous, me rend allègre et me redonne vie,

au moment où je ressens le plus de peine et de tourment.

Je pense continuer à tirer joie et plaisir

de vous, ami, car je ne puis changer ;

je n’éprouve aucune joie ni n’espère de secours,

sauf ceux que m’apportera le sommeil.

Extrait de Clara d’Anduze :

Ami, j’éprouve tant de colère et de tristesse

de ne pas vous voir que, lorsque je pense chanter,

j’émets plaintes et soupirs, aussi ne puis-je pas faire exprimer

à mes couplets ce que mon cœur souhaiterait accomplir.

 

Danielle Régnier-Bohler, Voix de femmes au Moyen Age

 

                   Coc17

 

Ce qui frappe dans la poésie amoureuse des trobairitz c’est, bien évidemment, l’inversion de la situation habituelle de la femme qui d’adorée devient adoratrice, qui, de la dame altière qu’elle était, devient l’humble quémandeuse (mais dans quelle mesure ?) de celui qu’elle aime et qu’elle chante... Le problème essentiel est de savoir si la lyrique des trobairitz représente un système poétique autonome, spécifique des seules femmes et radicalement différent de celui des hommes...

Un premier point s’impose, sur lequel tout le monde semble d’accord : les trobairitz participaient du même monde aristocratique et courtois que les troubadours... Leurs relations avec le monde poético-musical des troubadours ne font donc pas de doute. Bien plus, elles étaient souvent socialement supérieures à leurs amants et le leur faisaient parfois sentir...

 

Reste un autre problème : celui de l’éventuelle interprétation publique de leurs pièces, évidemment chantées comme celles des troubadours. Peut-on concevoir en effet que nos poétesses aient ainsi étalé publiquement, devant la cour réunie et en présence de leur propre seigneur et mari, leurs secrets les plus brûlants et les plus intimes ?

 

Ce qui est indéniable c’est que le troubadour se reconnaît comme tel dans ses vers : il se dit chantaire/chantador, trobaire/trobador. Les femmes-troubadours, au contraire, ne font guère allusion à leur état de poétesse... Disons que l’existence des trobairitz implique une certaine égalité, une parité en amour... l’amant-poète quémandeur de merci devient le cavalier (chevalier) qu’elle peut, au moins symboliquement tenir nu dans ses bras, comme le proclame la Comtesse de Die...

 

Mais les trobairitz avaient-elles conscience de ce renversement de la situation érotique habituelle ? Il semble bien si l’on en croit Na Castelosa : «Je sais bien que cela m’est agréable, même si tout le monde prétend qu’il n’est pas convenable qu’une dame adresse en son nom sa requête à un chevalier, ni qu’elle lui tienne longtemps de longs discours ; mais celui qui le dit n’a guère de discernement, car je prouverai, moi, avant de me laisser mourir, que la prière d’amour est pour moi d’un grand réconfort quand je prie celui d’où vient mon grand tourment.»

 

D’une manière générale, si elle prie son ami, elle le fait en fonction des qualités qu’elle lui reconnaît : ce qui lui confère une certaine liberté de choix, parfaitement compatible avec son statut et son honneur de grande dame. C’est la conscience de cette supériorité sur le soupirant quémandeur de merci, qui pourrait expliquer la plus grande affectivité, voire la sensualité, peut-être plus marquée du lyrisme féminin. On voit d’autre part que la discrétion, valeur fondamentale chez les troubadours, ne semble pas exister chez les trobairitz qui, au contraire, parlent de leur amour avec une certaine ostentation...

 

Les trobairitz n’évoquent jamais de situations érotiques réelles, mais toujours projetées dans l’irréel ou un idéal plus ou moins inaccessible.

 

Introduction et traduction de Pierre Bec, L’Amour au féminin : Les Femmes-Troubadours et leurs chansons

 

                         Coc19

 

Les personnes qui ont du sentiment sont bien plus abattues que d’autres dans de certaines occasions, parce que tout ce qui leur arrive les pénètre..

Parmi les jeunes gens dont j’attirais les regards, il y en eut un que je distinguai moi-même, et sur qui mes yeux tombaient plus volontiers que sur les autres...

Apparemment que l’amour, la première fois qu’on en prend, commence avec cette bonne foi-là, et peut-être que la douceur d’aimer interrompt le soin d’être aimable.

Ce jeune homme, à son tour, m’examinait d’une façon toute différente de celle des autres ; elle était plus modeste, et pourtant plus attentive : il y avait quelque chose de plus sérieux qui se passait entre lui et moi...

 

Enfin on sortit de l’église, et je me souviens que j’en sortis lentement, que je retardais mes pas ; que je regrettais la place que je quittais ; et que je m’en allais avec un cœur à qui il manquait quelque chose, et qui ne savait pas ce que c’était. Je dis qu’il ne le savait pas ; c’est peut-être trop dire, car, en m’en allant, je retournais souvent la tête pour revoir encore le jeune homme que je laissais derrière moi ; mais je ne croyais pas me retourner pour lui.

 

De son côté, il parlait à des personnes qui l’arrêtaient, et mes yeux rencontraient toujours les siens. La foule à la fin m’enveloppa et m’entraîna avec elle ; je me trouvai dans la rue, et je pris tristement le chemin de la maison...

 

J’étais si rêveuse, que je n’entendis pas le bruit d’un carrosse qui venait derrière moi, et qui allait me renverser, et dont le cocher s’enrouait à me crier : Gare ! Son dernier cri me tira de ma rêverie ; mais le danger où je me vis m’étourdit si fort que je tombai en voulant fuir, et me blessait le pied en tombant...

 

On me releva pourtant, ou plutôt on m’enleva, car on vit bien qu’il m’était impossible de me soutenir. Mais jugez de mon étonnement, quand, parmi ceux qui s’empressaient à me secourir, je reconnus le jeune homme que j’avais laissé à l’église. C’était à lui à qui appartenait le carrosse...

 

Je ne vous dis point avec quel air d’inquiétude il s’y prit, ni combien il parut touché de mon accident. A travers le chagrin qu’il en marqua, je démêlai pourtant que le sort ne l’avait pas tant désobligé en m’arrêtant...

 

De mon côté, je parlai aux autres, et ne lui dis rien non plus ; je n’osais même le regarder, ce qui faisait que j’en mourais d’envie : aussi le regardais-je, toujours en n’osant, et je ne sais ce que mes yeux lui dirent ; mais les siens me firent une réponse si tendre qu’il fallait que les miens l’eussent méritée. Cela me fit rougir, et me remua le cœur à un point qu’à peine m’aperçus-je de ce que je devenais. Je n’ai de ma vie été si agitée. Je ne saurais vous définir ce que je sentais.

 

Marivaux, La Vie de Marianne

 

       

 

C’était un mélange de trouble, de plaisir et de peur ; oui, de peur, car une fille qui en est là-dessus à son apprentissage ne sait point où tout cela la mène : ce sont des mouvements inconnus qui l’enveloppent, qui disposent d’elle, qu’elle ne possède point, qui la possèdent ; et la nouveauté de cet état l’alarme. Il est vrai qu’elle y trouve du plaisir, mais c’est un plaisir fait comme un danger, sa pudeur même en est effrayée ; il y a là quelque chose qui la menace, qui l’étourdit, et qui prend déjà sur elle...

Nos regards même l’entamaient déjà ; il n’en jetait pas un sur moi qui ne signifiât : Je vous aime ; et moi, je ne savais que faire des miens, parce qu’ils lui en auraient dit autant...

Pour moi, je ne disais mot, et ne donnais aucun signe des observations clandestines que je faisais sur lui.

Le plaisir d’être aimée trouve toujours sa place ou dans notre cœur ou dans notre vanité...

 

Il n’y avait plus moyen de s’y méprendre : voilà qui était fini. C’était un amant que je voyais ; il se montrait à visage découvert, et je ne pouvais, avec mes petites dissimulations, parer l’évidence de son amour... Je demeurai étourdie, muette et confuse ; ce qui était signe que j’étais charmée...

Je l’étais tant, que la main me tremblait dans celle de Valville ; que je ne faisais aucun effort pour la retirer, et que je la lui laissais par je ne sais quel attrait qui me donnait une inaction tendre et timide...

 

Je me retrouvai pourtant ; la présence d’esprit me revint, et la vapeur de ces mouvements qui me tenaient comme enchantée se dissipa...

Mais je crois qu’il vit tout ; il n’était pas si neuf en amour que je l’étais, et dans ces moments-là, jamais la tête ne tourne à ceux qui ont un peu d’expérience par-devers eux ; vous les remuez, mais vous ne les étourdissez point ; ils conservent toujours le jugement, il n’y a que les novices qui le perdent...

 

Il y a de certaines infortunes qui embellissent la beauté même, qui lui prêtent de la majesté. Vous avez alors, avec vos grâces, celles que votre histoire, faite comme un roman, vous donne encore...

A la vérité, il ne faut pas s’attendre que cela dure, ce sont là de ces grâces et de ces dignités d’emprunt qui s’en retournent avec les amoureuses folies qui vous en parent.

 

Marivaux, La Vie de Marianne

 

                   Coc20

 

Douce et intense jouissance se transformant parfois en douce ou intense souffrance, l’amour mêlant infiniment l’efflorescence et l’évanescence des sens, ne laisse personne dans l’indifférence mais attise de façon exquise l’attirance.

Marie-Anne Juricic

 

        Coc21

 

Roméo : Il se rit des plaies, celui qui n’a jamais reçu de blessures ! Mais doucement ! Quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? Voilà l’orient, et Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle aurore, et tue la lune jalouse, qui déjà languit et pâlit de douleur, parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu’elle-même ! Ne sois plus sa prêtresse, puisqu’elle est jalouse de toi ; sa livrée de vestale est maladive et blême, et les folles seules la portent : rejette-là !... Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! Oh! si elle pouvait le savoir !... Que dit-elle ? Rien... Elle se tait... Mais non ; son regard parle, et je veux lui répondre... Ce n’est pas à moi qu’elle s’adresse. Deux des plus belles étoiles du ciel, ayant affaire ailleurs, adjurent ses yeux de vouloir bien resplendir dans leur sphère jusqu’à ce qu’elles reviennent. Ah! si les étoiles se substituaient à ses yeux, en même temps que ses yeux aux étoiles, le seul éclat de ses joues ferait pâlir la clarté des astres, comme le grand jour, une lampe ; et ses yeux, du haut du ciel, darderaient une telle lumière à travers les régions aériennes, que les oiseaux chanteraient, croyant que la nuit n’est plus. Voyez comme elle appuie sa joue sur sa main ! Oh ! que ne suis-je le gant de cette main ! Je toucherais sa joue !

Juliette : Hélas !

 

Roméo : Elle parle ! Oh ! parle encore, ange resplendissant ! Car tu rayonnes dans cette nuit, au-dessus de ma tête, comme le messager ailé du ciel, quand, aux yeux bouleversés des mortels qui se rejettent en arrière pour le contempler, il devance les nuées paresseuses et vogue sur le sein des airs !

 

Juliette : Ô Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m’aimer, et je ne serai plus une Capulet.

 

                                              R j3

 

Roméo : Je te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour, et je reçois un nouveau baptême : désormais je ne suis plus Roméo.

Juliette : Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ?

 

                                                R j1

 

Juliette : Comment es-tu venu ici, dis-moi ? et dans quel but ? Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir. Considère qui tu es : ce lieu est ta mort, si quelqu’un de mes parents te trouve ici.

Roméo : J’ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l’amour : car les limites de pierre ne sauraient arrêter l’amour, et ce que l’amour peut faire, l’amour ose le tenter ; voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obstacle pour moi.

 

Juliette : S’ils te voient, ils te tueront !

 

Roméo : Hélas ! il y a plus de péril pour moi dans ton regard que dans vingt de leurs épées : que ton œil me soit doux, et je suis à l’épreuve de leur inimitié.

 

Juliette : Je ne voudrais pas pour le monde entier qu’ils te vissent ici.

 

Roméo : J’ai le manteau de la nuit pour me soustraire à leur vue. D’ailleurs, si tu ne m’aimes pas, qu’ils me trouvent ici ! J’aime mieux ma vie finie par leur haine que ma mort différée sans ton amour.

 

Juliette : Quel guide as-tu donc eu pour arriver jusqu’ici ?

 

Roméo : L’amour, qui le premier m’a suggéré d’y venir : il m’a prêté son esprit et je lui ai prêté mes yeux. Je ne suis pas un pilote ; mais, quand tu serais à la même distance que la vaste plage baignée par la mer la plus lointaine, je risquerais la traversée pour une denrée pareille.

William Shakespeare, Roméo et Juliette

 

         

 

Juliette : ... En vérité, beau Montague, je suis trop éprise, et tu pourrais croire ma conduite légère ; mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle que celles qui savent mieux affecter la réserve. J’aurais été plus réservée, il faut que je l’avoue, si tu n’avais pas surpris, à mon insu, l’aveu passionné de mon amour : pardonne-moi donc et n’impute pas à une légèreté d’amour cette faiblesse que la nuit noire t’a permis de découvrir.

Roméo : Madame, je jure par cette lune sacrée qui argente toutes ces cimes chargées de fruits !...

 

Juliette : Oh ! Ne jure pas par la lune, l’inconstante lune dont le disque change chaque mois, de peur que ton amour ne devienne aussi variable !

 

Roméo : Par quoi dois-je jurer ?

 

Juliette : Ne jure pas du tout ; ou, si tu le veux, jure par ton gracieux être, qui est le dieu de mon idolâtrie, et je te croirai.

 

Roméo : Si l’amour profond de mon cœur...

 

Juliette : Ah ! Ne jure pas ! Quoique tu fasses ma joie, je ne puis goûter cette nuit toutes les joies de notre rapprochement ; il est trop brusque, trop imprévu, trop subit, trop semblable à l’éclair qui a cessé d’être avant qu’on ait pu dire : il brille !... Doux ami, bonne nuit ! Ce bouton d’amour, mûri par l’haleine de l’été, pourra devenir une belle fleur, à notre prochaine entrevue... Bonne nuit, bonne nuit ! Puisse le repos, puisse le calme délicieux qui est dans mon sein, arriver à ton cœur !

 

Roméo : Oh ! Vas-tu donc me laisser si peu satisfait ?

 

Juliette : Quelle satisfaction peux-tu obtenir cette nuit ?

 

Roméo : Le solennel échange de ton amour contre le mien.

?

William Shakespeare, Roméo et Juliette

 

                                                   R j2

 

Niels Schneider et Ana Girardot dans le rôle de Roméo et Juliette

L’Amour traverse et bouleverse à la fois la vie et l’œuvre de George Sand, de son vrai nom Aurore Dupin, et d’Alfred de Musset, auteur de la fameuse pièce de théâtre «On ne badine pas avec l’amour».  Et en effet, on ne badine pas avec l’amour car ce sentiment puissant, étrange, intime, pénétrant voire quelque peu effrayant nous rend aussi fébrile qu’enthousiaste. Ce qui n’exclut pas pour autant le jeu amoureux, malicieux entre deux êtres qui s’attirent, qui se sourient, qui se contemplent avec ravissement tellement l’attrait paraît délicieux, le temps de l’envoûtement et de l’enivrement.

Marianne, est un roman succinct rédigé au printemps 1875 à Nohant, un an avant la mort de George Sand, où l’amour constitue la trame et le fil conducteur de cette ferveur et de cette saveur du sentiment amoureux qui traversent les âges de la vie sans s’éteindre forcément.

Alfred de Musset écrit la pièce de théâtre Les caprices de Marianne, en 1833 et se lie amoureusement avec George Sand, cette même année. Décrire et évoquer la passion amoureuse, tellement humaine et universelle était pour Alfred de Musset une très grande source d’inspiration. Marivaux et Shakespeare étaient de grandes références pour cet auteur si habité par la beauté lyrique du sentiment et la tragédie ou le drame qu’il revêt également quand l’amour est ou devient impossible. Cette liaison entre les deux tourtereaux a débouché sur un voyage en Italie dont un séjour à Venise.

Marie-Anne Juricic

 

         

 

«Or quand tu passes le long des buissons, sans soupçonner que quelqu’un peut être là pour te voir paraître et disparaître, - quel est le but de ta promenade et le sujet de ta rêverie ? Tes yeux regardent droit devant eux, ils ont l’air de regarder loin. Peut-être ta pensée va-t-elle aussi loin que tes yeux ; peut-être dort-elle, concentrée en toi-même.»

Tel était le monologue intérieur de Pierre André pendant que Marianne Chevreuse, après avoir descendu au pas sous les noyers, passait devant le ruisseau et s’éloignait au petit galop pour disparaître au tournant des roches...

 

Ainsi, tandis que la demoiselle de campagne commençait en quelque sorte la vie d’isolement et de rêverie, cherchant peut-être dans l’avenir une solution qu’elle ne trouvait pas encore, le bourgeois, déjà mûr, qui était son parrain, son voisin et l’ami de son enfance, prétendait rompre avec le passé et ne plus compter que sur le repos et l’oubli dans une retraite selon ses goûts...

 

Il avait ressenti l’amour avec une intensité douloureuse, mais sans espoir, car il s’était toujours épris de types supérieurs hors de sa portée... Dans sa passion pour les étoiles, il avait oublié de regarder ce qui pouvait se trouver près de lui, et quand l’occasion d’aimer raisonnablement s’était offerte, il s’était dit que la raison est le contraire de l’amour...

 

Il était arrivé accablé de deux fardeaux également lourds, le dégoût d’un passé désillusionné et l’effroi d’un avenir vide de toute illusion. Il ne se dissimulait pas que sa vie, employée à s’abstenir de bonheur, allait être plus insupportable encore, s’il n’éteignait pas en lui d’une manière absolue jusqu’au rêve d’un bonheur quelconque. Il était résolu à se soumettre à sa destinée, à ne plus lutter contre l’impossible...

 

Pourtant, depuis quelques jours, Pierre André était en proie à une sorte de fièvre...

Ces élans intérieurs avaient tyrannisé sa vie sans la féconder, parce qu’il les refoulait ordinairement sans vouloir les traduire... Mon mal, se dit-il, c’est la rêverie. Je m’y évapore comme une brume au soleil. Quand je fixe ma jouissance par l’expression, je m’en trouve bien. Pourquoi n’essaierais-je pas de fixer aujourd’hui ma souffrance ? car je souffre... J’ai aimé, j’ai aimé passionnément, sans espoir et sans expansion.

 

George Sand, Marianne

 

         Coc23

 

 L’amour est un délire, un enthousiasme, un rêve qui ne peut naître que d’un état de choses impossible et violent...

Je suis troublé et anxieux, Marianne est la sérénité en personne. De quel droit passe-t-elle devant moi... sans pressentir que je peux être malheureux ? Certainement elle n’est pas armée, comme je devais l’être, de philosophie et d’expérience...

 

C’est dans ce jardin solitaire que Marianne Chevreuse lisait ... quand elle n’était pas occupée à la métairie. Justement elle se promenait sous le berceau de vigne au moment où Pierre André passa sur le chemin encaissé qui devait le ramener vers sa demeure. Leurs yeux se rencontrèrent avec une surprise réciproque, et ils échangèrent un bonjour amical un peu gêné. Pierre, qui se rendait vaguement compte de son propre malaise, ne s’expliqua pas du tout celui de Marianne...

 

L’amazone et sa monture étaient si légères toutes deux qu’on entendit à peine sur le sable le galop, bientôt perdu dans le silence de la nuit. La soirée était tiède et parfumée. Pierre resta longtemps immobile à la barrière de son jardin, suivant Marianne dans sa pensée, traversant avec elle en imagination le petit bois de hêtres, la lande embaumée et le clair ruisseau semé de roches sombres. Il croyait voir les objets extérieurs avec les yeux de Marianne, et se plaisait à lui attribuer de secrètes émotions, qu’elle n’avait peut-être pas...

 

Quand on a envie d’aimer quelqu’un, on cherche, et, quand on aime, on devine...

Toutes les paroles de Marianne troublaient profondément André. Ils s’étaient arrêtés, elle dans l’eau où Suzon avait voulu boire, lui, appuyé contre un bloc de grès. Le ruisseau coulait transparent sur le sable qu’il semblait à peine mouiller. Les arbres épais et revêtus de leurs feuilles nouvelles enveloppaient les objets d’une teinte de vert doux où se mêlait le rose du soleil levant.

 

George Sand, Marianne

 

         Coc22

 

Coelio (jeune homme amoureux de Marianne) : Malheur à celui qui, au milieu de la jeunesse, s’abandonne à un amour sans espoir ! Malheur à celui qui se livre à une douce rêverie, avant de savoir où sa chimère le mène, et s’il peut être payé de retour ! Mollement couché dans une barque, il s’éloigne peu à peu de la rive ; il aperçoit au loin des plaines enchantées, de vertes prairies et le mirage léger de son Eldorado. Les vents l’entraînent en silence, et quand la réalité le réveille, il est aussi loin du but où il  aspire que du rivage qu’il a quitté ; il ne peut plus ni poursuivre sa route ni revenir sur ses pas...

Coelio : Que tu es heureux d’être fou !

 

Octave : Que tu es fou de ne pas être heureux ! Dis moi un peu, toi, qu’est-ce qui te manque ?

 

Coelio : Il me manque le repos, la douce insouciance qui fait de la vie un miroir où tous les objets se peignent un instant et sur lequel tout glisse. Une dette pour moi est un remords. L’amour, dont vous autres vous faites un passetemps, trouble ma vie entière. O mon ami, tu ignoreras toujours ce que c’est qu’aimer comme moi ! Mon cabinet d’étude est désert ; depuis un mois j’erre autour de cette maison la nuit et le jour. Quel charme j’éprouve, au lever de la lune, à conduire sous ces petits arbres, au fond de cette place, mon chœur modeste de musiciens, à marquer moi-même la mesure, à les entendre chanter la beauté de Marianne ! Jamais elle n’a paru à sa fenêtre ; jamais elle n’est venue appuyer son front charmant sur sa jalousie...

 

Coelio : Vingt fois j’ai tenté de l’aborder ; vingt fois j’ai senti mes genoux fléchir en approchant d’elle. J’ai été forcé de lui envoyer la vieille Ciuta. Quand je la vois, ma gorge se serre et j’étouffe, comme si mon cœur se soulevait jusqu’à mes lèvres...

 

Coelio : Le souffle de ma vie est à Marianne ; elle peut d’un mot de ses lèvres l’anéantir ou l’embraser. Vivre pour une autre me serait plus difficile que de mourir pour elle ; ou je réussirai, ou je me tuerai...

 

Alfred de Musset,  Extrait Les caprices de Marianne

 

                            Rodin

 

L’Amour évolue avec l’âge, l’expérience, la connaissance de soi, de l’autre et du genre humain en général mais l’Amour ou  Aimer est-il un art ? Aimer ne va-t-il pas de soi ? Le cœur n’a-t-il pas ses raisons que la raison ignore ? Faut-il s’autoriser à aimer “aimablement” et à être aimé/e amoureusement pour apprécier la qualité d’une relation, d’une rencontre ou d’une étreinte ? Faut-il savoir jongler avec la légèreté et la gravité, le lyrisme et le réalisme, les vers et la prose pour bien aimer ou pour faire de l’Amour un art ?

Marie-Anne Juricic

 

      

 

S’il est quelqu’un de notre peuple à qui l’art d’aimer soit inconnu, qu’il lise ce poème, et, instruit par sa lecture, qu’il aime. C’est l’art avec lequel la voile et la rame sont maniées qui permet aux vaisseaux de voguer rapidement [...] l’art doit gouverner l’Amour...

Cette âme se prêtera à la séduction, lorsqu’elle s’épanouit d’allégresse, comme la moisson dans un champ fertile. Quand le cœur est joyeux, quand il n’est pas resserré par la douleur, il s’ouvre de lui-même ; alors la caressante Vénus s’y glisse adroitement. Tant qu’elle fut dans le deuil, Ilion se défendit les armes à la main ; en un jour d’allégresse, elle introduisit dans ses murs le cheval aux flancs pleins de guerriers...

 

Ne souffre pas que, sans toi, elle aille, dans tout l’éclat de sa beauté, s’asseoir sur les gradins semi-circulaires du théâtre : un spectacle te sera offert par ses épaules. Tu pourras regarder, tu pourras l’admirer, tu pourras lui dire mille choses par le mouvement des sourcils, mille choses par des gestes...

Si tu as de la voix, chante ; si tes bras sont gracieux (en leurs mouvements), danse ; si tu as d’autres moyens de plaire, plais. L’ivresse, si elle est véritable, te fera tort ; si elle est feinte, elle peut t’être utile...

 

C’est l’audace que secondent le hasard et Vénus. Ta faconde n’a pas besoin de nos conseils : désire seulement, de toi-même tu sauras bien parler. [...] Souvent d’ailleurs celui qui faisait semblant commence à aimer réellement, souvent il devient réellement ce qu’au début il feignait d’être. [...] il deviendra réel, l’amour qui tout à l’heure était joué. C’est le moment de gagner furtivement le cœur par des mots caressants ; ainsi la rive qui surplombait se voit baignée par l’eau qui ne cesse de couler. N’hésite pas à louer le visage, les cheveux, les doigts fuselés et le pied mignon...

Quel est l’homme expérimenté qui ne mêlerait pas les baisers aux paroles d’amour ? Même si elle ne les rend pas, prends-les sans qu’elle les rende. D’abord elle résistera peut-être et t’appellera “insolent” ; tout en résistant, elle désirera d’être vaincue...

 

Combien désirent ce qui leur échappe et détestent ce qui est à leur portée ! [...] pour faire pénétrer ton amour, cache-le sous le voile de l’amitié. J’ai vu des beautés farouches être dupes de ce manège.

 

Ovide, L’Art d’aimer

 

        Niels schneider ana girardot

 

Roméo : Si je puis me fier aux flatteuses assurances du sommeil, mes rêves m’annoncent l’arrivée de quelque joyeuse nouvelle. La pensée souveraine de mon cœur siège sereine sur mon trône ; et, depuis ce matin, une allégresse singulière m’élève au-dessus de terre par de riantes pensées. J’ai rêvé que ma dame arrivait et me trouvait mort (étrange rêve qui laisse à un mort la faculté de penser !), puis, qu’à force de baisers elle ranimait la vie sur mes lèvres, et que je renaissais, et que j’étais empereur. Ciel ! Combien doit être douce la possession de l’amour, si son ombre est déjà si prodigue de joies !

William Shakespeare, Roméo et Juliette

 

         Niels schneider ana girardot 1

 

Ce n’est pas assez que mes vers aient amené à toi celle que tu aimes : mon art te l’a fait prendre, mon art doit te la conserver. Et il ne faut pas moins de talent pour garder les conquêtes que pour les faire : dans l’un, il y a du hasard, l’autre sera l’œuvre de mon art... Je médite une grande entreprise, dire par quel art on peut fixer l’amour, cet enfant si volage dans le vaste univers...

Souvent le génie est éveillé par le malheur...

 

La beauté est un bien fragile... ni les violettes, ni les lis à la corolle ouverte ne sont toujours en fleurs, et, la rose une fois tombée, l’épine se dresse seule... Forme-toi maintenant l’esprit, bien durable, qui sera l’appui de ta beauté... Ne considère pas comme un soin futile de cultiver ton intelligence par les arts libéraux ... Ulysse n’était pas beau, mais il était beau parleur ; cela suffit pour que deux divinités marines ressentent pour lui les tourments de l’amour...

Ce qui gagne surtout les cœurs, c’est une adroite condescendance : la rudesse engendre la haine et les guerres cruelles... de douces paroles, voilà l’aliment du tendre amour...

 

La nuit, l’hiver, de longues routes, de cruels chemins, toutes les épreuves, voilà ce qu’on endure dans ce camp du plaisir. Souvent tu devras supporter la pluie que, du ciel, verse à flots un nuage, et souvent, transi de froid, tu coucheras sur la terre nue... Dépouille tout orgueil, si tu veux être aimé longtemps...

Je ne te conseille pas de faire à ton amie des cadeaux somptueux : qu’ils soient modestes, mais choisis et offerts habilement... Dois-je te conseiller de lui envoyer aussi des vers d’amour ?

 

L’amour, encore jeune et peu sûr de lui, se fortifie à l’usage ; nourris-le bien, et, avec le temps, il deviendra solide... Fais en sorte que ta belle s’habitue à toi ; rien n’est plus puissant que l’accoutumance ; pour la créer, ne recule devant aucun ennui. Que ton amie te voie toujours ; qu’elle t’entende toujours ; que la nuit et le jour lui montrent ton visage.

 

Ovide, L’Art d’aimer

 

          Ecureuil2

 

L’Amour est chanté. On aime chanter l’Amour. Rares sont les paroles des chansons anciennes, contemporaines ou actuelles qui n’évoquent pas l’amour, le sentiment amoureux, ses tourments, sa stupeur et ses tremblements.

Marie-Anne Juricic

 

       

 

 

 

Simone Weil

 

 

FRAISSE Geneviève, Philosophe, historienne, directrice de recherche au CNRS, ancienne déléguée interministérielle aux Droits des femmes auprès du Premier ministre en novembre 1997, actuellement députée européenne.

La controverse des sexes, PUF, 2001.

Émission réalisée le 18 novembre 2003

 

PARAIRE Michael, Enseignant et spécialiste d’histoire de la philosophie.

Femmes philosophes, femmes d’action, Le Temps des Cerises, 2004.

Émission réalisée le 21 septembre 2004

 

 

         

 

Après l'Amour, l'Aurore non pas matinale mais boréale...

 

        Ab19

Née à Paris en 1909, Simone Weil (qu'il ne faut pas confondre avec la ministre qui est à l'origine du vote de la loi sur l'avortement) est une enfant fragile...

Reçue au bac de philosophie à 16 ans, elle suit les cours au lycée Henry IV du philosophe Alain avec qui elle restera très liée, puis entre à l'ENS en 1928. Agrégée de philosophie (1931) elle tisse dans le courant des années trente un réseau d'amitiés syndicales et adhère au syndicat national des instituteurs (CGT)...

Inquiète de la tournure que prennent les événements en Allemagne, elle prend ses distances avec le mouvement communiste mais participe à la revue de Boris Souvarine, La Critique sociale ainsi qu'à L’École émancipée (1932)...

A partir de 1934, elle devient ouvrière... Engagée dans les brigades internationales (1936), elle rentre en France en 1937 et réintègre l'enseignement.

Accablée de maux de têtes violents depuis plusieurs années, elle semble trouver le chemin de la religion vers 1938. A partir de ce moment ses lectures sont essentiellement ésotériques et ses amitiés vont au mouvement chrétien. Menacée en tant que juive par le régime de Vichy, elle part rejoindre son frère à New York en 1942 puis se rend en Angleterre où elle devient rédactrice pour la Direction de l'Intérieur de la France Libre. Déçue néanmoins par les prétentions hégémoniques du mouvement gaulliste elle démissionne de ses fonctions en 1943. Elle meurt le 24 août de cette même année, des suites d'une tuberculose...

Michael Paraire, Femmes philosophes, femmes d'action

 

                     Ab6

Dans La Condition ouvrière, la philosophe développe sa réflexion sur les conditions de vie des ouvriers avant et après les grèves de 1936. Elle montre ce qu'était la vie avant la grève : synonyme de souffrance, d'humiliation, d'abrutissement, le travail aux pièces donnait juste le droit de peiner et de ne pas se plaindre.

« La faim, la fatigue, la peur, la contrainte » étaient le lot quotidien de travailleurs embauchés dans des conditions misérables, obligés de se chercher en permanence de nouveaux emplois. Après la grève du Front Populaire, nous dit Simone Weil, ce fut la « joie ». Le sentiment de camaraderie remplaçait l'indifférence et l'isolement qui présidaient dans l'organisation du travail auparavant...

Déçue par l'attitude de la classe ouvrière à qui elle reproche de ne pas avoir joué son rôle en Allemagne face à la montée d'Hitler. Déçue également de voir les partis et les syndicats se constituer en satellites du grand frère russe, Simone Weil connaît dans l'année 1938 une crise mystique profonde qui la poussera à réorienter totalement son œuvre.

Dans L'Enracinement qui est en quelque manière son testament politique, elle développe un point de vue très proche du christianisme de droite qui va de pair avec son engagement dans la France libre du général de Gaulle.

Michael Paraire, Femmes philosophes, femmes d'action

 

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Face à ce déracinement, la philosophe propose un enracinement nouveau qui passerait, dans le cas de la classe ouvrière, par la transformation des machines déshumanisantes sur lesquelles travaillent les ouvriers, par une entreprise de diffusion réelle du savoir dans ce milieu, par l'organisation de corporations valorisant le travail...

L'idée de Simone Weil qui la rapproche un peu des idées anarchistes de Proudhon est que chaque ouvrier doit autant qu'il se peut être propriétaire, qu'il doit posséder ses propres outils afin de s'enraciner dans une culture qui le valorise...

C'est donc sur le fond d'une spiritualisation du travail qu'elle conçoit sa politique de l'enracinement, spiritualisation censée redonner des racines terrestres à des personnes perdues, sans rapport avec leur passé et incapables de se situer par rapport à leur avenir... De plus il serait urgent selon Simone Weil de réconcilier le christianisme avec la science..

Pour Simone Weil «deux forces règnent sur l'univers : lumière et pesanteur». Dès lors le problème central de l'éthique est de savoir comment s'écarter de ce qui est bas et pesant pour être touché par la grâce divine. A cette question la réponse de la philosophe est claire, il faut faire le «vide» en soi pour qu'advienne l'état d'âme qui permet d'accéder à la grâce

Michael Paraire, Femmes philosophes, femmes d'action 

  Ab16

Plusieurs chemins s'offrent à nous pour restituer le choix et le mode d'émancipation des femmes. On peut s'arrêter sur des parcours individuels ou collectifs, ou bien mettre en lumière les moyens utilisés pour la connaissance propre à cette émancipation. Les œuvres des femmes philosophes du XXe siècle témoignent de cette recherche d'une place du sujet épistémologique. Dans leur diversité, elles convoquent l'éros philosophique, la décision ou le désir de connaissance, comme une question classique de la sublimation...

Si la position neutre est, la plupart du temps, assumée comme une évidence par tout penseur, elle est spécifiquement revendiquée par certaines femmes, telles Simone Weil et Hannah Arendt...

Si je dis revendiquée, c'est pour souligner aussi l'inconfort psychique pour toute femme qui s'aventure dans l'espace de la pensée, le marquage social souvent négatif de son sexe dans l'activité intellectuelle. Le choix du neutre est alors le résultat d'une situation imposée autant qu'un choix délibéré, la nécessité de se distancer de toute qualification négative. Le neutre est ainsi le cache du masculin comme du féminin, ce qui voile le privilège du masculin comme la discrimination du féminin.

Geneviève Fraisse, La controverse des sexes

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Simone Weil exprime cet idéal, ce rêve d'un espace d'échanges entre humains où la différence des sexes serait neutralisée. Dans La Condition ouvrière, elle note, lors d'une discussion avec deux ouvriers : «Camaraderie totale. Pour la première fois de ma vie, en somme. Aucune barrière, ni dans la différence des classes (puisqu'elle est supprimée), ni dans la différence des sexes. Miraculeux.»...

Et pourtant, la réalité de l'activité de pensée est beaucoup plus sexuée qu'on ne donne à croire. Simone Weil se dira «prise par le Christ» ; et, dans ses circonstances surnaturelles, «on sait que l'âme n'est plus vierge, qu'elle a couché avec Dieu»...

Simone Weil ne se voit pas juive, ne se voit pas femme, et se fait ouvrière ; comme si la catégorie où elle se reconnaissait était au plus loin d'elle-même...

Simone Weil semble accorder aux relations d'amour la possibilité de faire appel à la raison, d'échapper au conflit ; à la différence des rapports sociaux où la violence l'emporte sur la raison. Mais il est vrai qu'elle renvoie au commerce, viol et prostitution, tout ce qui fait violence aux femmes.

Geneviève Fraisse, La controverse des sexes

         Ab18

Simone Weil ne refuse pas son sexe ; elle se préfère un destin. Elle n'y pense pas, ne s'en préoccupe pas et ne s'en offusque, à peine, que lorsqu'on lui demande d'entrer dans ses canons... Elle n'épouse pas davantage les revendications féministes qui voient le jour...

Simone Weil veut comprendre ce qui, de son temps, la préoccupe – la condition des ouvriers, le colonialisme, la faim dans le monde, la montée des nationalismes. Sa réflexion l'absorbe totalement...

A Londres, tuberculeuse, épuisée, Simone Weil s'est soumise à un malheur qu'elle n'a pas élu – les privations qui affament les victimes du nazisme sur le continent. Et puisqu'elle ne peut rejoindre ses compatriotes dans leurs souffrances, outre-Manche, alors, en s'imposant leurs conditions de vie, leur faim, leur soif, leur froid, leurs douleurs, elle fera venir en elle, au plus profond de sa chair, les souffrances des parias de la guerre.

Christiane Rancé, Simone Weil. Le courage de l'impossible

    Ab1

L'effondrement subit de la France, qui a surpris tout le monde partout, a simplement montré à quel point le pays était déraciné. Un arbre dont les racines sont presque entièrement rongées tombe au premier choc...

Mais en Allemagne le déracinement avait pris la forme agressive, et en France il a pris celui de la léthargie et de la stupeur...

A moitié assommée par le coup terrible de mai et juin 1940, elle s'est jetée dans les bras de Pétain pour pouvoir continuer à dormir dans un semblant de sécurité. Depuis lors l'oppression ennemie a transformé ce sommeil en un cauchemar tellement douloureux qu'elle s'agite et attend anxieusement les secours extérieurs qui l'éveilleront.

Simone Weil, L'Enracinement

 

Notre vie est impossibilité, absurdité. Chaque chose que nous voulons est contradictoire avec les conditions ou les conséquences qui y sont attachées, chaque affirmation que nous posons implique l'affirmation contraire, tous nos sentiments sont mélangés à leur contraires...

Simone Weil, La Pesanteur et la grâce

 

On ne conserve ses droits que si on est capable de les exercer comme il faut.

Simone Weil, La Condition ouvrière

 

    

 

Le Droit

 

 

AUTAIN Clémentine, Titulaire d’un DEA d’histoire, cofondatrice de l’association féministe Mix-Cité et adjointe au maire de Paris chargée de la jeunesse.

Les droits des femmes, l'inégalité en question, Les Essentiels Milan, 2003.

Émission réalisée le 15 juillet 2003

 

PERROT Michelle, Professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 7-Denis Diderot.

Histoire des femmes en Occident (5 tomes), Perrin-tempus, 2002.

Émission réalisée le 21 octobre 2003

 

FRAISSE Geneviève, Philosophe, historienne, directrice de recherche au CNRS, ancienne déléguée interministérielle aux Droits des femmes auprès du Premier ministre en novembre 1997, actuellement députée européenne.

La controverse des sexes, PUF, 2001.

Émission réalisée le 18 novembre 2003

 

GAILLE-NIKODIMOV Marie, Docteure en philosophie et chercheuse au CNRS, CRIGNON-DE OLIVIERA Claire, Docteure en philosophie et enseigne à l’ENS Lettres et Sciences Humaines de Lyon.

A qui appartient le corps humain ? Médecine, politique et droit, Les Belles Lettres, 2004.

Émission réalisée le 01 juin 2004

     

On a oublié le manque à être que cela pouvait représenter de venir au monde sans aucun droit civique ni juridique et de grandir sans modèle prestigieux féminin dans l'Histoire...

Les trois premières femmes-ministres – encore n'étaient-elles que sous-secrétaires d’État, même Irène Joliot-Curie qui venait de recevoir le Nobel ! - n'apparurent dans le gouvernement de Léon Blum qu'en 1936 !... mais elles représentaient une aberration démocratique puisqu'elles n'avaient toujours pas le droit de vote !

Benoîte Groult, La touche étoile

 

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La chose est connue : la Déclaration de 1789 incluait hommes et femmes ; et pourtant, Olympe de Gouges croyait nécessaire, dès 1791, de proposer une Déclaration des droits de la femme. Était-ce un complément, était-ce une critique de l'universel ? De même, on a longtemps parlé d'un suffrage universel obtenu en 1848 pour les hommes français, les lois constitutives de 1875 l'attestent. Or, il aura fallu cinquante années de droit de vote des femmes françaises pour que les livres d'histoire acceptent de qualifier ce premier droit de suffrage d'universel masculin...

La Révolution française libérait la société tout entière, hommes, femmes, esclaves, et supposait pourtant que les femmes, trop dépendantes des hommes, sans éducation de leur raison, étaient inaptes à devenir citoyennes...

Dans cet espace confus de reconnaissance du droit humain et de refus du droit de citoyenneté, les actrices de l'histoire contemporaine se battirent et obtinrent, surtout à partir de la IIIe République, de nombreux droits. A l'exclusion succéda l'inclusion progressive des femmes dans l'espace démocratique. Le mot clé alors devint celui de discrimination, néologisme de la fin du siècle dernier. Lorsqu'on cesse d'exclure, on discrimine à l'intérieur de l'espace d'inclusion.

Ce rappel historique est là pour indiquer la mesure du temps de l'émancipation des femmes, émancipation étant le terme juste pour dire l'accès au droit ; la libération étant alors le terme moral et politique.

Geneviève Fraisse, La controverse des sexes 

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Si décalage il y a entre l'affirmation de l'universalisme du droit et l'inscription du droit des femmes dans les textes, ce temps de latence se lit diversement : comme un retard scandaleux pour certains, comme un accomplissement nécessaire pour d'autres...

Avant 1945, l'énoncé des droits des femmes ne trouve une expression que dans la lente et progressive reconnaissance de droits particuliers, accordés au coup par coup, autonomie économique et civile, éducation identique avec les garçons, protection de la maternité, etc. Des droits sont accordés dans le désordre et sans énoncer leur légitimité universelle, leur nécessité fondamentale...

Mais à lire moralistes et juristes du siècle dernier et de la première moitié du XXe siècle, il est clair qu'est déniée à la femme la capacité à être identique à l'homme, c'est-à-dire semblable ; au plus haut niveau de ce qu'un être de raison peut vouloir, à savoir le gouvernement de soi et d'autrui. Ainsi, la capacité à l'autonomie conjugale et la capacité à la citoyenneté politique ont été, en France par exemple, contestées au nom du pouvoir qu'elles peuvent concéder à l'individu, précisément à la femme.

Le lendemain de la Seconde Guerre casse cette sourde réticence à l'indépendance des femmes. Le droit des femmes, tout comme le principe d'égalité des sexes, sera énoncé et publié. Certains continueront à penser, bien sûr, que les femmes sont des incapables, mais c'est une pensée qui  n'a désormais plus aucune légitimité politique et juridique comme précédemment ; c'est une conviction, désormais hors du droit.

La confusion de l'universel et du masculin, superposition impensée et pourtant pleine de sens, permettait de soutenir avec une apparence de logique la privation de certains droits pour les femmes...

Geneviève Fraisse, La controverse des sexes 

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L'inscription d'un droit fondamental des femmes à l'égalité dans le préambule de la Déclaration de 1948 fait donc rupture...

Les institutions internationales, l'ONU puis l'Europe, les constitutions nationales également, ont su à leur tour répercuter l'énoncé explicite des droits des femmes. Les déclarations postérieures à 1945 contiendront désormais au mieux l'inscription du principe fondamental de l'égalité des sexes, et au moins le refus de toute « distinction » entre les sexes et de toute discrimination envers les femmes...

L'absence de « distinction » (entre sexes, races, religions...) renforce l'idée d'universel. Quant au terme de discrimination, il indique clairement la persistance, malgré les déclarations de principe, de l'inégalité de fait entre hommes et femmes.

Il revient à la déclaration de 1948 d'imposer le principe d'égalité entre les sexes. De là découlent ensuite des droits « civils et politiques », « économiques, sociaux et culturels », etc.

Geneviève Fraisse, La controverse des sexes 

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