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Emissions de radio & Thématiques

Inspiration et Réflexion

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- Pour écouter l'émission de radio  Planète Féministe, vous pouvez cliquer sur le lien ci-dessous ou aller sur la page "Ecouter l'émission" de ce site

https://audioblog.arteradio.com/blog/182081/emission-de-radio-planete-feministe#

 

      Sommaire

 

      1- La Beauté                                

      2- La Mélancolie                         

      3- L'Engagement                         

      4- La Blessure amoureuse          

      5- La Science                                

      6- La Fragilité                              

      7- L'Erotisme                               

      8- La Séduction                            

      9- La Fidélité                               

    10- L'Infidélité                               

 

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Les différents sujets traités et évoqués à la radio recouvrent un vaste champ d’études et de disciplines. Quelques aspects des nombreuses thématiques développées de façon transversale et spécifique dans l’émission Planète Féministe, sont explorées et exposées ici, sur les pages «Emissions & Thématiques...» + "L'Histoire - de l'Antiquité au 21e siècle", en toute liberté, en toute objectivité et subjectivité.

Comme une sorte d’invitation, d’incitation au voyage intérieur, au voyage sonore et au voyage réel et imaginaire, en vue de prolonger ce qui s’est déroulé et a déjà été fait dans un passé récent, pour mieux se plonger en toute sérénité dans la vitalité de la pensée.

Une vue panoramique au sens propre comme au sens figuré se profile à l’horizon. Nouvelle traversée d’étendues en vue...

Marie-Anne Juricic 

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      La Beauté

 

FARGE Arlette, Historienne et directrice de recherche au CNRS (CRH-EHESS).

Séduction et société, sous la direction de Cécile Dauphin et Arlette Farge, Le Seuil, 2001.

Émission réalisée le 19 juin 2001

 

PERROT Michelle, Professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 7-Denis Diderot.

Histoire des femmes en Occident (5 tomes), Perrin-tempus, 2002.

Émission réalisée le 21 octobre 2003

 

VIGARELLO Georges, Professeur à l’université de Paris-V et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

Histoire de la beauté. Le corps et l’art d’embellir. De la renaissance à nos jours, Seuil, 2004.

Émission réalisée le 24 mai 2005

 

 

     Pour commencer en Beauté cette traversée

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En ces temps de misères omniprésentes, de violences aveugles, de catastrophes naturelles ou écologiques, parler de la beauté pourra paraître incongru, inconvenant, voire provocateur. Presque un scandale.

François Cheng, Cinq méditations sur la beauté

 

Or la beauté, c’est tout. Platon l’a dit lui-même :

La beauté, sur la terre, est la chose suprême.

C’est pour nous la montrer qu’est faite la clarté.

Alfred de Musset

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L’attention portée à son aspect physique, le désir d’être plus agréable à nos propres yeux et à ceux des autres ne sont pas nécessairement destinés à devenir un esclavage, notamment parce que l’appréciation de la beauté a toujours existé et que, comme le disait Oscar Wilde, “seules les gens superficiels ne tiennent pas compte de l’apparence”. Et aujourd’hui, la véritable liberté réside peut-être justement dans la multiplication des modèles de beauté...

Etre libre de suivre ces modèles ne signifie cependant pas sombrer dans la pathologie ni en faire une obsession.

Il est intéressant de noter que la beauté présente toujours une dichotomie. Il y a la beauté simple et courageuse, et la beauté des privilégiés, liée au monde du luxe et de la recherche. Les modes, les tendances ne sont rien d’autre que des orages passagers. La mode est par nature éphémère et ne parvient pas à créer le sens de complétude et de magie que seule peut engendrer la véritable beauté. On peut donc dire que l’authentique harmonie esthétique n’est pas seulement faite de soins et de cosmétiques, mais est le fruit d’un long et dur apprentissage, et d’un ensemble de connaissances, d’imagination et d’émotions...

La beauté perdure dans le temps, mais aussi dans la mémoire. Tout est vrai, et en même temps, tout n’est que tromperie : il ne reste que la fulgurante lueur de la beauté.

Willy Pasini et Maria Teresa Baldini, Les 7 avantages de la beauté

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D’après le dictionnaire, le charme désigne un magnétisme, une force d’attraction et de séduction exercée par une personne grâce à ses qualités physiques et intellectuelles et à sa personnalité. “Charme” dérive du latin carmen, “formule magique”, “sortilège”, et c’est donc un mélange de caractéristiques qui rendent inoubliable...

Parce que ce que nous éprouvons et vivons se reflète au niveau de notre aspect et de notre façon de nous présenter aux autres. Le charme est un art inconscient, un parcours personnel. Il s’agit d’un don, d’une attitude qui s’éduque et se cultive au fil du temps...

Par dessus tout, le charme irradie la beauté et se nourrit de beauté. Ce qui est important, parce que la beauté illumine la vie et donne de l’énergie. Or les esclaves de l’horloge que nous sommes devenus s’arrêtent de moins en moins pour aimer et admirer toutes les merveilles qui nous entourent. Demandez-vous quand avez-vous été émerveillé pour la dernière fois par un lever ou un coucher de soleil...

Le contact avec le beau est pourtant une nécessité pour l’esprit et est bien souvent ce qui apporte le plus de bien-être physique et psychique.

 Willy Pasini et Maria Teresa Baldini, Les 7 avantages de la beauté

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Il existe aussi un charme fallacieux. Beaucoup de gens sont capables d’être particulièrement séduisants à des fins bien précises : leur but est alors de tromper les autres. Ou ils utilisent les hommes ou les femmes comme des objets sexuels, qu’ils conquièrent, utilisent, puis jettent. Ce ne sont que des trophées qui leur permettent de “gonfler” leur Moi....

La beauté attire le regard des autres, mais si elle ne réussit pas à le retenir, celui-ci se fixe bien vite ailleurs. Parce qu’il ne suffit pas d’avoir belle allure pour avoir du charme, lequel, nous le verrons, allie de la prestance physique, de l’éducation, de la culture et de l’élégance...

Il n’y a pas de charme sans intelligence...

C’est aussi un ingrédient du charme, au point qu’elle [la voix] peut faire oublier un physique imparfait. Et parfois nous faire percevoir un petit quelque chose en plus, une énergie en mesure de nous captiver.

Willy Pasini et Maria Teresa Baldini, Les 7 avantages de la beauté

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                    La rose comme allégorie de la beauté 

Presque tous les poètes de l’Occident ont célébré les fleurs, et beaucoup d’entre eux la rose. J’aurais pu citer Ronsard, Marceline Desbordes-Valmore et surtout Rilke...

Nous pouvons dire que dans la durée qui habite une conscience, la beauté attire la beauté, en ce sens qu’une expérience de beauté rappelle d’autres expériences de beauté précédemment vécues, et dans le même temps, appelle aussi d’autres expériences à venir. Plus l’expérience de beauté est intense, plus le caractère poignant de sa brièveté engendre le désir de renouveler l’expérience, sous une forme forcément autre, puisque toute expérience est unique...

C’est ainsi que probablement il faut entendre le vers du poète John Keats : “Toute beauté est cause de joie pour toujours”... Il [le désir de beauté] aspire à rejoindre le désir originel de beauté qui a présidé à l’avènement de l’univers, à l’aventure de la vie. Chaque expérience de beauté, si brève dans le temps, tout en transcendant le temps, nous restitue chaque fois la fraîcheur du matin du monde.

François Cheng, Cinq méditations sur la beauté

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Fugacité et fragilité de la beauté dans toute son intensité...

 

À CASSANDRE

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu cette vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au votre pareil.
Las ! voyez comme en peu d'espace,
Mignonne, elle a dessus la place,
Las, las ses beautés laissé choir !
O vraiment marâtre Nature,
Puisqu'une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !
Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vôtre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur, la vieillesse
Fera ternir votre beauté.

Ronsard  

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Dans une lettre à Mme de Maintenon, Louis XIV décrit la princesse de Savoie arrivant en France, la future dauphine, qu’il est venu recevoir à Montargis, le 4 novembre 1696. La princesse est jugée «belle à souhait». Le roi s’étend sur son visage, ses yeux «très beaux», sa bouche «fort vermeille». Il souligne une «taille très belle», un «air noble et des manières fort polies», convaincu que sa grâce est faite «pour charmer». Mots convenus bien sûr, répétitifs aussi, ils montrent déjà la difficulté d’évoquer les caractéristiques précises de la beauté, celle de dire les agréments, les formes, les reliefs. Ils montrent surtout le privilège donné à certains traits sur d’autres, ici le visage, mais aussi l’air, les manières, indispensable mise en scène de la beauté dans l’univers de la cour.

Georges Vigarello, Histoire de la beauté. Le corps et l’art d’embellir de la Renaissance à nos jours  

       

  Poésie musicale ou musicalité poétique

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      La beauté qui laisse sans mot dire... 

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La beauté est perçue comme un temps d’apaisement, comme une harmonie emplie de vie, d’envie, de délicatesse et de finesse, une sorte d’intensité de toute éternité pourtant limitée et délimitée dans l’espace et le temps, qui peut autant couper le souffle qu’en redonner.

Le renoncement ou un quelconque ressentiment sont en suspens, deviennent non-sens, même insensés devant l’émerveillement et le possible ravissement.

Un effleurement puis un effarement inédit se produisent et se suffisent. Seule importe la contemplation car le saisissement demeure envoûtant. La beauté offre le temps d’un instant, ce trésor en or qu’est la liberté d’apprécier et de se délecter d’une mélopée, d’une mélodie ou d’une musique qui transporte mystérieusement vers des cieux heureux ou ténébreux. S’enivrer en toute lucidité d’un paysage, d’un visage, d’un voyage ou d’une œuvre architecturale, monumentale, picturale ou sculpturale, tel est l’effet premier de la beauté que l’on aime souvent prolonger.

La beauté lie, relie l’intériorité et l’extériorité de chacun-e, aide à se lever, se relever, s’alléger et inventer, puis à découvrir des capacités insoupçonnées en soi. Elle peut vivifier majestueusement tout en contrant la dureté de la vie en plongeant qui veut dans un état d’enchantement qui créé spontanément un adoucissement du monde environnant.

Marie-Anne Juricic, extrait d'ouvrage à paraître

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Un monde voué à faire jaillir la beauté, la dignité et l’élégance. Il suffirait d’y entrer pour se sentir sur-le-champ réveillé et vivant.

Fabrice Midal, Risquer la liberté

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La beauté d’un regard et la finesse des traits d’un individu renvoie volontiers à la volupté.

Marie-Anne Juricic

 

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Tout change à partir des années 1960 : impossible de penser comme auparavant l’horizon du masculin et du féminin. “Citoyenneté, conquête des savoirs, maîtrise de la procréation, statut de la femme mariée, liberté sexuelle : autant de brèches dans les citadelles masculines autant de bouleversements dans les rapports entre les sexes.” Un deuxième féminisme s’est imposé, au-delà de l’égalité abstraite, privilégiant la problématique du sujet, “l’épanouissement personnel”, la réalisation de soi...

Un bouleversement dans l’esthétique des formes accompagne, autant le dire, ce bouleversement dans l’anthropologie des genres. La beauté a pu en être révisée, renouvelant allures et contours. Les exemples s’accumulent de vieux modèles du masculin devenant, dans les années 1960, de nouveaux modèles du féminin exaltant un refus de tout “apartheid vestimentaire”: blue-jean et unisexe, blouses et tee-shirts, tuniques et polos “brouillant les représentations existantes dans la division sociale et sexuelle du vêtement”....

Un raisonnement parallèle pourrait être tenu sur le masculin, dont nombre de signes emprunteraient au féminin : le profil par exemple “de Beatles en blue-jeans et cheveux longs en compagnie de filles en blue-jeans  et cheveux mi-longs”.

Georges Vigarello, Histoire de la beauté

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      Beauté contemplée dans la félicité

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Nous avons besoin de la beauté, de ce que la beauté nous fait, pour retrouver ce talent de savoir s’écouter, cette confiance en soi - mais en un soi ouvert, désireux de partager son goût, portant en lui la promesse d’un nous. Et nous en avons besoin aujourd’hui plus qu’hier....

La contemplation de cimes enneigées, la fascination devant un tableau, un monument ou un enchaînement d’accords, en nous offrant cet instant d’arrêt dans l’action quotidienne, peuvent nous réconcilier avec nous-mêmes, avec notre capacité d’intuition...

Nous avons besoin de la beauté pour nous souvenir que nous pouvons aussi penser avec notre corps...

Nous avons besoin de beauté pour satisfaire de manière spirituelle nos pulsions agressives et sexuelles refoulées...

Pour que la pulsion humaine -agressive, sexuelle, possessive... - puisse être déviée de son but premier, il faut d’abord qu’elle ait été interdite, refoulée. Alors sera produite cette énergie - la libido - qui va pouvoir être réinvestie dans le plaisir esthétique...

Pourquoi sommes-nous éblouis par la beauté d’un ciel changeant, par ses variations rapides de couleur et de luminosité ? Ce changement ne fait-il pas écho à celui de notre vie intérieure, de nos humeurs ou impressions ?

Le «conatus» désigne chez Spinoza cette vie poussant chaque être à «persévérer dans son être»...  Le plaisir étrange que nous donne la beauté peut être une des manières, pour les animaux humains que nous sommes, de «persévérer dans notre être», d’être fidèles à la vie qui est la nôtre...

Peut-être qu’une part de nous se réjouit d’être débarrassée du fardeau de cette humanité qui souffre, doute, hésite, et ploie sous le poids de son ambiguïté, du fardeau de ce qui est notre «vie» même...  Et c’est comme si la beauté nous guérissait de notre lassitude, de notre fatigue d’être humains.

Admirer le pouvoir d’un rayon de soleil de transfigurer un paysage ne peut-il faire jaillir en nous l’espoir de notre propre transfiguration intérieure ?

 Charles Pépin, Quand la Beauté nous sauve

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   Bleuir de peur de blémir et de frémir

   

    Belle déclaration          

La féminisation du muscle, la masculinisation de la minceur ne sauraient, bien évidemment, réduire les deux modèles à l’identique. L’égalité existerait plutôt dans une “libre altérité” : cette dissemblance des sexes recomposée sans cesse mais ne disparaissant aucunement”. Disparité d’autant plus ouverte d’ailleurs que n’existe pas une masculinité universelle, “mais de multiples masculinités, comme il existe de multiples féminités”. Le changement contemporain dans les apparences et les corps n’est pas à chercher dans quelque rapprochement des images entre les sexes, il est plus profondément à chercher dans le rapport que chacun de ces sexes entretient avec la beauté.

Georges Vigarello, Histoire de la beauté

 

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Ce rapport, de fait, est bouleversé. Le thème du “beau sexe”, par exemple, a perdu ses raisons d’être : celles d’une beauté vouant la femme au seul embellissement, alors que l’homme serait voué au seul travail. Le principe d’égalité a tout changé. La beauté physique échappe à la seule dépendance, comme elle échappe au seul “éternel féminin”, traversant des références auparavant exclusives l’une de l’autre : la passivité, l’activité, l’assujettissement, l’autonomie. Un basculement a eu lieu dont il est difficile encore de mesurer toute l’étendue : la beauté, ne définissant plus un genre, peut être cultivée et même revendiquée par les deux...

Le vrai changement, faut-il le redire, est bien dans l’intérêt progressivement partagé pour les soins de “beauté” : “Les hommes découvrent la notion de capital esthétique. Il leur faut désormais l’entretenir, le mettre en valeur”...

Le spectre de la beauté virile s’ouvrirait du body-builder à “l’ange blond”, suggérant “la nécessité de transcender les genres et de refuser les clichés”, renouvelant l’imaginaire des allures et des traits. La culture gay a facilité ce jeu avec les références : latitude donnée aux formes, variété des gestuelles et des profils, même si “la culture tout entière”, ne saurait à l’évidence s’être “homosexualisée”.

Autant de changements associés, faut-il le dire, à la démocratisation : égalité accrue dans les références et les comportements. Autant de changements associés aussi à la consommation...

Aucun doute, l’exigence de beauté s’est aujourd’hui renforcée : corps plus exposé, identité plus “corporéisée”. Mais c’est aussi en se démocratisant, en se diffusant sans frontières, en promettant le seul bien-être, qu’elle a, très conjointement, fabriqué de l’épanouissement et de la crispation.

Georges Vigarello, Histoire de la beauté

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Il suffit quelquefois d’un sourire... Comme le savent bien les stars de cinéma, le sourire peut apporter beaucoup de sex-appeal... Car tel est le charme : mystérieux, magique et insaisissable, il n’est l’apanage de personne...

Le charme est un véritable talent, plus proche de la créativité que de la désinhibition ou de l’exhibition. Alors, quand la beauté du visage s’efface, il reste la beauté de l’âme.

 Willy Pasini et Maria Teresa Baldini, Les 7 avantages de la beauté

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Et les hommes savent de plus en plus que la beauté confère un pouvoir...

Tout comme les femmes portent désormais des pantalons, même des treillis, l’habillement masculin est de plus en plus “déstructuré” et coloré...

Gérard Simber, un chirurgien esthétique bien connu à New York, affirme que “les hommes se regardent autant que les femmes dans le miroir, mais avant, ils ferment la porte”...

Mais où se pose le regard de l’homme quand il se regarde dans le miroir ? Quelles sont ses obsessions ?

La première concerne leurs cheveux, lorsqu’ils tombent ou blanchissent. Depuis Samson, les cheveux jouent un rôle particulier : ils ont été un symbole de force, de virilité, mais aussi d’appartenance sociale. Pensons aux perruques du XVIIe ou du XVIIIe siècle, ou encore aux milliers de coiffures qui ont existé au cours de l’Histoire. Elles témoignent toutes d’une recherche et d’une attention méticuleuse....

La deuxième préoccupation des hommes concerne leur peau. C’est là aussi une anxiété nouvelle. Autrefois des cicatrices sur le visage étaient un signe d’expérience et de courage, et il y a encore assez peu de temps, les rides de Clint Eastwood  exerçaient un grand attrait tant sur le public masculin que féminin. Ce n’est plus le cas. Et ceux qui veulent un visage plus lisse sont légion...

La troisième préoccupation des hommes concerne leur poids. Il suffit de jeter un œil dans les vestiaires des clubs de gym. L’”épreuve de la balance”, après une partie de tennis ou des heures à soulever de la fonte, est le moment clé d’une journée d’entraînement...

S’occuper de son corps n’est cependant pas seulement un comportement narcissique, mais aussi une forme de respect envers soi-même. On peut souvent lire les premiers signes de désordre psychologique à travers la négligence de son corps.

Willy Pasini et Maria Teresa Baldini, Les 7 avantages de la beauté

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La Beauté, source inépuisable pour la créativité, fut et est explorée, comme l’amour, à travers l’art qu’il s’agisse de la poésie, du théâtre, de la littérature, du cinéma, de l’art pictural, architectural ou sculptural. La Beauté quand elle saisit ou retient l’attention, demeure similaire à une lumière ou à un astre solaire qui vous éclaire, elle vous ravit l’esprit voire vous séduit à l’infini.

Marie-Anne Juricic, Extrait d’ouvrage à paraître

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La beauté du monde est un appel, au sens le plus concret du mot...

Une simple lumière crée un état lumineux qui peut être agréable ; mais en soi elle n’est pas encore la beauté. Lorsqu’on dit qu’il y a une belle lumière, c’est parce que celle-ci fait resplendir les choses qu’elle éclaire, un ciel bleu, les arbres plus verts, les fleurs plus chatoyantes, les murs plus dorés, les visages plus éclatants. La lumière n’est belle que si elle est incarnée...

Cette lumière reçue de l’extérieur pénètre en soi, devient lumière intérieure qui fait voir l’âme de l’autre et l’âme de soi dans une vision faite de va-et-vient, telle une fontaine aux jets croisés.

François Cheng, Cinq méditations sur la beauté

       

On peut dire qu’une beauté artificielle, dégradée en valeur d’échange ou en pouvoir de conquête, n’atteint jamais l’éclat de communion et d’amour qui, en fin de compte, devrait être la raison d’exister de la beauté. Au contraire, elle signifie toujours un jeu de dupes, de destruction et de mort. La “laideur d’âme” qui la mine lui enlève toute chance de demeurer “belle” et d’entrer dans le sens de la vie ouverte...

La beauté du regard vient d’une lumière qui sourd de la profondeur de l’Etre. Elle peut aussi venir d’une lumière venant de l’extérieur et qui l’éclaire, notamment lorsque le regard capte dans l’instant quelque chose de beau, ou qu’il rencontre un autre regard d’amour et de beauté...

Toute beauté est singulière ; elle dépend aussi des circonstances, des moments, des lumières. Sa manifestation, pour ne pas dire son “surgissement”, est toujours inattendue et inespérée. Une figure de beauté, même de celle à laquelle nous sommes habitués, doit se présenter à nous chaque fois comme à neuf, comme un avènement.

C’est pour cette raison que, toujours, la beauté nous bouleverse. Il est des beautés pleines d’une lumineuse douceur qui, soudain, par-dessus ténèbres et souffrance, nous remuent les entrailles ; d’autres surgies de quelque souterrain, nous happent ou nous ravissent de leur étrange sortilège ; d’autres encore, pures fulgurances, subjuguent, foudroient...

François Cheng, Cinq méditations sur la beauté

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La Beauté peut-elle vraiment sauver le monde ? Peut-elle devenir une aide, un socle sur lequel on peut s’appuyer ou se ressourcer ?

La Beauté permet-elle de dépasser plus facilement les difficultés et les nausées liées à des situations tragiques et douloureuses de l’existence, voire de faire fi de la grisaille qui nous entoure ou nous encercle ?

La Beauté se situe-t-elle forcément du côté de la positivité ? Est-elle forcément éloignée de la négativité ?

Marie-Anne Juricic

        

Et si la beauté n'existait pas ou disparaissait à jamais, que deviendraient nos existences, notre environnement, nos liens au désir et au plaisir, notre façon d'appréhender le progrès, la liberté, notre destinée, notre envie de créer, d'évoluer et nos projets ? Quel sort connaîtrait l'art, la poésie et la musique ? La magie de ce qui nous envoûte pourrait-elle encore opérer ?

Si la beauté s'éloignait de notre horizon et de notre imagination, nos vies ne seraient-elles pas dévitalisées et qui plus est, accompagnées de pensées mornes et privées de majesté et d'intérêt ?

Notre vision des choses détermine-t-elle la manière de voir ce qui est beau ou non, saisissant, attirant voire fulgurant ou ce qui nous laisse indifférente ?

Un esprit éveillé ou empli de sérénité promène-t-il le même regard sur le monde, sur l'univers et sur ce qui nous touche au plus près, qu'un esprit égaré, tourmenté ou abîmé par un mal être, un drame ou le fracas de la vie ?

Marie-Anne Juricic

 

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Irrésistible beauté qui sème autant le trouble que le doute !

La Beauté est-elle systématiquement liée à l’amour ou à l’envie d’aimer ?

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Extraits de La Mort à Venise de Thomas Mann

"Les Slaves semblaient être en majorité...

Le groupe se composait de trois jeunes filles de quinze à dix-sept ans et d'un garçon aux cheveux longs qui pouvait avoir quatorze ans. Celui-ci était d'une si parfaite beauté qu'Aschenbach en fut confondu. La pâleur, la grâce sévère de son visage encadré de boucles blondes comme le miel, son nez droit, une bouche aimable, une gravité charmante et quasi divine, tout cela faisait songer à la statuaire grecque de la grande époque...

Son visage se détachait avec des tons d'ivoire dans l'ombre dorée que faisaient ses cheveux...

Sa démarche, le maintien du buste, le mouvement des genoux, la manière de poser le pied chaussé de blanc, toute son allure était d'une grâce extraordinaire, très légère, à la fois délicate et fière, et plus belle encore par la timidité enfantine avec laquelle chemin faisant il leva et baissa deux fois les yeux pour jeter un regard dans la salle. En souriant, avec un mot dit à mi-voix dans sa langue douce et fluide, il occupa sa place, et maintenant que son profil se détachait nettement, Aschenbach, plus encore que la veille, fut frappé d'étonnement et presque épouvanté de la beauté vraiment divine de ce jeune mortel...

   

Or, comme il laissait ainsi sa rêverie plonger dans le vide, la ligne horizontale du bord de l'eau fut tout à coup franchie par une forme humaine, et quand il ramena son regard échappé vers l'infini, il vit le bel adolescent, qui, venant de gauche, passait dans le sable devant lui...

La figure de l'éphèbe, déjà si remarquable par sa beauté, gagnait un relief qui permettait de le prendre au sérieux en dépit de sa jeunesse...

Une paresse enchaînait l'esprit d'Aschenbach, pendant que ses sens goûtaient le formidable et étourdissant calme marin...

La beauté engendre la pudeur, pensa Aschenbach, et il creusa cette idée, cherchant le pourquoi."

Thomas Mann, La Mort à Venise

      

Le pouvoir, le sacré, le soleil, aussi bien que l'apparition de la belle femme sont des spectacles sociaux hétérogènes qui occupent la scène visuelle en faisant fonctionner un même usage tactique de luminosité et de suspens. Cette surenchère du paraître dans l'histoire des institutions politiques européennes, où toutes les grandes cours ont successivement rivalisé de fastes et ont imposé leurs modes esthétiques au monde en même temps qu'elles tentaient d'imposer leur langue et leur ordre économique et social, est caractéristique du rapport occidental au pouvoir, tel qu'il se met en place à cette époque.

Le faste, les pompes où apparaissent en corps les dominants des deux sexes, sont largement surreprésentés dans les textes comme dans les images. Plus la distance au politique diminue, plus le paraître, ce ralenti cérémoniel qui capte le regard et suspend toute signification puis toute respiration dans un décor gigantesque et vertigineux (salles, palais, places, coiffures, traînes) et sous des lumières multipliées (lustres, miroirs, bijoux, or), devient emphatique et ostentatoire...

Ce sont elles qui, aux 19e et 20e siècles, s'approprieront seules les lumières et les couleurs abandonnées par leurs compagnons...

Véronique Nahoum-Grappe, « La Belle Femme », in Histoire des femmes en Occident, Tome 3, 16e-18e siècle, sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot

    

 

                      Aaahelena de troya

   Hélène de Troie : Figure emblématique de la Beauté féminine

                                           

En général, la beauté féminine n'est pas une chance aussi efficace que la fortune...

Retenir le regard de l'autre est une des conditions de possibilité de l'échange social...

La beauté est posée comme un équivalent symbolique d'un pouvoir plus réel, celui de l'homme adulte. La femme n'est enviable que lorsqu'elle est belle, car elle exerce un pouvoir qui suscite non seulement le désir de possession mais aussi celui d'identification : « Être elle ! »...

Les métaphores lumineuses expriment la sidération, l'éblouissement, l'aveuglement de celui qui a abusé du voir...

Lorsque la belle femme paraît, elle est dévorée des yeux, et il y a effectivement occupation d'un terrain provisoire et frappé d'irréalité.

L'effet de beauté ne peut se réduire au simple enjeu du désir sexuel, puisque les regards s'échangent sur une scène sociale...

Le charme esthétique peut sauver, à la vitesse d'un regard, mais il peut aussi perdre...

Pourquoi cette eau, ces fontaines, ces soins du corps dans ce décor végétal, où courent de beaux animaux, ou des petits chiens taquins, un décor sans références sociales visibles ? Pourquoi ces fruits, ces boucles, des courbes dont l'arrondi définit le féminin, résumé dans un trait « doux » ? La douceur est une qualité qui permet de glisser de la forme d'un sourire à son sens expressif, de la forme d'une épaule à sa texture imaginée, douce au toucher, imaginée à la simple vue. Douce dans son regard, miroir de son âme, douce comme une courbe du dos qui s'incline déjà dans une posture qui consent...

Tactique d'intervention sociale, la beauté est délibérément utilisée par les femmes qui ont du mal à mettre en œuvre leurs projets sociaux avec les mêmes moyens que leurs compagnons. Elle est aussi l'enjeu de stratégies complexes, puisque son apparition occupe le centre de la scène, rivalisant avec le soleil, le trône et l'auteur. Elle est sans cesse interprétée par le pouvoir politique qui sait attirer les femmes les plus brillantes, le brillant étant l'équivalent matériel de la beauté.

Véronique Nahoum-Grappe, « La Belle Femme », in Histoire des femmes en Occident, Tome 3, 16e-18e siècle, sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot

      

    

 

Si elle n’est pas captée par un regard, la beauté ne se sait pas ; elle est en “pure perte”, elle ne prend pas son plein sens. “Prendre sens” signifie ici que l’univers, chaque fois qu’il tend vers l’état de beauté, offre une chance - ou ravive une promesse - de jouissance. Ce regard d’un sujet qui capte dans l’instant la scène de beauté entraîne une nouvelle rencontre, située sur un autre plan, celui de la mémoire...

Dans l’amour comme dans la beauté, tout vrai regard est un regard croisé...

Les regards croisés peuvent seuls provoquer l’étincelle qui illumine...

François Cheng, Cinq méditations sur la beauté

      Bp1

 

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Force est de constater que la beauté féminine à travers l'histoire, la poésie, les contes populaires ou de fée est un sujet d'attrait qui l'a emporté aisément sur la beauté masculine alors qu'il n'existe a priori aucune raison valable de ne pas l'apprécier ou de ne pas lui accorder la place qu'elle mérite.

Le succès, parfois impressionnant, des « beaux » acteurs, chanteurs, orateurs ou hommes tout simplement est souvent important et il n'y a pas que la seule intonation de la voix qui fait de l'effet. Disons que la beauté ajoutée au talent amplifie cet effet.

Comment ne pas voir l'inégalité des  sexes à l’œuvre dans ce déséquilibre et cette dissymétrie des représentations esthétiques entre les femmes et les hommes ?

Dans les mythes ou les histoires racontés aux enfants, la beauté masculine n'est pas autant mise en avant que celle des femmes, alors qu'elle a pourtant forcément eu un impact dans l'histoire de l'humanité, quoi qu'on en dise.

Où est « Le Beau au bois dormant » ou « Le Beau et la Bête » ? Où est l'équivalent de « Blanche Neige » ou de « Cendrillon » au masculin ? Et Dame Marianne n'aurait-elle pas pu ruser pour obtenir l'égalité des sexes ainsi qu'une meilleure répartition des richesses tout en « conquérant » le beau Robin des bois ?

Si l'égalité des sexes avait été le fil conducteur, l'une des références ou un des repères fondateurs dans l'histoire des civilisations et des sociétés du passé, la beauté masculine aurait été très certainement mise davantage à l'honneur et en valeur à travers la poésie et les récits épiques ou romantiques, car nombre d'auteures et de poétesses auraient pu la clamer ou la déclamer en toute liberté.

Marie-Anne Juricic

 

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   Rosir de désir et de plaisir... Pour finir en Beauté !

 

 

 

La Mélancolie

 

PRIGENT Hélène, Auteure et travaille à la Réunion des musées nationaux.

Mélancolie. Les métamorphoses de la dépression, Gallimard, 2005.

Émission réalisée le 20 décembre 2005

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La mélancolie peut revêtir diverses formes qui vont de la tristesse dans l'allégresse, à un chagrin lancinant ou à un abattement vacillant voire à un sombre désespoir qui se traduit en termes d'anéantissement ou d'ébranlement plus ou moins violent. L'âme se sent affectée, tourmentée, éplorée ou meurtrie, ralentie et trop endolorie pour jouir pleinement de la vie, comme une sorte d'esprit resté figé sur un passé ou sur une idée, sur quelque chose qui lui échappe parfois et sur l'étrangeté de la vie.

La  mélancolie s'apparente à une blessure narcissique difficilement guérissable ou à un deuil impossible face à une perte, à une absence, à un silence, à une déception, à une séparation, à une situation idéalisée ou à un projet avorté. Le regard de la personne mélancolique sur le monde s'en trouve alors troublé, atteint voire éteint.

D'où parfois un désinvestissement du désir et du plaisir ou une diminution de toute curiosité tout en ménageant un intérêt vibrant, passionné pour ce qui relève de l'abîme, des ruines, du malheur ou de la douleur.

Le décalage entre une espérance ressentie comme délice et un déplaisir intense ou une peine immense perçue comme supplice, peut devenir éprouvant ou lassant et se transformer en moment mélancolique.

Mais la mélancolie surgit aussi dans l'exil ou quand on se sent exilé/e.

Marie-Anne Juricic 

                            Rome

Ovide est surtout connu pour ses Métamorphoses et son Art d'aimer. Il écrit sur ce qui arrive aux corps....

Poète à succès, érudit, travailleur, c'est aussi un mondain. Divorcé deux fois, heureux avec sa troisième femme, il vient d'une famille de patriciens et de chevaliers, il a une villa près du Capitole et une maison de campagne aux abords de Rome. Il affiche une certaine futilité, il fuit tout engagement politique : l'élégant Ovide est l'écume de la civilisation latine, un sommet de brillance et de légèreté. Et c'est cet homme-là qui, du jour au lendemain, s'est retrouvé chez les Barbares.

Ovide est proche de la famille impériale, si proche qu'il s'est trouvé mêlé à une ténébreuse affaire. Quelle est cette « offense à césar » ? Pourquoi Auguste l'a-t-il puni si sévèrement, en lui laissant la vie et la citoyenneté romaine, mais en l'exilant si loin, aux bords du monde connu ?...

Il fait semblant (mais à peine) de croire au motif officiel : Auguste l'a banni à cause de L'Art d'aimer, qui prônerait l'adultère. Mais le livre a été publié dix ans auparavant, et la littérature érotique abonde...

Ovide a vite fait le tour de Tomes – ses remparts de bois, ses deux rues, sa plage vide. Entre deux attaques des Barbares, il constate le désert autour de lui. Alors il écrit...

Surtout, il écrit des lettres. Deux recueils, Les Tristes, et Les Pontiques. Les Pontiques sont nommées d'après le Pont-Euxin : nom que les Grecs avaient donné à la mer Noire... Les Tristes doivent leur titre à la dépression d'Ovide...

                                  Avenise2

Ovide est, du jour au lendemain, confronté à un monde où tout manque – même les arbres : un paysage de marais, très peu d'objets manufacturés (des arcs et des flèches), peu de confort, pas d'eau potable, pas de fruits, un froid mordant l'hiver et un air étouffant l'été.

Écrire l'a perdu (on ne devient pas sans risques un poète proche du pouvoir). Mais écrire le tient en vie. Dans l'insomnie et la fièvre, il écrit à sa femme. Il écrit à ses amis. Il écrit des suppliques à Auguste et à Livie. Qu'on le ramène, sinon à Rome, du moins plus près de Rome, et dans un endroit où on parle latin !...

Il est parti en condamné, et c'est bien malgré lui qu'il a fini ses jours les yeux fixés sur l'horizon, sous des constellations inconnues. Il meurt en exil en 17, de désespoir et de maladie...

J'ai eu besoin de traduire pour entendre parler en moi cet exil, et pour faire entendre, à nouveau, cette voix.

Préface de Marie Darrieussecq, in Ovide, Tristes Pontiques

                 Fa35

un malheur a soudain couvert ma vie de nuages

ballotté par la mer les vents et la tempête

j'ai dans la gorge un glaive qui se plante sans fin...

 

les Cyclades ont dû être étonnées

de me voir faire des vers au milieu de la mer

 

aujourd'hui c'est moi qui m'étonne

que l'agitation de mon âme

et l'agitation de la mer

ne m'aient pas empêché d'écrire...

 

mon cœur est plus troublé que cette mer sauvage

plus inquiet que la mer en hiver

mon cœur est plus troublé que le cœur des barbares...

               Apf10 

toi que j'ai toujours aimé

mais que j'ai mieux connu au moment de ma chute

j'ai traversé bien des épreuves

 

aujourd'hui je saurais éviter le pouvoir

 

vis pour toi et par toi à l'écart des grands noms

vis pour toi et par toi à l'écart des palais

d'où tombe la foudre...

 

le bonheur fuit la gloire...

celui qui est en haut s'effondre tôt ou tard..

              Apf4

rien ne m'aura été épargné

ni les tempêtes en mer ni l'exil le plus dur...

 

savoir Rome tout près cela m'aurait aidé

mais je suis au bout du monde

au bout de la Terre...

 

l'exil ce coup du sort

m'a rendu plus célèbre que je n'étais avant

Capanée frappé par la foudre

resta étincelant dans l'esprit de la foule...

 

et la gloire d'Ulysse aurait été moins grande

s'il n'avait pas été contraint de voyager

 

Ovide, Tristes Pontiques, Traduit du latin par Marie Darrieussecq

     

" Ce sont des frôlements dont on ne peut guérir, 

Où l'on se sent le coeur trop las pour se défendre, 

Où l'âme est triste ainsi qu'au moment de mourir ; 

Ce sont des unions lamentables et tendres... "

Anna de Noailles, extrait du poème Les rêves 

                         Manga0

" Le bonheur, la douceur, la joie, 

Tiennent entre les bras mêlés ; 

Pourtant les coeurs sont isolés

Et las comme un rameau qui ploie.

    
Pourquoi est-on si triste encor 

Quand le destin est favorable, 

Et pourquoi cette inéluctable 

Inclination vers la mort ?.."

Anna de Noailles, extrait du poème La tristesse dans le parc

                 Piano0

" Mon ami, quels ennuis vous donnent de l'humeur ? 

Le vivre vous chagrine et le mourir vous fâche. 

Pourtant, vous n'aurez point au monde d'autre tâche 

Que d'être objet qui vit, qui jouit et qui meurt."

Anna de Noailles, extrait du poème Voix intérieure 

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Soleils couchants

 

Une aube affaiblie
Verse par les champs
La mélancolie
Des soleils couchants.

La mélancolie
Berce de doux chants
Mon coeur qui s'oublie
Aux soleils couchants.

Et d'étranges rêves,
Comme des soleils
Couchants, sur les grèves,
Fantômes vermeils,

Défilent sans trêves,
Défilent, pareils
A de grands soleils
Couchants sur les grèves.

Paul VERLAINE

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Promenade sentimentale

 

Le couchant dardait ses rayons suprêmes
Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
Les grands nénuphars, entre les roseaux
Tristement luisaient sur les calmes eaux.
Moi j'errais tout seul, promenant ma plaie
Au long de l'étang, parmi la saulaie
Où la brume vague évoquait un grand
Fantôme laiteux se désespérant
Et pleurant avec la voix des sarcelles
Qui se rappelaient en battant des ailes
Parmi la saulaie où j'errais tout seul
Promenant ma plaie ; et l'épais linceul
Des ténèbres vint noyer les suprêmes
Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
Et les nénuphars, parmi les roseaux,
Les grands nénuphars sur les calmes eaux.
 

Paul VERLAINE

 

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Je crois que presque toutes nos tristesses sont des moments de tension que nous ressentons comme une paralysie car nous sommes désormais sourds à la vie de nos sentiments devenus étranges. Nous sommes seuls, en effet, face à cette étrangeté qui est entrée en nous ; car, pour un temps, tout ce qui nous est familier, tout ce qui est habituel nous est ravi ; nous sommes, en effet, au cœur d’une transition où nous ne savons pas nous fixer. C’est aussi la raison pour laquelle la tristesse est passagère...

Il nous faut accepter notre existence aussi loin qu’elle peut aller ; tout et même l’inouï doit y être possible. C’est au fond le seul courage qu’on exige de nous...

Pourquoi voudriez-vous exclure de votre vie une quelconque inquiétude, une quelconque souffrance, une quelconque mélancolie alors que vous ignorez pourtant ce que produisent en vous ces états ?...

Ne croyez pas que celui qui cherche à vous réconforter vit sans difficulté parmi les mots simples et tranquilles qui, parfois, vous font du bien. Sa vie est pleine de peine et de tristesse, et reste très en deçà de la vôtre.S’il en était autrement, il n’eût jamais su trouver ces mots.

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

 

     

L'image du suicide traverse l’œuvre entière de Germaine Necker...

Les grands écrits théoriques - surtout De l'influence des passions, mais aussi De la littérature et De l'Allemagne - reprennent chacun à leur manière la grande question du suicide. Qu'il y ait, pour expliquer cet intérêt, des motifs issus de la culture et des circonstances historiques, nul n'en doutera...

A quoi s'ajoutent les effets de la crise révolutionnaire : mourir volontairement, pour échapper à des persécuteurs, est un cas de conscience relativement fréquent à l'époque de la Terreur. Mais ces exemples contemporains ne comptent ici que parce qu'ils ont été perçus par une conscience sensibilisée.

Ils ont été perçus, interrogés, revécus intérieurement par un être auquel l'existence, par moments, paraissait intolérable. «Depuis quatre mois un poison sûr ne me quitte pas», écrit-elle à Narbonne, le 25 août 1792. Pour Mme de Staël, l'expérience capitale est celle du mouvement qui la porte vers les autres...

A l'origine (pour autant qu'il soit permis d'imaginer une origine) on découvre une donnée mixte : la coexistence intime d'une richesse débordante et d'un manque radical. Dans le langage staëlien, la richesse, ce sont les facultés ; le manque, c'est le sentiment de l'incomplet.

Jean Starobinski, «Mme de Staël : ne pas survivre à la mort de l'amour» in L'encre de la mélancolie

 

     Lb

Dans un passage des Réflexions sur le suicide, Mme de Staël laisse entendre que la richesse des facultés pourrait être la donnée première, et que le manque naîtrait en nous de cette richesse même, de l'impossibilité où nous sommes de lui donner en nous-mêmes et rien qu'en nous-mêmes son point d'application : «… Les facultés nous dévorent comme le vautour de Prométhée, quand elles n'ont point d'action au-dehors de nous»...

L'état initial est un état d'impatience et d'inquiétude : le calme, le repos sont impossibles. Il faut que l'intelligence trouve à se dépenser et que l'attente obtienne la réponse qui la comblerait. La surabondance des énergies, la merveilleuse diversité des facultés, au lieu de favoriser le bonheur, ne font qu'accentuer le sentiment de l'inaccompli. Tout se passe comme si la richesse intérieure et le manque se multipliaient et s'accroissaient l'une par l'autre...

L'âme se sent imparfaite tant qu'elle n'a pas «voué ses forces à un but» et tant qu'elle n'a pas rejoint ce but... Si elle déploie ses énergies, c'est pour intéresser d'autres êtres, c'est pour se déverser dans d'autres destinées...

Pour être, il faut être plusieurs, d'où le besoin de lier les autres par la reconnaissance.

Jean Starobinski, «Mme de Staël : ne pas survivre à la mort de l'amour» in L'encre de la mélancolie

  Lb1

La vie de l'amour est une inquiétude incessante qui cherche son apaisement dans la réciprocité sans reste...

Mme de Staël n'ignore pas que le retour qu'elle attend des autres, et dont elle fait dépendre tout son bonheur, est suprêmement incertain, elle sait que rien n'est moins sûr que la réciprocité dont elle s'est fait un idéal. D'où les soupçons et les exigences ; d'où l'appel impatient des témoignages qui la rassureront sur la nature des sentiments...

Très lucidement, elle écrit dans De l'influence des passions : «Si l'on livre son âme assez vivement pour éprouver le besoin impérieux de la réciprocité, le repos cesse et le malheur commence».

L'insatisfaction essentielle peut alors se formuler sur le mode du grief, comme un ressentiment justifié devant une injustifiable défection...

Se laisser mourir, se suicider, ne pas survivre à la défection de l'être aimé sont les seules façons de prouver que, pour notre part, nous avons fait de lui l'unique appui de notre vie...

Que l'être aimé disparaisse ou se détourne, que son ingratitude ne fasse plus de doute, alors survient une sorte de catastrophe ontologique. La perfection et l'unité du monde se défont, tout se désanime, l'enchantement des instants unis «sans intervalles» se décompose...

L'univers que l'amour avait élargi, se retrouve réduit à la dimension étriquée de la conscience solitaire : elle a subi une amputation, un rétrécissement.

Jean Starobinski, «Mme de Staël : ne pas survivre à la mort de l'amour» in L'encre de la mélancolie

 

     

La première stupeur, chez Mme de Staël et chez quelques unes de ses héroïnes, c'est de se trouver obligées d'abord de survivre malgré elles, c'est d'entrer dans une survie illégitime. Survie insupportable, puisque l'âme s'y découvre non seulement amoindrie de tout ce qu'elle a prodigué, mais surtout infidèle à ses résolutions..., et voici que se propose une succession d'instants mornes, qui ne sont pas la mort, et qui ne sont pas non plus la vie. Chacun de ces instants rappelle la perte subie, et en chacun d'eux la vie est déclarée impossible...

L'âme qui a trouvé le calme dans le «suicide moral» ne peut cependant oublier ses deuils. Elle s'est familiarisée avec la mort, elle l'a traversée...

Ici commence l'acte d'écrire : dans la mélancolie, expression d'une douleur approfondie, dépassée, mais constamment renouvelée, Mme de Staël voit le principe de la littérature des peuples du Nord, littérature qui pour elle représente la poésie par excellence.

La littérature, œuvre de la mélancolie, fait donc suite à l'acte décisif du suicide moral. La similitude est frappante entre la définition du suicide réel, «deuil sanglant du bonheur personnel», et la définition de la gloire littéraire, «deuil éclatant du bonheur»...

Il faut surtout constater que chez Mme de Staël les puissances de la vie, de l'espoir, de la passion restent toujours les plus fortes, et qu'elles ne cessent de revendiquer la primauté.

Jean Starobinski, «Mme de Staël : ne pas survivre à la mort de l'amour» in L'encre de la mélancolie

 

          Lb2

La mélancolie peut-elle devenir une sombre joie à l'instar d'un ensoleillement d'abord vertigineux puis douloureux ?

La mélancolie peut-elle vraiment se muer en un bonheur d'être triste ?

Comme si la mélancolie crépusculaire avait ce pouvoir de raviver ou de rallumer une lueur scintillante et enveloppante ?

La mélancolie est-elle alors proche du clair-obscur ou du clair de lune ou bien encore d'un ciel gris, lourd, nuageux qui fait de l'ombre à un rayonnement solaire ?

Marie-Anne Juricic

 

                   Lb3

Le désespoir a des degrés remontants. De l'accablement on monte à l'abattement, de l'abattement à l'affliction, de l'affliction à la mélancolie. La mélancolie est un crépuscule. La souffrance s'y fond dans une sombre joie. La mélancolie, c'est le bonheur d'être triste...

Cette demi-acceptation de la réalité est, en soi, un bon symptôme. C'est la convalescence. Les grands malheurs sont un étourdissement. On en sort par là. Mais cette amélioration fait d'abord l'effet d'une aggravation. L'état de rêve antérieur émoussait la douleur ; on voyait trouble, on sentait peu ; à présent la vue est nette, on n'échappe à rien, on saigne de tout. La plaie s'avive. La douleur s'accentue de tous les détails qu'on aperçoit. On revoit tout dans le souvenir. Tout retrouver, c'est tout regretter. Il y a dans ce retour au réel toutes sortes d'arrière-goûts amers...

Songer à décroître. Il n'est pas de pensée plus triste...

Il y a des sanglots de la pensée. Jamais peut-être il n'avait plus amèrement senti sa perte. Un certain engourdissement suit ces accès aigus. Sous cet appesantissement de tristesse, il s'assoupit...

Elle, ce mirage, cette blancheur dans une nuée, cette obsession flottante de son esprit, elle était là ! il pensait à l'inaccessible qui était endormi, et si près, et comme à la portée de son extase ; il pensait à la femme impossible assoupie, et visitée, elle aussi, par les chimères ; à la créature souhaitée, lointaine, insaisissable, fermant les yeux, le front dans la main ; au mystère du sommeil de l'être idéal ; aux songes que peut faire un songe...

La lune était dans les arbres, quelques nuées erraient parmi les étoiles pâles, la mer parlait aux choses de l'ombre à demi-voix, la ville dormait, une brume montait de l'horizon, cette mélancolie était profonde.

Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer

 

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En me rasseyant dans la diligence, je fermai les yeux pour ne plus voir le paysage que je venais d'admirer, et qui désormais m'inspirait tout le dédain qu'on a pour la réalité, à vingt ans. Je vis alors passer devant moi, comme dans un panorama immense, les lacs, les montagnes vertes, les pâturages, les forêts alpestres, les troupeaux et les torrents du Tyrol. J'entendis ces chants, à la fois si joyeux et si mélancoliques, qui semblent faits pour des échos dignes de les répéter. Depuis, j'ai souvent fait de bien douces promenades dans ce pays chimérique, porté sur les ailes des symphonies pastorales de Beethoven...

C'était un triste soir que celui-là, une de ces sombres veillées où nous avons bu ensemble le calice d'amertume. Et toi aussi, tu as souffert un martyre inexorable ; toi aussi, tu as été cloué sur une croix... Tu te sentais jeune, tu croyais que la vie et le plaisir ne doivent faire qu'un... Au milieu des fougueux plaisirs où tu cherchais vainement ton refuge, l'esprit mystérieux vint te réclamer et te saisir...

George Sand, Lettres d'un voyageur

 

             Tha18

         Sonate au Clair de Lune

   

Une idée folle, l'illusion d'un instant, un rêve qui ne fait que traverser le cerveau, suffit pour bouleverser toute une âme et pour emporter dans sa course le bonheur ou la souffrance de tout un jour. Ce voyage d'Amérique avait déroulé, en cinq minutes, un immense avenir devant moi ; et quand je me réveillai sur une cime des Alpes, il me sembla que, de mon pied, j'allais repousser la terre et m'élancer dans l'immensité.

Ces belles plaines de la Lombardie, cette mer Adriatique qui flottait comme un voile de brume à l'horizon, tout cela m'apparut comme une conquête épuisée, comme un espace déjà franchi. J'imaginai que, si je voulais, je serais demain sur la cime des Andes.

Les jours de ma vie passée s'effacèrent et se confondirent en un seul. Hier me sembla résumer parfaitement trente ans de fatigue ; aujourd'hui, ce mot terrible, qui, dans la grotte d'Oliero, m'avait représenté l'effrayante immobilité de la tombe, s'effaça du livre de ma vie. Cette force détestée, cette morne résistance à la douleur, qui m'avait rendu si triste, se fit sentir à moi, active et violente, douloureuse encore, mais orgueilleuse comme le désespoir.

George Sand, Lettres d'un voyageur

 

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L'éternelle jeunesse de la nature sourit au milieu de ces ruines. L'air était embaumé, et le chant des cigales interrompaient seul le silence religieux du matin. J'avais sur la tête le plus beau ciel du monde, à deux pas de moi les meilleurs amis. Je fermai les yeux, comme je fais souvent, pour résumer les diverses impressions de ma promenade, et me composer une vue générale du paysage que je venais de parcourir.

Je ne sais comment, au lieu des lianes, des bosquets et des marbres de Torcello, je vis apparaître des champs aplanis, des arbres souffrants, des buissons poudreux, un ciel gris, une végétation maigre, obstinément tourmentée par le soc et la pioche, des masures hideuses, des palais ridicules, la France en un mot. - Ah ! Tu m'appelles donc ! Lui dis-je. Je sentis un étrange mouvement de désir et de répugnance. O patrie ! …

Le souvenir des douleurs passées que tu évoques est-il donc plus doux que le sentiment présent de la joie ? Pourrais-je t'oublier si je voulais ? Et d'où vient que je ne le veux pas ?

George Sand, Lettres d'un voyageur

 

       Ls15

La contemplation des cimes immobiles du mont Blanc, l'aspect de cette neige éternelle, immaculée, sublime de blancheur et de calme, avait suffi, pendant trois ou quatre jours du mois dernier, pour donner à mon âme une sérénité inconnue depuis longtemps. Mais à peine eus-je passé la frontière de France, cette paix délicieuse s'écroula comme une avalanche devant le souvenir et l'aspect de mes maux et des ennuis matériels...

Mais ce bien-être, dont je ne saurais attribuer le bienfait qu'à des circonstances extérieures, à l'influence de l'air, au silence délicieux de la campagne, à la bonne humeur de ceux qui m'entouraient, cessa bientôt, et je retombai dans mon abattement ordinaire en rentrant à la maison...

J'ai souvent honte de cette lâcheté qui m'empêche d'en finir tout de suite ; ne sais-je donc me décider à rien ? Ne puis-je ni vivre ni mourir ? Il y a des instants où je me figure que je suis usé par le travail, l'amour ou la douleur, et que je ne suis plus capable de rien sur la terre ; mais, à la moindre occasion, je m'aperçois bien que cela n'est pas et que je vais mourir dans toute la force de mon organisation et dans toute la puissance de mon âme...

Quand un événement extérieur me réveille de mon accablement, quand le hasard me presse et me commande d'agir selon ma nature, j'agis  avec plus de présence d'esprit et de calme que je n'ai jamais fait.

George Sand, Lettres d'un voyageur

 

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L'ennui est une langueur de l'âme, une atonie intellectuelle qui succède aux grandes émotions ou aux grands désirs. C'est une fatigue, un malaise, un dégoût équivalent à celui de l'estomac qui éprouve le besoin de manger et qui n'en sent pas le désir.

De même que l'estomac, l'esprit cherche en vain ce qui pourrait le ranimer et ne peut trouver un aliment qui lui plaise. Ni le travail ni le plaisir ne sauraient le distraire ; il lui faudrait du bonheur ou de la souffrance, et précisément l'ennui est ce qui précède ou ce qui suit l'un ou l'autre. C'est un état non violent, mais triste ; facile à guérir, facile à envenimer. Mais du moment qu'on le poétise, il devient touchant, mélancolique...

- Alors, en ne vous obstinant pas à secouer votre malaise, vous le verrez peu à peu se tourner en une grande netteté d'observation un grand calme pour recueillir des formes, soit d'idées, soit d'objets, dans les cases du cerveau qui équivalent aux feuillets d'un album. Puis viendra une douce contemplation de vous-même et des autres, et ce qui tout à l'heure vous paraissait incommode ou indifférent, vous paraîtra bientôt agréable, pittoresque et beau.

George Sand, Lettres d'un voyageur 

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«Mon âme est ce lac même où le soleil qui penche,

Par un beau soir d’automne, envoie un feu mourant :

Le flot frissonne à peine, et pas une aile blanche,

Pas une rame au loin n’y joue en l’effleurant.

Tout dort, tout est tranquille, et le cristal limpide,

En se refroidissant à l’air glacé des nuits,

Sans écho, sans soupir, sans un pli qui le ride,

Semble un miroir tout fait pour les pâles ennuis.»

Sainte-Beuve

  

L’histoire de la mélancolie commence à l’aube du IVe siècle av. J.-C., en Grèce. C’est là en effet qu’apparaît pour la première fois le mot «mélancolie» (melankholia en grec). Formé par l’association de deux termes, Kholé (bile) et mêlas (noir), il signifie littéralement «bile noire»...

A partir d’Aristote, la mélancolie est clairement associée à l’imagination. La mélancolie est «un abattement, consécutif à une quelconque imagination», affirme le médecin Archigène...

La double tradition de la mélancolie dans l’Antiquité -génie et maladie- tient ainsi tout entière dans l’ambivalence de l’imagination, et selon que l’on privilégie les séductions qu’elle propose ou les dangers qu’elle comporte, la mélancolie sera perçue comme le signe du génie ou au contraire le symptôme d’une pathologie...

Loin des rivages de la Grèce, une nouvelle étape dans la définition de la mélancolie s’accomplit dans les déserts d’Egypte et de Syrie. Au début du IVe siècle, des chrétiens décident de pratiquer l’anachorèse, c’est-à-dire de se retirer dans le désert pour rompre avec une société qu’ils jugent à l’agonie.

Hélène Prigent, Mélancolie. Les métamorphoses de la dépression

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C’est dans ces lieux désertiques que les anachorètes font l’expérience d’une mélancolie particulière : l’acedia...

Le mot acedia vient du grec classique akêdia, qui signifie «négligence», «indifférence», ou «chagrin»...

Transmises au Moyen Age occidental, la tradition grecque de la mélancolie et la tradition orientale de l’acedia font l’objet d’un long travail de réflexion morale. Sous la double tutelle de Saturne et de Satan, elles finissent par désigner les pires des maux qui peuvent s’abattre sur l’individu...

En valorisant l’individu sensible en marge de la société, en préférant les ressources de l’imaginaire à celles de la raison, en reconnaissant dans le fantastique un moyen d’expression original, les artistes romantiques renouent avec certains caractères de la mélancolie antique...

De fait, ce n’est pas tant la mélancolie qui, dans le romantisme, va incarner la désespérance et le dégoût du monde que le «mal du siècle».

Hélène Prigent, Mélancolie. Les métamorphoses de la dépression

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L'Engagement

 

DEGAVRE Florence, Économiste, chercheuse à la faculté ouverte de politique économique et sociale de Louvain, membre du comité de rédaction de la revue Chronique Féministe de l’université des femmes en Belgique.

Chronique Féministe, dossier: Toutes engagées?, n°77/79, Janvier/Avril 2002.

Émission réalisée le 17 septembre 2002

 

 BENASAYAG Miguel, Philosophe et psychanalyste.

Abécédaire de l‘engagement, Bayard, 2004.

Émission réalisée le 22 février 2005

               

Pour des féministes qui, jour après jour, s’efforcent de dénoncer et dénicher les multiples formes de discriminations et d’oppression dont les femmes sont victimes, il est difficile de comprendre pourquoi elles sont si peu nombreuses à s’engager dans la lutte et la revendication. Ou peut-être même pourquoi elles choisissent parfois plus volontiers d’étoffer les rangs des associations qui viennent en aide à d’autres personnes fragilisées ou démunies. Comme s’il y avait un dévouement possible seulement pour des causes qui ne les concernent pas directement... ou pour des causes dont elles n’ont pas pris l’initiative personnellement...

Et l’on observe un peu partout que les anciennes organisations de luttes et revendications sociales sont en perte de crédibilité alors même que les courants néolibéraux actuels s’en prennent à tous les progrès sociaux qui ont été acquis par celles-ci. Il se peut que le féminisme subisse un processus de même type...

Reste la question du temps, de la hiérarchie de l’emploi du temps et donc de l’ordre des nécessités, des urgences que chacune d’entre nous s’impose ou se laisse imposer. Le temps dont on dispose, c’est en partie une question de préférences... De cela aussi, il faut se persuader.

Revue Chronique Féministe n°77/79. Janvier/avril 2002, Dossier : Toutes engagées ?, Université des femmes

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Au cours de mes entretiens, l’engagement dans le militantisme féministe est souvent perçu comme “évident” dans la mesure où le thème de l’égalité entre les sexes reste familier à chacune des personnes interrogées. La sensibilisation au féminisme vient souvent de loin : les observations dans la prime enfance, dans l’adolescence et au moment de l’entrée dans la vie adulte, d’une société injuste, inégalitaire, qui laisse le sexisme et la domination des hommes sur les femmes s’exprimer avec autant de facilité, révoltent et insupportent ces jeunes féministes, qui ont baigné tout au long de leur carrière scolaire dans une logique d’égalité des sexes et de mixité.

Sortir de la solitude par rapport aux angoisses de la domination patriarcale et mettre en avant une lutte pas forcément appréciée des autres, demeurent fondamental pour parvenir à l’engagement féministe.

Marie-Anne Juricic, Mémoire de DEA de Sociologie du pouvoir. Continuités et ruptures du féminisme : la nouvelle génération de féministes, Université Denis Diderot Paris VII, 1997.

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C’est souvent dans les crises, en acceptant de les traverser, que s’ouvre la possibilité d’un autre rapport au monde que nous n’avions pas vu jusqu’alors.

Fabrice Midal, Risquer la liberté

 

La militance, contrairement à la confusion qui prévaut chez nombre d’auteurs, est différente du bénévolat qui signifie altruisme et action désintéressée...

Revue Chronique Féministe n°77/79. Janvier/avril 2002, Dossier : Toutes engagées ?, Université des femmes

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Nos choix s’insèrent toujours dans la maille très serrée du quotidien.

Miguel Benasayag, Abécédaire de l’engagement

         

Tout ce que les femmes ont obtenu, elles l’ont obtenu par les luttes, par leurs luttes. Les droits dont elles profitent aujourd’hui ne leur ont pas été accordés, il leur a fallu les arracher...

La renaissance du mouvement féministe dans les années 1970 a reposé de manière centrale la place des femmes dans la société, dans son organisation. Des questions occultées par tous, largement taboues, et pourtant fondamentales...

La vie politique en a été bouleversée. Non seulement par la nature des problèmes soulevés mais aussi parce que les femmes ont fait le choix de s’organiser collectivement, souvent dans des structures non mixtes, et sont apparues sur le devant de la scène du mouvement social. Au sens propre du terme, elles ont pris leurs luttes en main, les ont dirigées, organisées, et cela dans un rapport très conflictuel avec le reste des forces organisées, y compris les forces syndicales.

C’est à ce mouvement que nous devons nombre d’acquis et, en premier lieu, celui du droit à l’avortement et à la contraception...

Mais, à côté de ces mots d’ordre traditionnellement portés par le mouvement féministe, en apparaissaient aussi d’autres, liés au développement de la précarité, à la dégradation de la situation de l’emploi.

Josette Trat, Revue Chronique Féministe n°77/79. Janvier/avril 2002, Dossier : Toutes engagées ?, Université des femmes

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Nous vivons l’époque des grands manifestes, des informations terribles et des paroles de dénonciation. Pourtant tous ces récits ne parviennent plus à nous atteindre tellement ils se sont éloignés du réel. Nous restons insensibles, écartelés entre deux impuissances.

Le quotidien, d’un côté,....

De l’autre côté, les grands récits se multiplient, qui ne renvoient à rien dans le quotidien....

Le désengagement nihiliste côtoie donc un engagement moral abstrait qui nous condamne à la contradiction.....

Nous voulons ici poser une tout autre question : comment notre quotidien peut-il devenir éthiquement plus large, plus profond, plus solidaire, au-delà du nihilisme et de la morale ? Comment aller vers le commun et la puissance ?....

L’histoire nous montre que nous ne pouvons jamais prévoir le résultat de nos actions. Mon acte, au moment même où je le réalise, entre en relation avec la complexité des phénomènes réels. La résultante est toujours inattendue. Cette leçon historique m’empêche de dire aujourd’hui : «Je fais cela et j’obtiendrai ceci.» Elle invalide l’idée de parvenir à un Etat, à une forme sociale souhaitable. Je ne peux plus m’engager pour une société meilleure en étant persuadé que mes actions m’y conduiront....

Mon engagement commence avec cette question : «Quelles sont les conditions de la vie ici et maintenant ?» Il ne sert à rien de le comprendre intellectuellement, il faut le vivre et le connaître ...

Nous sommes toujours déjà engagés. La question est de savoir quels sont nos énoncés, nos déterminations, par où passe le développement de notre puissance.

Miguel Benasayag

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«On devrait pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir et cependant, être décidé à les changer...»

 F. Scott Fitzgerald

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Oser revendiquer ses droits, leur respect, leur progression, c’est s’exposer à la réaction furieuse de ceux à qui l’inégalité conférait un privilège...

Des périodes d’antiféminisme ouvert (les périodes de guerres, de crises), où le mépris et la violence physique et institutionnelle se déchaînent contre les acquis des femmes, aux périodes où il se fait endémique, l’histoire nous apprend que les procédés antiféministes traversent le temps et l’espace...

Le mouvement d’émancipation des femmes nomme, dénonce, combat la domination. A travers la lutte collective, des femmes se sont forgé un autre destin que celui de dominées, faisant souvent bénéficier l’ensemble des femmes d’un élargissement de leur “horizon des possibles”.

Florence Degavre, Revue Chronique Féministe n°77/79. Janvier/avril 2002, Dossier : Toutes engagées ?, Université des femmes

 

     

Une des tristesses de l'âge, c'est de s'apercevoir que les pires traditions, les préjugés les plus révoltants, les comportements les plus condamnables et qui ont été brillamment condamnés depuis trente ans par des sociologues et des psys de toutes obédiences, survivent à tout imperturbablement.

Nous avons enfoncé un coin dans la forteresse, certes, mais elle reste debout, désespérante, défiant les siècles et les révolutions. Le combat de ma génération (faudrait-il dire l'utopie?), qui a en gros couvert le XXe siècle, c'était l'égalité des sexes et je croyais profondes et irréversibles et indiscutables toutes nos avancées sociales, morales, politiques qui, au moins en Occident, me semblaient avoir bouleversé la vie des femmes, les relations entre hommes et femmes, et jusqu'aux rapports sexuels pour la première fois au monde...

Mais l'espoir est increvable, remontant comme les vagues de la mer à l'assaut des mêmes rochers. Et, contrairement aux apparences, ce sont un jour les rochers qui céderont. Un jour... Si j'en doutais, la vie ne vaudrait pas d'être vécue.

Benoîte Groult, La touche étoile

 

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Il y a encore un genre de travail personnel qui a été plus rarement accompli, et qui, selon moi, a une utilité tout aussi grande, c'est celui qui consiste à raconter la vie intérieure, la vie de l'âme, c'est-à-dire l'histoire de son propre esprit et de son propre cœur, en vue d'un enseignement...

Ces impressions personnelles, ces voyages ou ces essais de voyage dans le monde abstrait de l'intelligence ou du sentiment, racontés par un esprit sincère et sérieux peuvent être un stimulant, un encouragement, et même un conseil et un guide pour les autres esprits engagés dans le labyrinthe de la vie.

George Sand, Histoire de ma vie

 

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Le féminisme est pensée et action. Dans ce domaine la France combine paradoxalement des avancées théoriques, fortes et anciennes, et une mise en pratique, dans les lois comme dans les esprits, tardive, réticente et mal assurée...

C'est d'abord par la plume que ce « féminisme » de longue durée a été défendu avec talent et vigueur. Mais il l'a été aussi, notamment depuis la Révolution française, au prix de combats collectifs qui engagèrent les corps autant que les esprits de groupes diversement stables..., par des manifestations de rue, des prises de risques de toutes sortes...

Tandis que ne cessent d'évoluer idéologies, structures socioculturelles et pesanteurs économiques, se maintient une subordination d'ordre politique, économique et idéologique qui est affirmée comme intangible et « naturelle » : celle d'un sexe par l'autre. Contester cette subordination est un défi...

A ne regarder que l'ancienne France, celle qui irait de la fin du Moyen Age jusqu'aux années 1970, la subordination - officielle sinon réelle - de « la moitié du ciel » fut longtemps si radicale qu'elle nous méduse encore... déni de la capacité à raisonner et donc à être éduquée, absence de reconnaissance juridique et civile, réduction de toutes les formes de liberté physique (en particulier procréatrice, mais aussi vestimentaire ou sportive), incompétence syndicale et politique, etc. C'est depuis peu que la levée de ces stigmatisations est devenue une cause légitime...

La persistance, depuis la nuit des temps, de personnages féminins de grand talent dans tous les champs de l'activité humaine, mais aussi leur oubli récurrent par les élites masculines, obligent à des travaux de réécriture de l'histoire des relations hommes/femmes...

Introduction de Nicole Pellegrin, in Écrits féministes, de Christine de Pizan à Simone de Beauvoir

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Fiers de vos droits fraîchement acquis de « citoyens », au lieu de leur tendre la main fraternelle, à elles qui depuis des siècles tiraient la charrue à vos côtés et mangeaient, comme vous, l'herbe des champs dans les années de grande famine, vous avez raillé, vous avez méprisé. Vous qui ne vouliez plus de despotes, vous vous êtes effrayés à l'idée de l'émancipation possible de vos esclaves éternelles.

Vous avez dispersé les clubs de femmes, confisqué les journaux des femmes, retiré aux femmes le droit de pétition, défendu aux femmes toute pensée, toute action. Vous avez rejeté brutalement les femmes dans l'ignorance d'où elles voulaient sortir, dans les bras de l’Église à qui elles voulaient échapper. Plus de la moitié de celles qui furent, quatorze ans, l'âme de la révolte vendéenne, étaient venues confiantes à la révolution en 89 ; mais, repoussées, comme le furent d'abord les Noirs des colonies, elles firent comme eux et se révoltèrent...

Remarquez cependant que malgré cette dureté de vous à leur égard, beaucoup espérant toujours restèrent sur la brèche à vos côtés. Vous connaissez tous Mme de Roland, Charlotte Corday, Théroigne de Méricourt, Rose Lacombe, Olympe de Gouges, Sophie Lapierre et les femmes babouvistes, tant d'autres, qui scellèrent de leur sang leur foi révolutionnaire.

Au cours de tout le XIXe siècle, à toutes les époques de crises, les femmes vous accompagnent ou vous précèdent. En 1830, en 1848, en 1851, en 1871, nous trouvons Flora Tristan, Jeanne Deroin, Pauline Roland, Eugénie Niboyet, Adèle Esquiros, André Léo, Olympe Audouard, Louise Julien, Louise Michel, Hubertine Auclert, Eliska Vincent, Nathalie Lemet, tant d'autres encore, dont les noms peu ou point connus de vous nous sont chers à nous féministes...

A chacune de ces époques, les femmes sont venues à ceux qui luttaient pour plus de liberté et de bien-être, pour une vie plus intelligente et plus humaine. Les pionnières du féminisme se sont données sans compter à votre cause, essayant d'y adjoindre celle des femmes et de vous faire comprendre la connexion étroite des deux...

Hélène Brion (1882-1962), La Voie féministe, 1916.

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L’engagement mène-t-il à un dépassement de soi en vue de grandir, de s’épanouir, de se découvrir et d’en revenir non pas de tout mais des impondérables ?

L’engagement et l’égarement sont-ils voués à se croiser ?

Si l’engagement est une prise de risque, la vie est-elle “viable”, souhaitable et humaine sans engagement ?

Le non-engagement est-il forcément le fruit d’un renoncement ou d’un contentement ?

Marie-Anne Juricic

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 La Blessure amoureuse

 

CUGNO Alain, Philosophe.

La blessure amoureuse. Essai sur la liberté affective, Seuil, 2004.

Émission réalisée le 30 novembre 2004

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     TROBAIRITZ : Femmes Troubadours

           Extrait

 

Bel Ami, je vous désire ardemment,

vous sur qui mes yeux restent fixés.

J’aime à vous contempler

car il ne me fut jamais donné de voir aussi bel homme.

Je prie Dieu de pouvoir vous enlacer de mes bras,

nul autre ne peut m’enrichir ainsi.

 

Je suis comblée, pourvu que vous vous souveniez

d’un moyen qui me permettrait de venir en un lieu

où je puisse vous embrasser et vous étreindre,

alors pourra guérir

mon coeur qui est plein de l’envie

et du désir de vous,

Ami, ne me laissez pas mourir,

puisque je ne puis me détourner de vous,

réservez-moi un aimable accueil qui me guérisse,

il achèvera mon souci.

 

Dame CASTELLOZA, poétesse lyrique du 13e siècle

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Le lac

 

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?

Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes ;
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés ;
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.

Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :

" Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !

" Assez de malheureux ici-bas vous implorent :
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.

" Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : "Sois plus lente" ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.

" Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! "

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?

Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus ?
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus ?

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !

Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.

Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : "Ils ont aimé !"

LAMARTINE                       

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 Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !

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Toute formule d’abord libérante révèle bientôt ce qu’elle avait de forcé et d’artificiel, de manie obsessionnelle, de sclérose s’interposant devant la vie. On ne se délivre pas comme ça,...

Ce que j’ai compris en ce domaine [...] l’a été dans une direction totalement différente. Non par la recherche d’une formule explicite, qui fait la part trop belle au langage, mais par l’usure des vieux liens qui m’enfermaient, à force de les fréquenter, à force de les frotter à la réalité dont pourtant ils séparent...

Ce sont donc des enfermements affectifs que nous partirons, parce qu’ils sont à la fois les plus originaires et parce que en eux se risque toute possibilité de libération...

Il se pourrait que les enfermements ne soient pas une fatalité. Il se pourrait également que nous ne puissions jamais totalement leur échapper...

Et d’abord, pourquoi les événements nous affectent-ils autant, parfois d’ailleurs comme s’il n’y avait pas de rapport entre leur gravité et leur retentissement ?

La source des événements est absolument impossible à maîtriser. Ils surviennent souverainement, sans que nous y puissions quoi que ce soit. Nous devons bien reconnaître, que nous le voulions ou non, que ce qui nous arrive arrive vraiment...

C’est donc bien au sein de l’affectivité elle-même, en tant qu’elle recueille notre passivité et notre activité, que se tient la possibilité d’accomplir les gestes fondamentaux, ceux qui sont capables de nous libérer ou de nous aliéner...

Les sentiments sont toujours vécus radicalement, mais c’est une chose de les vivre, et c’en est une autre d’en parler. C’est une question qu’il faut éclairer que de savoir comment nous nous y repérons dans nos sentiments. Cela demande la mise en œuvre du langage...

L’affectivité, la sensibilité, est intelligente, et même l’intelligence la plus théorique vient lui emprunter ses ressorts les plus intimes...

Nous ne nous enfermons et ne nous délivrons que par des gestes.Ce sont ces gestes qu’il convient d’identifier...

Mal nommer le sentiment, voilà où se loge la possibilité d’errer. Eprouver de l’amour, et se dire que l’on hait. Eprouver de la haine, et dire que l’on aime...

Alain Cugno, La Blessure amoureuse. Essai sur la liberté affective

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Il est des autres de toutes sortes. Il en est qui me sauvent et il en est qui me perdent...

L’Autre est toujours déjà parti. De là, le thème récurrent de l’abandon, de la déréliction qui hante toutes les philosophies de l’angoisse. Un abandon et personne qui abandonne...

Le premier signe auquel nous reconnaissons que nous aimons quelqu’un est ceci : nous ne nous ennuyons pas en sa présence. Comme si simplement d’être là, simplement d’exister, celle qu’on aime ouvrait des possibilités inouïes, ici et maintenant. Par sa simple présence, la nature même de l’écoulement du temps et la nature du monde changent...

Parce qu’elle existe, je me mets moi-même à exister singulièrement. Ainsi une personne devient-elle centrale, vitale pour moi. Son existence engage la mienne. Le fait qu’elle existe m’arrive et concerne la totalité de ce que je suis. Parce qu’elle existe, le monde n’est plus le même mais se trouve à la fois centré et infiniment plus savoureux...

Et d’abord, comment tombe-t-on amoureux ? C’est sans doute étrange, mais nous décidons d’aimer...

Toute blessure, quelle qu’elle soit, se soigne en allant la vivre autrement et ailleurs...

Trouver une issue signifie donc la possibilité de quitter l’endroit où l’on a été blessé, sans laisser cette histoire s’enkyster en elle-même, sans rien perdre de l’attente du prodige escompté et sans pour autant l’attendre...

Je ne suis assigné qu’à une chose : avoir une histoire qui se tienne, c’est-à-dire transformer mes blessures en incitation à vivre...

On ne peut pas vivre sans espérance, il n’est de vie que là où l’on a parié sur une issue. On aurait naturellement tort de voir dans ce pari quelque chose d’inconsidéré ou d’un optimisme imperméable à l’importance et à la réalité du malheur. C’est au contraire la seule manière qui puisse tenir en face de la possibilité du malheur : faire comme s’il n’existait pas, parce que les possibles sont plus forts que lui, parce que sa réalisation même n’éteint pas les autres possibles...

Car telle est la définition du courage : la capacité à s’attendre à ce que les choses tournent bien, alors même qu’on en a pris la pleine mesure, et alors même qu’on ne voit pas comment l’issue sera heureuse.

Alain Cugno, La Blessure amoureuse. Essai sur la liberté affective            

      

Il faut inventer ce qui permet de vivre, ce qui ouvre encore des possibles et par conséquent réoriente, rejoue, ce qui a été vécu en lui donnant un sens qu’il n’aurait pas autrement...

Nous prêterons attention à toute une strate de sentiments extrêmement volatils, instables, presque impossibles à saisir et qui relèvent de la rumination intérieure de chacun-e. Non seulement des variations d’humeur, mais des commentaires tournant en rond, des inquiétudes, un inlassable effort d’interprétations inabouties, des sursauts, des bribes de phrases lancinantes...

Si l’enfermement désigne le fait de passer et de repasser par les mêmes endroits sans que rien ne change mais qu’au contraire le changement devienne de plus en plus difficile, le temps ordinaire est un temps enfermé....

Nous prétendons que c’est là, dans cette rupture où tout est suspendu pour être de nouveau promis que s’ouvre la possibilité de la vie amoureuse : nous aurons réellement vécu... Car, s’il y a de l’irréparable, nous n’avons pas à faire attention, il n’y a rien à sauvegarder, rien à protéger, rien à accomplir ou à attendre. En revanche, il y a à vivre. Nous avons, comme le savait si bien Nietzsche, l’exigeante obligation d’être heureuses(eux).

Alain Cugno, La Blessure amoureuse. Essai sur la liberté affective

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Pas d’obsession plus commune que celle de l’amour, et pas d’expérience moins explicable. Le pur hasard d’une rencontre suffit en effet à fixer notre disposition amoureuse sur une personne. Pour peu que son attente nous paraisse répondre à la nôtre, c’en est fait... 

Sans doute imaginons-nous la douceur d’être auprès d’elle, et l’intensité d’émotions d’autant plus vives qu’elles seraient plus partagées. Il nous semble alors qu’en unissant nos vies nous les aurions soustraites à la frilosité de leur solitude et à la fadeur de l’ennui. Rien n’est pourtant plus improbable ni plus fantasmatique que d’attendre d’une personne la musicalité de notre vie.

Nicolas Grimaldi, Métamorphoses de l’amour                               

       

Si c’est bien de l’amour que vient pour chacun-e tout bonheur, il faut cependant ajouter qu’il n’est si grand malheur qui n’en puisse venir aussi...

L’amour est donc toute chose et son contraire...

S’il arrive qu’il grandisse ou ennoblisse certains, combien d’autres n’avilit-il en leur faisant perdre jusqu’au plus rudimentaire sentiment de l’honneur et jusqu’à la moindre décence ?

Nicolas Grimaldi, Métamorphoses de l’amour

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Préférer la blessure amoureuse à sa guérison, c’est ne plus distinguer l’espoir du désespoir ou entretenir l’illusion dans la désillusion.

La guérison advient quand le deuil devient possible.

Marie-Anne Juricic

       

 

 

 La Science 

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GARDEY Delphine, Historienne au Centre de Recherche en Histoire des Sciences et des techniques, Cité des Sciences et de l’Industrie, et, LOWY Ilana, Historienne à l’INSERM-CERMES, Paris.

L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, sous la direction de Delphine Gardey et Ilana Lowy, éditions des archives contemporaines, 2000.

Émission réalisée le 20 juin 2000

 

HERITIER Françoise, Professeure honoraire au Collège de France et directrice du laboratoire d’anthropologie sociale.

Contraception : contrainte ou liberté ?, sous la direction de Etienne-Emile Baulieu, Françoise Héritier, Henri Leridon, Éditions Odile Jacob, 1999.

Émission réalisée le 17 octobre 2000

 

COLLIN Françoise, Philosophe et écrivaine, fondatrice et rédactrice de la revue Les Cahiers du GRIF, et, DHAVERNAS Marie-Josèphe, Philosophe au CNRS.

Le sexe des sciences, les femmes en plus, dirigé par Françoise Collin, éditions Autrement, 1992.

“La science est-elle sexuée?”, M-J Dhavernas, Science, éthique et société, Actes du colloque international, Paris, 1996.

“Bioéthique : avancées scientifiques et reculs politiques”, M-J Dhavernas, Futur antérieur, L’Harmattan, 1990.

“Reproduction médicalisée, temps et différence”, M-J Dhavernas, De la contraception à l’enfantement, Cahiers du genre n°25, L’Harmattan, 1999.

Émission réalisée le 16 janvier 2001

 

AKRICH Madeleine, Sociologue et chercheuse au Centre de Sociologie de l’Innovation.

De la contraception à l’enfantement, l’offre technologique en question, sous la direction de Madeleine Akrich et Françoise Laborie, Cahiers du genre n° 25, L’Harmattan, 1999.

Émission réalisée le 06 novembre 2001

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 ROUCH Hélène, Professeure agrégée de biologie, membre du CEDREF et de l’ANEF, directrice de la collection “Bibliothèque du féminisme”chez L’Harmattan.

Sexe et genre. De la hiérarchie entre les sexes, coordonné par Marie-Claude Hurtig, Michèle Kail et Hélène Rouch, éditions CNRS , 2002.

Émission réalisée le 29 avril 2003

 

REY Olivier, Mathématicien, enseigne les mathématiques à l’École polytechnique et poursuit des recherches au CNRS.

Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, Seuil, 2003.

Émission réalisée le 26 octobre 2004

 

MARRY Catherine, Sociologue, directrice de recherche au CNRS.

Les femmes ingénieurs. Une révolution respectueuse, Belin, 2004.

Émission réalisée le 25 janvier 2005

 

VIDAL Catherine, Neurobiologiste à l’Institut Pasteur.

Cerveau, sexe et pouvoir, Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browaeys, Belin, 2005.

Émission réalisée le 05 avril 2005

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WITKOWSKI Nicolas, Écrivain et éditeur au Seuil.

Trop belles pour le Nobel. Les femmes et la science, Seuil, 2005.

Émission réalisée le 25 octobre 2005

 

ATLAN Henri, Médecin, biologiste, professeur émérite de biophysique à Paris et à Jérusalem et directeur d’études en philosophie de la biologie à l’EHESS.

L’utérus artificiel, Seuil, 2005.

Émission réalisée le 22 novembre 2005

 

GARDEY Delphine, Historienne chargée de recherche au Centre de Recherches en Histoire des Sciences et des Techniques (CRHST)-CNRS-Cité des Sciences et de l’Industrie.

Sciences, recherche et genre. Entretien avec Gisèle Halimi, Revue Travail, genre et sociétés, n°14, novembre 2005.

Émission réalisée le 24 janvier 2006

 

HERITIER Françoise, Anthropologue et professeure honoraire au Collège de France.

Hommes, femmes, la construction de la différence, sous la direction de F.Héritier, Le Pommier, 2005.

Entretien réalisé le 29 juin 2006

       

HYPATIE (370-415), grande savante païenne de l’Antiquité, fut mathématicienne, philosophe et connut une grande popularité en enseignant des cours de mathématiques, d’astronomie, de physique et de philosophie. Réputée pour son intelligence, sa grande éloquence et sa beauté, elle devint influente auprès d’un certain public et suscita probablement jalousie et ressentiment qui la perdirent puisqu’elle connut un destin tragique en étant déshabillée, lapidée et tuée par un groupe de chrétiens. Son corps fut brûlé. Les traces de ses prouesses intellectuelles effacées.

Marie-Anne Juricic

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Marie-Anne Paulze-Lavoisier (1758-1836) en train de travailler aux côtés de son mari Antoine Lavoisier et représentée par le peintre David, a fondé la chimie moderne.

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 Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme

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Selon la loi de la gravitation de Newton, tous les objets du cosmos s'attirent mutuellement. 

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Marie Sklodowska-Curie (1867-1934), physicienne et chimiste, première à la licence de physique, première à l’agrégation, première femme en France à obtenir un doctorat ès sciences, première femme professeure d’université, première femme prix Nobel (elle partagea le prix Nobel de physique en 1903 avec son mari Pierre et Henri Becquerel pour la découverte de la radioactivité), première personne à le recevoir une seconde fois (elle reçut seule le prix Nobel de chimie en 1911 pour l’isolation des éléments polonium et radium). 

Elle fut la première femme élue à l’Académie de Médecine, première femme à entrer au Panthéon pour ses travaux scientifiques et ses découvertes qui ont eu des conséquences déterminantes dans le monde médical notamment dans le traitement des cancers (d'abord inhumée à Sceaux dans le caveau de la famille Curie, ses cendres sont transférées avec celles de son mari Pierre Curie au Panthéon à Paris le 20 avril 1995).

Femme de génie, de persévérance, autant enviée qu’admirée, elle a subi de violentes attaques sur le plan personnel, intellectuel et professionnel. Sa vie fut traversée par des moments de grand désespoir, de dépression, de découragement, et cependant entièrement consacrée à la recherche comme un engagement infaillible.

Marie-Anne Juricic, extrait d'ouvrage à paraître

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Marie Sklodowska-Curie : «Tout mon esprit était centré sur mes études... Tout ce que je voyais et apprenais de nouveau m’enchantait. C’était comme un monde nouveau qui m’était ouvert, le monde de la science, qu’il m’était enfin permis de connaître en toute liberté.»

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«Dans notre hangar si pauvre régnait une grande tranquillité ; parfois, en surveillant quelque opération, nous nous y promenions de long en large, causant de travail présent et futur ; quand nous avions froid, une tasse de thé chaud prise auprès du poêle nous réconfortait. Nous vivions dans une préoccupation unique, comme dans un rêve.»

                        

 

 

  La Fragilité

 

BENASAYAG Miguel, Philosophe et psychanalyste.

La fragilité, La découverte, 2004.

Émission réalisée le 29 juin 2004

 

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Sombre, complexe, lointain : ainsi nous apparaît le monde dans lequel nous vivons, cet ensemble dont nous faisons partie et dont nous ne pouvons nous extraire...

La complexité du réel semble nous contraindre à une «passivité prudente», à une impuissance assumée comme seule possibilité, non plus pour acheminer vers «le mieux», mais juste pour éviter «le pire»...

Ce qui est non seulement impossible, mais ce qui en outre nous condamne à une vie centrée sur l’inquiétude, l’insécurité et la peur, autrement dit au malheur même que nous souhaitions éviter....

L’impuissance, l’insécurité, ainsi qu’un certain égoïsme sont les piliers de la prétendue «sagesse postmoderne».

Tel un messianisme inversé, notre époque a hérité de plusieurs siècles de croyance en un futur paradisiaque un pessimisme symétrique de l’optimisme des époques passées et au moins massif que lui...

Trop affaiblie par la peur du futur, de l’inconnu et de l’autre, notre société renonce à assumer la vie dans la dimension du présent, seul lieu de toutes les puissances et de tous les possibles...

Comme toute époque d’impuissance, la nôtre se prête bien aux rêves de pouvoir et aux renoncements morbides qu’ils engendrent : «Le tyran, disait Deleuze, a besoin de la tristesse des âmes pour réussir, tout comme les âmes tristes ont besoin du tyran pour subvenir et propager. Ce qui les unit de toute manière, c’est la haine de la vie, le ressentiment contre la vie.»

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, à mesure que les gens «constatent» qu’un monde meilleur est «impossible», non seulement ils ne se retirent pas du monde pour vivre en ermites, mais, au contraire, ils en tirent comme conclusion que, puisqu’ils ne peuvent pas vaincre l’injustice, autant s’y rallier...

Et pourtant, face à ce monde de l’impuissance et de la tristesse, nombreux sont ceux, dans tous les pays, qui ne se résignent pas, qui refusent de se soumettre à l’inacceptable...

Mais ce combat est difficile. Il connaît souvent des échecs et peine à s’inscrire dans la durée...

La fragilité est ainsi la condition de l’existence...

Assumer cette fragilité est le défi de tout-e un-e chacun-e....

Cesser d’espérer, cesser d’attendre, voilà la plénitude en acte de la fragilité.

Miguel Benasayag, La fragilité

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 «Nous voulons ignorer que la force n’est jamais qu’un moment entre deux faiblesses. La fragilité est cette condition ontologique qui se situe au-delà de la dichotomie fort-faible. Elle consiste à reconnaître que notre être est devenir, que nous sommes dans l’éphémère ».

Miguel Benasayag

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Se remémorer avec plaisir les quelques rencontres qui ont marqué, exulter secrètement quand quelque chose se passe comme on l’avait prévu...

Il s’agit tout simplement de la manière de faire de chaque épisode de sa vie un trésor de beauté et de grâce qui s’accroît sans cesse, tout seul, et où l’on peut se ressourcer chaque jour...

Le monde existe à travers nos sens avant d’exister de façon ordonnée dans notre pensée et il nous faut tout faire pour conserver au fil de l’existence cette faculté créatrice de sens : voir, écouter, observer, entendre, toucher, caresser, sentir, humer, goûter, avoir du «goût» pour tout, pour les autres, pour la vie.

Françoise Héritier, Le Sel de la vie

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« Tu sais que la Fortune oscille et tourbillonne

c'est d'un pied incertain qu'elle danse sur sa roue

elle fuit au moindre souffle avec les feuilles mortes

 

la destinée humaine est chose bien fragile

les constructions solides craquent subitement

nous sommes suspendus à des fils invisibles

 

Crésus ne dut la vie qu'à son pire ennemi

son opulence légendaire n'y pouvait rien...

 

la puissance des dieux se joue des choses humaines

et l'heure que nous vivons nous appartient à peine...

 

tremble donc toi aussi et songe que ta joie

peut demain d'un seul coup se changer en tristesse »

 

Ovide, Tristes Pontiques, Traduit du latin par Marie Darrieussecq

 

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   L'Erotisme

  

CASTA-ROSAZ Fabienne, Doctorante en histoire, journaliste et réalisatrice.

Histoire de la sexualité en Occident, La Martinière, 2004.

Émission réalisée le 07 décembre 2004

 

MUCHEMBLED Robert, Professeur à l’université de Paris-Nord.

L’orgasme et l’Occident. Une histoire du plaisir du 16e siècle à nos jours, Seuil, 2005.

 Émission réalisée le 18 octobre 2005

 

         

L'érotisme s'apparente à une force irrésistible qui s'empare des corps et des cœurs, transporte l'individu lors d'un enlacement ou même lors d'un simple serrement de main, un effleurement peut devenir bouleversement.

Quand la flèche de cupidon ou d'une amazone transperce le cœur voire l'âme d'une personne, quelque chose d'indicible entraîne un vacillement de l'esprit, la pensée s'en trouve absorbée. Ce qui était ou semblait endormi s'éveille et l'empire des sens reprend le dessus car ce qui se vit, se perçoit comme une attraction irrésistible devient empire céleste. Comme une aurore qui commence à poindre.

On se sent épris/e, à la lisière de l'imaginaire, du mystère et du réel puis l'attrait apparaît, la sensibilité s'accroît et le sentiment troublant d'exister autrement naît le temps d'un sourire, d'un regard, d'une rencontre ou d'une étreinte.

Marie-Anne Juricic

 

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Enivrement, envoûtement, embrasement, enchantement

Effervescence, exaltation des sens, plaisir intense, attirance

Acmé de la volupté et de la vitalité 

Extase sensuelle, charme, flamme, énergie

Attraction, satisfaction, frustration, répulsion

Marie-Anne Juricic, extrait d'ouvrage à paraître

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Eternelle séparation et fugitives retrouvailles, telle est donc la sexualité, depuis l’aube de l’humanité. Primordiale, universelle, atemporelle. Répétition à l’infini... et éternelle variation...

Depuis l’aube de leur histoire, les hommes et les femmes ont connu des milliards d’étreintes, d’ivresses, d’extases et de spasmes. Des milliards de dégoûts aussi, de conflits, de blessures, de rancunes. Des milliards de corps-à-corps, d’accords et de désaccords. Les hommes et les femmes ont tour à tour vénéré et maudit les fulgurances de l’amour charnel....

Si la sexualité n’est plus une invention, c’est toujours une aventure...

L’aventure toutes voiles gonflées, avec des mers à sillonner, des trésors à découvrir, des pirates à éviter, des tempêtes à essuyer.

Fabienne Casta-Rosaz

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Il est étonnant de constater à quel point la saveur des bonheurs simples est décuplée lorsqu’on est frustré de certains d’entre eux...

La sublimation des pulsions érotiques constitue le soubassement de l’originalité de notre continent depuis la Renaissance...

L’énergie vitale ainsi canalisée se trouve fréquemment réorientée au profit des grands idéaux collectifs. La surveillance croissante des corps et des âmes dénoncée par Michel Foucault a donc des conséquences positives inattendues en faisant bénéficier la société de l’accumulation d’énergie qui en découle...

Le non-dit érotique se mue ainsi en moteur secret des actions humaines : il produit un déséquilibre pulsionnel individuel plus fondateur que destructeur et génère une alternance de phases de répression puis de libération qui enrichissent le jeu social.

Robert Muchembled 

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L'érotisme passe par toutes les étapes, de la simple hésitation à la passion intense, de la patience à l'empressement, de la timidité, en passant par la retenue, à un abandon de soi et de l'autre quand la confiance est installée. La sensation primitive et le sentiment policé se jouxtent dans la réciprocité des plaisirs jusqu'à jouir de la jouissance de l'autre.

Et là, le contact charnel se mêle à toute une gamme de perceptions et d'émotions :

- Brûler de désir sans se consumer.

- Caresses, baisers, toucher, rapprochement et attachement.

- Se laisser chavirer et emporter à son gré.

 

                                                 Pro7

L'érotisme permet vraisemblablement d'embellir la vie, de la sublimer ou de l'esthétiser, c'est selon, y compris quand sa puissance incite aussi à s'enivrer de tout ce qui nous tient à cœur : une musique, une citation, un parfum d'anis ou de lavande, un poème, un univers lyrique, un paysage à couper le souffle, des images parlantes, des pensées agréables et tout ce qui peut plaire. La sensualité s'étend à l'infini et à l'envi, si on y consent réellement...

Marie-Anne Juricic

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L'érotisme a trait à la fois aux pulsions, au désir, à l'éducation et à la socialisation que l'on a reçues en lien avec le contexte social et politique de chaque société, ainsi qu'aux fantasmes, autrement dit à l'imaginaire.

A ce sujet, il est intéressant de souligner ce qu'écrivait le biologiste Henri Laborit dans son livre  Éloge de la fuite, à propos du bonheur et de la force de l'imaginaire : « L'imaginaire s'apparente ainsi à une contrée d'exil où l'on trouve refuge lorsqu'il est impossible de trouver le bonheur parce que l'action gratifiante en réponse aux pulsions ne peut être satisfaite dans le conformisme socio-culturel. C'est celui qui crée le désir d'un monde qui n'est pas de ce monde. Y pénétrer, c'est « choisir la meilleure part, celle qui ne sera point enlevée ». Celle où les compétitions hiérarchiques pour l'obtention de la dominance disparaissent, c'est le jardin intérieur que l'on modèle à sa convenance... »

Et le chercheur d'ajouter sur le désir : « la découverte du désir ne conduit au bonheur que si ce désir est réalisé. Mais lorsqu'il l'est, le désir disparaît et le bonheur avec lui. Il ne reste donc qu'une perpétuelle construction imaginaire capable d'allumer le désir et le bonheur consiste peut-être à savoir s'en contenter. Or, nos sociétés modernes ont supprimé l'imaginaire, s'il ne s'exerce pas au profit de l'innovation technique. »

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Le biologiste poursuit son raisonnement en analysant les conséquences négatives de cet état de fait : « Il en résulte un malaise. L'impossibilité de réaliser l'acte gratifiant crée l'angoisse, qui peut déboucher parfois sur l'agressivité et la violence. Celles-ci risquent de détruire l'ordre institué, les systèmes hiérarchiques, pour les remplacer d'ailleurs immédiatement par d'autres. »

Et l'auteur de conclure ainsi : «  Puisqu'il tient tant au cœur de l'individu de montrer sa différence, de montrer qu'il est un être unique, ce qui est vrai, dans une société globale, ne peut-on lui dire que c'est dans l'expression de ce que sa pensée peut avoir de différent de celle des autres, et de semblable aussi, dans l'expression de ses constructions imaginaires en définitive qu'il pourra trouver le bonheur ? Mais il faudrait pour cela que la structure sociale n'ait pas, dès l'enfance, châtré cette imagination... »

La capacité à érotiser ou à sublimer ce qu'on aime, ce qui nous parle et ce qui nous construit puis donne du sens à nos yeux, constitue un enjeu fondamental que tout/e un/e chacun/e devrait prendre en considération pour viser une sorte de bien-être ou pour tenter plus modestement, de vivre au moins mal.

Marie-Anne Juricic

 

      

Aussi étonnant que cela puisse paraître aujourd'hui, les femmes ont longtemps ignoré les ressources de leur corps et de leur sexualité qui dépendaient entièrement du savoir, du regard et du désir de l'autre fixé dans toutes les formes de la culture.

« Mon corps est à moi » : cette affirmation élémentaire est donc scandée comme un cri par les femmes qui se rassemblent dans les années 70. Comme s'il s'agissait soudain pour elles de récupérer un bien dont elles auraient été désappropriées, un bien qui conditionne leur rapport aux autres et au monde.

Et de toutes les procédures de cette désappropriation vont être dénoncées une à une : le viol, la maternité obligatoire, l'inceste, la pornographie, la prostitution, voire même le « devoir » conjugal, plus tard le harcèlement sexuel, comme autant de droits implicites que les hommes, des hommes, s'arrogent impunément. Une longue lutte obstinée visera à obtenir peu à peu la condamnation morale et légale de ces pratiques...

Comment imaginer en effet qu'il ait fallu, à la fin du XXe siècle, batailler durement pour qu'on ne puisse pas abuser du corps d'un autre et, en l'occurrence, d'une autre, contre son gré ? Le vieux droit de cuissage, qui permettait à un seigneur d'user des femmes de ses serfs était resté implicitement vivace sous d'autres formes...

« Mon corps est à moi » : cette affirmation n'est toutefois pas que défensive. Elle signifie aussi le plaisir des retrouvailles des femmes avec elles-mêmes, qu'elles découvrent ensemble et dont elles poursuivent la recherche dans leurs trajectoires singulières.

Les Cahiers du Grif, Le corps des femmes

 

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La jouissance commence avec soi. Elle se découvre plus aisément avec les mêmes, celles qui ont la même expérience polyvalente de leur corps : les autres femmes...

Cette expérience peut être un choix définitif ou permettre un accès nouveau à l'hétérosexualité. Cette découverte et cette reconnaissance de la jouissance dans toutes ses formes est supportée par l'esprit de l'époque, celui de « mai 68 »...

Mais dans son élaboration masculine, cet appel à une érotique généralisée ne bouleverse que formellement la structure des rapports entre les sexes. Et les femmes y verront bientôt, plutôt qu'une invitation à la liberté, à leur liberté, l'extension du droit des hommes à user sans contrainte de toutes les femmes, et même des enfants. En effet la libération sexuelle ne convoque le plus souvent les femmes que sous les conditions traditionnelles qui leur furent imposées de tout temps, les conditions du désirable tel que le définissent les hommes...

S'étant réapproprié leur corps et leur désir, les femmes apprennent, sans y renoncer, le plaisir d'explorer le monde et de s'y projeter à travers des réalisations diverses...

Cette voie n'est pas exempte d'épreuves et de renoncements. Leur nouvelle liberté, souvent encore mal supportée par les hommes, les affronte parfois à la solitude, mais cette solitude n'est plus un isolement. Même éprouvante, elle est sans commune mesure avec le délaissement auquel les livrait la dépendance au bon vouloir de l'autre. Et elles trouvent peu à peu des compagnons de route ou de passage qui acceptent qu'une rencontre soit faite du plaisir de deux et non d'un seul. Une génération d'hommes et de femmes poursuit ainsi la recherche de rapports inédits qui ont été inaugurés de manière irréversible.

Les Cahiers du Grif, Le corps des femmes

 

                   Bea12

Nous ne pensons pas que la libération des femmes et la redécouverte de leur corps implique l'inversion du rapport de domination qu'elles ont subi et subissent encore. Le rapport de domination n'est pas à inverser mais à dépasser.

Plus facile à dire qu'à faire ? Probablement. Ce changement passe d'ailleurs par la prise de conscience (théorique et vécue) de ce que l'homme est, lui aussi, objet du désir et non seulement sujet. Quand le regard ne fonctionne plus à sens unique, quand les regards s'échangent, quand l'homme est avoué, s'avoue, lieu de convoitise comme l'est la femme, quand chacun/e se sait à la fois désirant et désiré/e, et en assume les signes, alors ni l'un ni l'autre ne sont plus « objets » au sens péjoratif du terme : ils sont visibles, d'une visibilité de pleine lumière – ce qui est différent. Autrement dit, quand l'objectivation est réciproque, ce n'est plus une objectivation mais un mouvement...

Et à ce jeu-là, l'un ou bien l'autre peut se faire « objet » passif ou sujet actif de la jouissance, il ne s'agit jamais que d'un jeu, non d'une obligation.

Françoise Collin, Le corps des femmes

               Bosquetdelavande

A parcourir les imposantes Anthologies historiques des lectures érotiques, on a l'impression que si l'écriture change, le fantasme reste, d'Apulée à Saint Just, de Sade à Fallières, de Guillaume Apollinaire à Philippe Pétain, de Félix Gouin à Emmanuelle, et que l'histoire de la jouissance masculine tient en une page comme en dix mille. Ce que finit par démontrer piteusement le sex-shop...

La constitution d'un imaginaire érotique féminin a partie liée avec la constitution de tout imaginaire y compris politique. Ce qui ne signifie pas qu'il faille adopter pour autant l'imaginaire érotique masculin, et bien qu'il soit probablement nécessaire de le traverser, de l'assumer pour en annuler les effets, ne serait-ce que par l'ironie. On ne désamorce pas ce que l'on évite...

L'absence du scopique chez les femmes relève bien plus d'une pression sociale que d'une incapacité naturelle...

Le féminisme a voulu d'abord rendre leur corps aux femmes. On y a beaucoup parlé de corps. Ce corps volé. Mais plus volés encore étaient les mots. Et il n'y a pas de corps sans mots … La libération de la jouissance féminine, c'est-à-dire son cadrage, et son passage dans le symbolique. Jouir de la pluie, du vent, des herbes autant que jouir du sexe, sans doute, mais jouir de la pensée, de la réordonnance des choses dans le langage et dans l'image, et dans le projet, jouir des choses dans le poétique et le politique...

Il nous faut assumer ici cette vérité : qu'il n'y a de jouissance que de soi ou à partir de soi. Ce n'est même pas la libération des femmes, mais la survie des femmes qui est à ce prix : de pouvoir se donner à soi-même son propre aliment...

Le danger suprême est bien tout ce qui menace ce rapport premier et fondamental, ce socle, même et surtout s'il s'agit d'un lien amoureux ou sexuel, même et surtout s'il s'agit d'un lien aux femmes, ou au féminisme. Car l'aliénation des femmes ne doit pas être entendue essentiellement comme manque d'avantages, inégalité ou injustice, mais comme mutilation du moi qui repousse tant bien que mal autour de sa blessure...

Attention de tous les instants. Jouir n'est pas mourir mais jubiler. Ars erotica.

Françoise Collin, Le corps des femmes 

    

     

 

   La Séduction

  

FARGE Arlette, Historienne et directrice de recherche au CNRS (CRH-EHESS).

Séduction et société, sous la direction de Cécile Dauphin et Arlette Farge, Le Seuil, 2001.

Émission réalisée le 19 juin 2001

 

CASTA-ROSAZ Fabienne, Doctorante en histoire, journaliste et réalisatrice.

Histoire du flirt. Les jeux de l’innocence et de la perversité, Grasset, 2000.

Émission réalisée le 07 juin 2005

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Séduction, sensation, illumination, palpitation

Ravissement, dépaysement et engouement

Moment agréable, instant délectable

Etincelle dans le regard

Eveil des sens en silence, faire connaissance

Timidité ou approche aisée

Regard fuyant ou fixe

Finesse, délicatesse et maladresse

Elan saisissant et caressant

Frôlement retentissant, sentiment grandissant

Rapprochement, bouleversement et amusement

Curiosité soulignée et intérêt fulgurant

Stratégie dans le pari et le défi

Ferveur et mise en valeur

Ame séduite ou éconduite

Allégresse ou intense tristesse

Succès dans la gaîté ou insuccès en secret

Blessure narcissique ou assurance... en apparence

Invitation, conversation et ascension

Emotion, tension et imagination

Déclaration ou dissimulation

Marie-Anne Juricic, extrait d'ouvrage à paraître

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C’est depuis une trentaine d’années seulement que les historiens s’intéressent à l’amour. L’histoire de la vie privée leur est longtemps apparue comme secondaire, voire futile, au regard de l’histoire politique ou économique jugée plus «noble». Beaucoup, par ailleurs, n’étaient pas loin de considérer comme leurs concitoyens que l’amour n’avait pas d’histoire, qu’il était à la fois universel et éternel. Ajoutons que l’Université était tout aussi prude que la société et n’osait parler sans fard de la sexualité. Il a donc fallu légitimer de nouvelles curiosités. Mais, aujourd’hui encore, de nombreux pans de cette histoire restent inexplorés.

Rien n’est plus difficile, en effet, que de restituer des sentiments et des gestes privés, et destinés à le rester...

Bien que le roman et le film aient abondamment brodé sur le thème du hasard qui rapproche les individus, la réalité est plus prosaïque. La rencontre s’inscrit en fait dans le cadre de la vie quotidienne. L’élu est souvent un proche et on s’aime dans son milieu.

Anne-Marie Sohn, 100 ans de Séduction. Une histoire des histoires d’amour.

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Séduire : moment suspendu, supposé produire de l’enchantement dans la grisaille des relations sociales...

Dans cet espace magique et fantasmé de l’amour naissant, tout n’est pas serein...

Qui pourrait prétendre que la séduction puisse se jouer sans tension, sans abus ? Elle est justement investie d’une dimension double, la captation et le plaisir...

Travailler sur la séduction mène dans ce lieu où le plaisir et l’amour, mais aussi l’alarme, le rapt, la captation et éventuellement la transgression peuvent s’entremêler....

L’idée que l’on a de soi et le regard de l’autre autorisent ou interdisent bien des manières d’être selon que les codes de masculinité et de féminité paraissent plus ou moins recevables...

Aujourd’hui, le monde contemporain est écartelé entre de réelles avancées de la position des femmes dans la société occidentale et des convictions féministes qui doivent trouver un autre langage que celui du premier militantisme et rester attentives à la fragilité des acquis.

Cécile Dauphin et Arlette Farge

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Au Moyen Age la séduction et ses outils ont perdu le double visage qu’on leur connaissait dans l’Antiquité, où l’excès et le ridicule, non pas l’éthique et encore moins la religion, fondaient la critique des cosmétiques dont l’usage était légitimé par le désir de plaire. Fondamentalement, la séduction médiévale n’est plus qu’une œuvre du diable et figure du mal...

Derrière toute figure masculine ou féminine de la séduction, dans tous les artifices dont elle usera pour séduire, les clercs médiévaux voient le diable en personne...

Dès lors que les artifices font de leurs adeptes des serviteurs du Diable, la relation entre l’homme et la femme n’est pas seulement déséquilibrée, elle est en quelque sorte annulée par la disproportion même de la présence diabolique.

Christiane klapisch-Zuber, in Séduction et sociétés. Approches historiques, sous la direction de Cécile Dauphin et Arlette Farge

 

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Pendant trente années elle [Madeleine de Scudéry (1607-1701)] a été très largement reconnue comme la première poétesse et romancière de son temps. Sa célébrité de femme de lettres est immense : ses livres, souvent réédités, sont traduits de son vivant en anglais, en allemand, en italien et même en arabe...

Sa voix singulière est comme une passerelle qui nous permet d’accéder au désir de son époque de composer avec la séduction, plutôt que de la rejeter.

Je ne suis pas seule - et de loin - à penser que la séduction résiste à tout effort de définition. Madeleine de Scudéry le pensait déjà. Ce qui m’importe, c’est qu’elle plaçait la séduction “du côté des femmes”, non pas dans une ségrégation des sexes mais dans le grand théâtre du monde, c’est-à-dire dans la sociabilité. Son analyse aussi complexe qu’adroite et subtile des usages de la séduction, de ses rôles et de ses fonctions, permet de comprendre comment le 17e siècle en a modelé les contours afin d’élaborer un projet de société.

A travers ses romans et ses autres écrits, elle s’est demandé dans quelles conditions la séduction pouvait être apprivoisée par les femmes afin de leur permettre à la fois un rôle public et une plus grande liberté personnelle. En un mot, il s’agissait pour elle de faire de la séduction une arme qui servirait à libérer les femmes des formes les plus grossières de la sujétion et à réformer les mœurs en donnant dans son œuvre des modèles d’hommes et de femmes prenant plaisir à vivre ensemble. Le grand retentissement de ses ouvrages, le fait qu’ils aient séduit un large lectorat enthousiaste leur confèrent un poids collectif...

Dans cette nouvelle optique, il y aurait donc deux versants de la séduction et un déplacement des seuils qui séparent la séduction condamnable de la séduction acceptable et même nécessaire. D’où une première interrogation : comment a-t-on pu faire coexister la notion de séduction comme captation et destruction de la personne et du lien social avec celle de séduction comme art de vivre ?

Danielle Haase-Dubosc, in Séduction et sociétés. Approches historiques, sous la direction de Cécile Dauphin et Arlette Farge       

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Et une première réponse : pour permettre à la séduction de devenir un acte social ordinaire et positif, c’est-à-dire reconnu comme utile à la société, il a fallu tenter de la scinder et d’effectuer un clivage entre ce que l’on pourrait appeler la “bonne” et la “mauvaise” séduction. Périlleux exercice : à cause de la valence du terme et de l’ambivalence fondamentale qu’il recouvre, les frontières ne sont jamais étanches. Dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, les douceurs et les violences de la séduction se confrontent et s’affrontent malgré tous les efforts pour les séparer....

Pour la romancière, il s’agit de trouver une façon d’associer la séduction qui mène à l’amour avec la vie, de la faire entrer dans l’ordre de la raison, non pas de l’éliminer. Le désir de plaire se conjugue non seulement avec le désir d’aimer et d’être aimée mais aussi avec un autre désir, tout aussi profond dans son cas : celui de la liberté féminine...

Il faut ajouter qu’une marge de liberté intime permet aux femmes de ne pas penser la séduction comme seulement tournée vers les autres : on peut aussi se plaire à soi-même, se laisser aller à une séduction intérieure...

La société mixte préconisée par Madeleine de Scudéry, dans laquelle “les hommes seraient plus complaisants, plus soigneux, plus soumis, et plus respectueux qu’ils ne le sont ; et les femmes seraient aussi moins intéressées, moins lâches, moins fourbes, moins faibles, qu’on ne les voit”, a assurément permis - au moins pendant un temps - une nouvelle donne et un nouveau partage de certains pouvoirs, de certaines libertés. Tous n’y étaient pas acquis. Plus d’un homme trouve dans ce partage un danger et réagit avec violence...

Lorsque Montesquieu écrit “il n’y a plus qu’un sexe, et nous sommes tous femmes par l’esprit”, sa pensée est loin d’être élogieuse. Il préconise un retour à la “pensée virile”, celle qui animera les fondateurs de la Révolution française et attribuera aux femmes “séductrices” la responsabilité de la décadence des mœurs.

Danielle Haase-Dubosc, in Séduction et sociétés. Approches historiques, sous la direction de Cécile Dauphin et Arlette Farge

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Pour Diderot, émotions et passions rendent l’événement séduction bien différent. Le philosophe porte une grave critique contre la galanterie qui est en fait une critique du système politique social et juridique qui infantilise les femmes. Ainsi a-t-il de la compassion pour elles, reconnaissant que leurs arts de plaire et de séduire, leurs coquetteries et cruautés ne sont que défense, et manière d’exister contre ou face à. Les hommes grossiers ont blessé les émotions féminines, et si l’hystérie vient aux femmes, c’est de dépit. Leur éducation minimaliste ne leur laisse aucun choix si ne n’est la ruse...

Mais derrière cet appareil critique, Diderot montre qu’il admire cette puissance excessive de la femme qui lui permet d’éprouver davantage que l’homme, et pour mieux se mettre à l’intérieur de son sujet - ”Qu’est-ce qu’une femme ?” -, Diderot s’identifie à elle. Son écriture entre dans l’espace du féminin, et, comme pour Marivaux, la femme devient la destinataire privilégiée de l’écriture. Le style de l’écrivain est marqué du désir de séduire, de cette charmante et malicieuse séduction que les femmes possèdent...

La séduction et l’effroi vont de pair, car dans cette inclination indicible le risque se prend tout entier. L’inquiétude du cœur et des sens est consubstantielle du moment de séduction ; l’action de séduire est doublée de son fantasme où l’émotion et l’angoisse ont leur poids.

Arlette Farge, in Séduction et sociétés. Approches historiques, sous la direction de Cécile Dauphin et Arlette Farge

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Le féminisme, à la fois comme phénomène sociologique d’émancipation féminine et comme mobilisation collective pour les droits des femmes, bouscule et transforme les modèles et les formes de la séduction. Par son postulat d’égalité et sa volonté d’en appliquer le principe dans le droit, dans les rapports sociaux et privés, il ébranle ce socle inégalitaire qu’il a contribué à mettre à jour...

C’est bien alors l’équilibre politique, social, affectif, amoureux entre les hommes et les femmes qui vacille...

Une fois les mensonges et les dégâts de la séduction dénoncés, comment sortir du dilemme posé par les adversaires ? Si la séduction est une entrave à l’égalité, peut-on, doit-on la supprimer ?...

Bien plus qu’un éteignoir, le féminisme apparaît bel et bien comme un creuset où s’expriment des modèles contestataires de séduction. L’exigence d’égalité et de reconnaissance individuelle conduit à des choix très contrastés. La dissociation exigée entre femme et séduction, femme et sexualité, femme et féminité, pour laisser place à une libre disposition de soi, à une pluralité de soi comme sujet, transforme le langage des signes d’appartenance de genre. Selon le degré de rupture avec cette forme de contrat qu’induit la séduction normative, les choix sont plus ou moins conformistes ou transgressifs.

Florence Rochefort, in Séduction et sociétés. Approches historiques, sous la direction de Cécile Dauphin et Arlette Farge  

    

 

   La Fidélité

  

MARZANO Michela, Philosophe, chercheuse au CNRS.

La fidélité ou l’amour à vif, Buchet-Chastel, 2005.

Émission réalisée le 01 novembre 2005

 

     

 

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Vaut-il mieux rester fidèle sans sincérité ou demeurer sincère sans fidélité ?

L’amour sincère, tant qu’il est là, est éternel par définition, mais en fait il cessera un jour...

La fidélité dans la sottise est une sottise de plus...

Vladimir Jankélévitch, Les Vertus et l’Amour

Peut-on être fidèle par contrainte ?

Est-on toujours fidèle par choix ?

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Le terme «fidélité» est extrêmement ambigu et, dans le langage courant, on en parle non seulement à propos de l’amour et de l’amitié, mais aussi quand il est question de valeurs, de promesses, de souvenirs, de traductions...

Bien qu’ils reconnaissent l’importance du respect de leurs engagements et de leurs promesses, les êtres humains sont toutefois prisonniers de plusieurs contradictions. Ils aspirent à la stabilité et à la constance, mais refusent souvent l’immobilité et la monotonie de l’identique. Ils prétendent à la continuité et à la durée, mais n’offrent parfois que la discontinuité et l’immédiateté de l’instant. Ils voudraient, à la fois, être sûrs de la fidélité des autres et ne pas être fidèles tout le temps...

En amour, comme en amitié, la fidélité demande une «présence» et la présence, elle, renvoie à une forme d’engagement, sauf à se réduire à une simple contiguïté physique qui ne serait qu’un «être là» purement formel.

Cet engagement, cependant, n’implique pas d’obligation...

Promettre la constance d’un sentiment signifie s’engager à quelque chose qu’on n’est pas en mesure de faire...

Michela Marzano

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Lorsqu’on parle de sentiments, on parle de quelque chose qui engage directement l’être. C’est pourquoi le lieu de la fidélité doit être construit, entretenu et sauvegardé, mais rien n’assure du chemin que l’on va suivre. A la base d’une amitié ou d’un amour fidèles, il y a un désintéressement qui éloigne du contrat, une spontanéité qui écarte de l’obligation. Il y a une volonté commune de prolonger le lien le plus possible, mais, en aucun cas, il ne s’agit de s’enfermer dans une liaison prétendument invulnérable, au risque de méconnaître ses propres fragilités et celles de l’autre...

La fidélité ne se dit pas. Elle se fait. Peu à peu. Péniblement. Sans certitudes. Par un «être là» quand il le faut, sans que l’autre le demande...

Dans un présent chargé de passé et ouvert au futur, sans cependant croire que tout doive être décidé et réglé à l’avance. Sauf à s’illusionner en croyant pouvoir maîtriser le futur et, par la suite, être déçu ou blessé par l’inattendu...

Confiance et trahison sont intimement liées...

Chaque fois, la trahison surprend et blesse, du seul fait qu’elle surgit à l’intérieur d’un rapport de confiance : on ne peut être vraiment trahi que lorsqu’on fait vraiment confiance...

Lorsque la fidélité se réduit au respect absolu du devoir, elle se transforme en un lieu fermé qui n’offre plus aux individus la possibilité de se signifier une présence authentique et pleine ; elle devient une forme de sacrifice qui n’a plus rien de la spontanéité aimante du cœur fidèle...

Michela Marzano, La fidélité ou l’amour à vif

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       L'Infidélité

  

HOUEL Annik, Professeure à l’institut de psychologie de l’université Lumière Lyon 2.

L’adultère au féminin et son roman, Armand Colin (Renouveaux en psychanalyse), Paris, 1999.

Émission réalisée le 19 septembre 2000

 

      

«L’absence diminue les médiocres passions et augmente les grandes, comme le vent éteint les bougies et allume le feu.»

La Rochefoucauld

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Doit-on sacrifier son désir à un idéal de soi ou à un devoir abstrait au nom de la fidélité ?

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Si vouloir être totalement fiable, c’est faire semblant d’être sans failles, ne pas être fiable par principe -et le revendiquer- n’est qu’un moyen illusoire de composer avec ses propres défaillances...

Si l’idéal du grand amour éternel est une fiction romantique, l’idée d’une trahison sans séquelles reste chimérique...

Michela Marzano, La fidélité ou l’amour à vif

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L’adultère, qu’on le veuille ou non, fait partie intégrante de l’institution du mariage : le contrat de mariage rappelle en effet explicitement à chaque nouveau couple l’obligation de fidélité à laquelle il s’engage...

L’adultère féminin a été, de tout temps, bien plus réprimé que l’adultère masculin, les peines pouvant aller jusqu’à la mort. Malgré les risques, les femmes y ont pourtant toujours eu recours et cette insistance dans leur détermination ne peut qu’interroger. A quoi voulaient-elles, ou veulent-elles encore, résister ?...

Adultère ou divorce sont de bons indicateurs des déceptions conjugales, et féminines et masculines, même s’ils ne relèvent pas tout à fait du même projet...

Le recours grandissant au divorce... empêche en quelque sorte l’adultère, ou du moins empêche son installation dans la durée...

Les femmes ont elles-mêmes d’ailleurs grandement contribué à instaurer cette définition moderne de l’amour, essentiellement monogame. Une interprétation triviale mais réaliste dirait que c’était, pour elles, une façon d’aménager leurs conditions de vie : en réclamant l’amour de leur mari et maître, elles revendiquaient en fait une amélioration de leurs conditions de travail dans le cadre du foyer...

La Saint-Valentin, fête d’une liberté adultère d’un jour à la fin du Moyen Age, où des jeunes gens tirés au sort accompagnaient des femmes mariées «au bois, au pré et au verger jusque dans leurs chambres», est devenue de nos jours la fête des amoureux fidèles...

Cette passion pour la littérature n’est peut-être que l’autre versant d’un même symptôme, celui d’une passion amoureuse dans laquelle les femmes se montrent toutes prêtes à se perdre, se soumettant volontiers aux aléas de la dépendance amoureuse...

Mais ce recours à la littérature sentimentale, s’il ouvre sur l’espace de l’imaginaire, maintient dans le même temps la lectrice dans le domaine du privé, celui de l’amour et de la passion, et ce d’autant plus qu’il rencontre des conditions sociales «propices» : à la situation d’une Madame Bovary au XIXe siècle correspond celle d’une femme au foyer isolée dans les grands ensembles des banlieues du XXe siècle, avec tous les risques d’aliénation, d’état dépressif, que ces confinements lui font courir.

Annik Houel, L’adultère au féminin et son roman

 

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