Emissions de Radio & Thématiques 2

Inspiration et Réflexion

 

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            Sommaire 

 

   1- La Démocratie                             

   2- La Sexualité                                 

   3- Le Savoir                                      

   4- L'Egarement                                 

   5- Le Langage                                   

   6- L'Ecriture                                                 

   7- Le Féminisme                                

   8- L'identité masculine                     

   9- La Nourriture

 10- L'Anorexie créatrice

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La Démocratie


 

VIENNOT Éliane, Professeure de littérature à l’université de Nantes.

La démocratie “à la française” ou les femmes indésirables, sous la direction de E.Viennot, Publications de l’université Paris 7-Denis Diderot, 1996.

Émission réalisée le 16 novembre 1999 

 

     

La présence des femmes dans les assemblées et les gouvernements est l’un des plus vieux sujets de dérision qui soient. Aristophane le savait déjà. Quelles qu’aient été ses intentions politiques et pédagogiques, ses pièces Lysistrata ou L’Assemblée des femmes sont des comédies. Du partage du pouvoir, de la cogestion, il n’est pas question : si ce ne sont pas les hommes qui gouvernent, ce sont les femmes. Or, que les femmes dirigent la cité, ce ne peut être qu’une farce ; elle ne peut durer que le temps d’une représentation théâtrale. Lorsque le rideau tombe, on retrouve l’assemblée des hommes, et celle-ci ne prête pas à rire...

Les pères fondateurs de la démocratie ne les avaient-elles pas désignées comme la «précieuse moitié de la République» ? N’avaient-ils pas décrété qu’il leur revenait de «faire les mœurs» pendant que les hommes s’occupaient de «faire les lois» ? Pouvoir des femmes, donc, mais dans l’espace clos de la famille. Pouvoir d’éducation, sur les enfants ; mais aussi pouvoir d’influence, sur les hommes...

Ce double thème court de Jean-Jacques Rousseau à Alexis de Tocqueville, il imprègne toute l’idéologie de cette modernité que les Lumières ont fait naître dans les esprits et que la Révolution a consacrée dans le droit...

Il y a là le résumé de toute une histoire, de toute une idéologie, de toute une vision de la société dont les élites furent si longtemps imprégnées. Il y a là, aussi, un cynisme qui se dit aussi ouvertement que le fantasme.

Françoise Gaspard, La démocratie «à la française» ou les femmes indésirables

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Dans de nombreux partis et organisations politiques tout d’abord, les femmes qui ont tenté de pratiquer un autre militantisme et revendiqué un partage de pouvoir sont face à un échec : ces partis veulent bien d’elles comme force d’appoint, mais ils n’entendent pas les associer à leur direction - en tout cas pas au-delà d’une proportion toute symbolique ; la plupart ont quitté leurs organisations, laissant le problème en l’état faute de pouvoir le résoudre, faute de rencontrer une volonté commune pour le résoudre.

Françoise Gaspard, La démocratie «à la française» ou les femmes indésirables 

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La «singularité française» tient aujourd’hui pour une bonne part dans la persistance, notamment chez les intellectuels (homme mais aussi femmes), d’un refus de prendre en considération la dimension socio-sexuée de l’histoire et de la société ; dans leur entêtement à ne voir, entre les sexes, qu’une histoire de désir et de séduction - une affaire privée. Qu’avec un peu de brio on resserve, en France, cette vieille chanson, et les élites politico-médiatico-universitaires applaudissent, surtout si ladite chanson s’assortit d’un couplet antiféministe qui s’abrite derrière une critique convenue de l’Amérique dite du «politically correct».

Les élites ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’un microcosme dont les membres s’auto-reproduisent et s’auto-encensent ? Celui-ci, dans la France des années 1990, est traversé par une crise d’identité profonde, au point (pour ce qui concerne en tout cas les intellectuels, généralement considérés comme progressistes) de reprendre à leur compte les arguments des Américains les plus réactionnaires. La réception qui a été faite récemment du livre de Mona Ozouf - soudainement promue «spécialiste femmes» toutes catégories bien qu’elle ignore superbement la plupart des études, notamment françaises, publiées sur le sujet depuis vingt-ans - est à cet égard bien significative. Que dit Mona Ozouf ? - Que la France est le plus beau pays du monde en ce qui concerne les relations entre les hommes et les femmes... Sans doute un effet du climat !

Les partisans de l’égalité des sexes rencontrent sur leur route deux sortes d’adversaires, écrivait Poulain de la Barre : «le Vulgaire et presque tous les Savants». Les seconds sont des adversaires au moins aussi redoutables que le premier.

Françoise Gaspard, La démocratie «à la française» ou les femmes indésirables

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Il y eut le temps de l’exclusion des femmes de la res publica, amorcé par la Révolution française ; puis il y eut le temps de l’inclusion progressive, qui prit la forme de la discrimination, du droit inégal - de la naissance de la Troisième République à aujourd’hui. Désormais l’inclusion des femmes dans la vie politique n’est plus à faire ; elles sont, comme le disait le journal du Ministère des droits des femmes d’Yvette Roudy, des «Citoyennes à part entière». Cette vue progressive et progressiste ne s’accompagne pas pourtant d’un chant de victoire : les femmes sont citoyennes et nous découvrons, après cinquante ans de droit de vote des femmes, que la politique reste un monopole masculin. Il est vrai que les hommes votent depuis cent cinquante ans. Alors, juste un retard, ce fameux retard qui serait le lot des femmes, Michelet le disait déjà, depuis l’avènement de la démocratie ?

Non, il n’y plus de retard ; l’inclusion a été accomplie, la citoyenneté est entière. Et si l’inégalité perdure, si les hommes gardent le plus jalousement possible le pouvoir politique, aucune cause justificative ne peut désormais être invoquée. En effet, jusqu’à présent le retard des femmes était constaté, disons affirmé, et aussi généreusement expliqué. Ce retard avait des causes, ce retard était en lui-même une cause...

Et la cause «différence des sexes», celle qui met en jeu précisément le fait qu’il y ait deux sexes dans un rapport de tension et d’inégalité, est fondamentalement récusée. Il faut que les causes soient sociales ou psychologiques, jamais politiques - politiques au sens où l’inégalité des sexes est une question politique.

Geneviève Fraisse, La démocratie «à la française» ou les femmes indésirables

 

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S’il s’est agi un jour d’écarter les femmes de la scène politique, c’est qu’elles y étaient. La Renaissance est à cet égard l’époque la plus fastueuse pour le pouvoir des femmes - et des femmes françaises tout particulièrement. Du XVe siècle au milieu du XVIIe siècle en effet, pour des raisons diverses qu’il est impossible de développer ici, des femmes généralement issues de l’aristocratie princière, avaient, en nombre significatif si ce n’est massif, pris de la place; beaucoup  de place, dans la gestion des affaires publiques.

Ces femmes, on les trouve d’abord sur le trône, ou à côté, au gouvernement. La loi salique en effet, dont on dit souvent qu’elle serait responsable de l’absence de pouvoir des femmes françaises jusqu’à aujourd’hui, empêchait les femmes d’hériter de la couronne, mais elle ne les a jamais empêchées de gouverner, notamment à travers la fonction de régente. La période qui nous intéresse est même la plus riche à cet égard, puisqu’en moins de deux cents ans, cinq femmes ont occupé cette fonction à la tête du royaume (qu’elles en portent ou non le titre officiel), totalisant près d’une centaine d’années de pouvoir soit absolu soit partagé - cas de figure unique dans l’histoire de notre monarchie...

Après les régentes, les femmes les plus puissantes sont sans conteste celles qui se trouvent, par leur position familiale, à la tête des grandes maisons de l’aristocratie française et apparentée...

En troisième position, autour des régentes, on trouve en cercles concentriques un véritable vivier de femmes politiques, issues ou non de la grande noblesse, sur lesquelles elles s’appuient pour gouverner...

Autour des rois se rencontrent encore deux catégories de femmes puissantes : des sœurs tout d’abord, comme Marguerite de Navarre, qui partagea la direction du royaume avec François Ier et leur mère Louise de Savoie, qu’on ne connaît plus, aujourd’hui, que sous l’angle littéraire et religieux.... Des sœurs, donc ; et des maîtresses, dont certaines jouèrent des rôles équivalents à nos «premiers ministres», des premiers ministres qui resteraient en poste dix ou vingt ans.

Eliane Viennot, La démocratie «à la française» ou les femmes indésirables 

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A l’instar des révolutions du XIXe siècle, les ruptures de l’ordre politique ont stimulé une entrée des femmes sur la scène publique. De la Libération à la fin des années 1970, il semblerait que l’on puisse en compter deux : celle qui succède au départ des Allemands et à la restauration du régime républicain (1944-1946) et celle que provoque le mouvement des femmes pendant la décennie 1970.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la France connaît une période d’agitation politique exceptionnelle. Maurice Agulhon parle de «quasi-révolution» pour caractériser ce moment particulier dans l’histoire de nos institutions. La vie publique est dominée par la Résistance, aiguillon du changement radical souhaité pendant la clandestinité ; les affrontements ne se conçoivent pas dans une logique droite/gauche mais autour du clivage résistants/collaborateurs (l’originalité politique de la période tient certainement à ce simple fait). Parallèlement, du fait de leur nouvelle citoyenneté et de l’engagement de quelques-unes dans la clandestinité, les femmes sont associées à l’exercice du pouvoir. Pas un homme ne conteste leur présence dans les instances décisionnelles ; le personnel politique, en grande partie novice, croit fermement à un changement radical de l’ensemble de la société. La participation féminine à la chose publique est alors envisagée comme l’une de ces novations...

Tout au long des années 1970, l’ensemble de la classe politique s’est montrée prudente à l’endroit des femmes. Des hommes manifestement empreints de bonne volonté ont parfois tenté de faire avancer leur cause. Indiscutablement, Valéry Giscard d’Estaing fut de ceux-là. Le président de la République bénéficia en effet de son état de grâce en 1974 pour nommer plusieurs femmes sur des postes importants. Mais cette volonté de changement s’est heurtée à la résistance passive de la classe politique ainsi que de l’administration...

L’utilisation de ces mêmes quotas devient, le cas échéant, une règle du jeu que certaines femmes utilisent pour faire avancer leur carrière. Dans ces affrontements subtils - parfois violents -, de démocratie il n’est point question. Seul compte le rapport de force institué par les ambitions individuelles...

Les femmes politiques souhaitent-elles, d’ailleurs, cette mutation ? Depuis la genèse de la IVe République, la plupart ont pris l’habitude de faire carrière dans ce système en acceptant toutes ces règles, au détriment de l’intérêt général des citoyens, et de l’intérêt particulier des femmes. Aucun changement n’est donc, pour l’instant, à prévoir.

William Guéraiche, La démocratie «à la française» ou les femmes indésirables

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Il est à la fois banal et douloureux de constater la force des pressions sociales, politiques et symboliques exercées sur les féministes françaises depuis près de vingt ans : dénégations, censures, occultations, humiliations sont, en tant que féministes, notre quotidien. L’absence de réaction globale et souvent même individuelle face au traitement dont nous sommes si souvent, individuellement ou collectivement, l’objet est le signe de cette exclusion et contribue, par un processus cumulatif, à son renforcement.

Mais cette exception française à refuser de reconnaître l’apport des féministes et à les considérer comme partie prenante des débats ne suffit pas à expliquer la faiblesse actuelle du féminisme français au plan politique...

Face à ces blocages, certaines féministes, sans doute fatiguées du prix élevé que notre société fait payer à leurs engagements, ont tendance à privilégier la recherche de leur reconnaissance personnelle, en mettant, pour certaines, en avant leur historicité. Cette visibilité de quelques rares femmes socialement légitimées comme habilitées à parler «sur les femmes» contribue à l’accentuation d’une perception sociale élitaire du féminisme qui cadre mal avec ses revendications contestataires...

En ce qui concerne la parité, nombreux sont les hommes qui aspirent, eux aussi, au changement d’un système masculiniste - dont le coût humain est pour beaucoup d’hommes très élevé - élitaire, sclérosé et profondément injuste. 

Marie-Victoire Louis, La démocratie «à la française» ou les femmes indésirables 

        

        

 

La sexualité


 

FASSIN Éric, Sociologue américaniste à l’École Normale Supérieure.

“ Pouvoirs sexuels. Le juge Thomas, la cour suprême et la société américaine”, Esprit, n°177, décembre 1991.

“Un échange inégal : sexualité et rites amoureux aux États-Unis”, Critique, jan.fév 1997, n°596-597.

Émission réalisée le 02 juin 1998  

 

BONNET Marie-Jo, Docteure en histoire, spécialiste d’histoire culturelle.

“De l’émancipation amoureuse des femmes dans la cité”, Les Temps Modernes, mars-avril 1998, n° 598.

Émission réalisée 30 juin 1998  

 

JASPARD Maryse, Démographe à l’institut de démographie de l’université de Paris-I.

La sexualité en France, La Découverte, Paris, 1997.

Émission réalisée le 15 septembre 1998 

 

LAMOUREUX Diane, Professeure au département de science politique de l’université de Laval.

Les limites de l’identité sexuelle, sous la direction de Diane Lamoureux, les éditions du remue-ménage, 1999.

Émission réalisée le 06 février 2001

  

DESCHAMPS Catherine, Socio-anthropologue du laboratoire d’anthropologie sociale de l’E.H.E.S.S.

Anthropologie des sexualités, Journal des anthropologues, n° 82-83, 2000.

Émission réalisée le 20 février 2001

  

DESCHAMPS Catherine, Docteure en anthropologie sociale, rattachée au laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France.

Le miroir bisexuel, éditions Balland, 2002.

Émission réalisée le 21 mai 2002

 

FABRE Clarisse, Journaliste politique au Monde, et, FASSIN Éric, Sociologue et américaniste, chercheur au laboratoire de sciences sociales (ENS/EHESS/CNRS), enseigne à École normale supérieure.

Liberté, égalité, sexualités. Actualité politique des questions sexuelles, Belfond, 2003.

Émission réalisée le 25 novembre 2003 

  

MARZANO Michela, Philosophe, chercheuse au CNRS.

La pornographie ou l’épuisement du désir, Buchet/Chastel, 2003.

Émission réalisée le 17 février 2004

  

FRIEDMANN Isabelle, Journaliste, ALBAGLY Maïté, Secrétaire générale du Planning Familial.

Liberté, sexualités, féminisme. 50 ans de combat du Planning pour les droits des femmes, La Découverte, 2006.

Émission réalisée le 21 mars 2006

  

       

Répression sexuelle, révolution sexuelle, libération sexuelle, liberté sexuelle, prophylaxie sexuelle, autant d’expressions familières mais équivoques, qui, ainsi énumérées, semblent dessiner une histoire de la sexualité en France. Schéma quelque peu réducteur d’une réalité polymorphe, difficile à cerner, car relevant de l’intime, mais qui met en évidence la dimension sociale des comportements sexuels.

En cette fin de deuxième millénaire, au moment où la révélation de crimes sexuels tend à raviver l’irrationnel, notamment la croyance à la force irrépressible des pulsions instinctuelles, il importe d’approcher la sexualité sous un angle socio-historique. La conception exclusivement biologique de la sexualité apparaît erronée à l’ère de la contraception médicale, il est maintenant admis que le comportement sexuel, en partie acquis, résulte de l’interaction entre l’individu et la société. Les conduites sexuelles étant régies par des codes sociaux et régulées par les institutions, la compréhension du présent ne peut faire l’économie d’un regard vers le passé.

La prévention du sida, puis les drames liés aux violences sexuelles ont fait oublier que les conditions d’exercice de la sexualité ont été radicalement transformées, il y a seulement vingt ans.

C’est ce point de vue qui guide notre démarche, avec comme fil conducteur le mythe de la «révolution sexuelle». Celle-ci était à peine entamée que lui succédait, dans un mouvement de balancier, la dénonciation du «trop de sexe»...

En 1968, la liberté sexuelle est un idéal plus qu’une réalité ; en 1975, l’aboutissement des luttes pour l’égalité des sexes, la libéralisation de l’avortement et de la contraception la rendent effective ; en 1982, avec l’épidémie de sida, les cartes sont brouillées... 

Maryse Jaspard, La sexualité en France

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Entre les anathèmes proférés par les pères de l’Eglise, les suavités des poésies galantes ou les polissonneries des chansons populaires, la vision n’est pas univoque, mais, masculine, elle reste profondément misogyne. Mépris des femmes ou peur des femmes ? Misogynie ou gynophobie ? 

Les récits mythologiques de l’Antiquité gréco-romaine sont peuplés de divinités et de héros dont les frasques amoureuses ont réjoui et initié les lecteurs adolescents. Dans les religions de la Chine et de l’Inde anciennes, la sexualité était considérée comme un devoir religieux, un moyen d’obtenir l’harmonie avec la nature (taoïsme) ou d’atteindre le karma individuel (hindouisme). A cette sacralisation de l’érotisme, la religion chrétienne oppose une morale sexuelle austère... 

Trois thèmes apparaissent récurrents : la condamnation de la chair et le rejet du plaisir, la confession et la nécessité de l’aveu, la réglementation du mariage et l’obligation de la procréation. La morale chrétienne se constitue dans les premiers siècles de notre ère, au moment où une vague de puritanisme parcourt une société païenne romaine en déclin démographique. En condamnant la chair et en introduisant la notion de péché, la pastorale chrétienne énonce tout au plus une variante d’une pensée qui se diffuse dans le monde gréco-romain... 

L’importance accordée à l’aveu des péchés a induit une culpabilisation massive de la société et une nouvelle peur, la «peur de soi». En contrepartie, par la pratique de l’introspection, elle a, selon Delumeau (1964), favorisé l’intériorisation de la conscience morale. 

Maryse Jaspard, La sexualité en France  

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Acte sexuel contraire à la procréation, la masturbation est considérée par les premiers théologiens comme un péché contre nature. Les manuels des confesseurs prévoient des pénitences pour ceux qui s’y adonnent, mais légères et adaptées au statut, à l’âge et au sexe. La tolérance concerne davantage les pratiques solitaires des jeunes filles, Albert le Grand leur accorde même certaines vertus thérapeutiques. Chez les garçons, la perte de la semence devient un péché grave dès lors qu’ils atteignent l’âge physiologique de la reproduction... 

Les médecins justifient scientifiquement la position de l’Eglise, renforcent l’interdit et jettent l’opprobre sur ceux qui s’y adonnent.

Vers 1710, le premier argumentaire médical est développé en Angleterre, dans l’ouvrage de Bekker, Onania, dont les nombreuses rééditions seront enrichies de tristes et sordides témoignages...  Dès lors l’onanisme est considéré comme une maladie honteuse et incurable, la peur et la culpabilisation sont permanentes pour les lecteurs de descriptions apocalyptiques. Amplifié, ce mythe atteint son paroxysme au XIXe siècle où la masturbation apparaît d’autant plus fatale qu’elle frappe dès leur plus jeune âge les enfants de la bonne société, accablant des «êtres affaiblis, décolorés, également débiles de corps et d’esprit» (De l’onanisme, Dr Fournier, 1876). La mort clôt souvent l’itinéraire des cas médicalement répertoriés....

Aussi cette dramatisation s’accompagne-t-elle d’une étroite surveillance diurne et nocturne des garçons et des filles, de la part des parents, des éducateurs, des prêtres, des médecins... 

Contre l’onanisme des petites filles, les orthopédistes inventent des ceintures contentives et autres instruments de torture entravant les mouvements pubiens ; la chirurgie affirme son tranchant : Moreau de Tours suggère l’ablation du clitoris, comme l’exécutait à Londres le docteur Baker Brown, tandis que Broca pratique, en 1863, l’infibulation. Chez les jeunes filles, l’excitation clitoridienne pouvant se déclencher par une simple pression des cuisses, les postures féminines font l’objet d’examens attentifs. Ainsi l’équitation, la machine à coudre (dénoncée en 1866 par l’Académie de médecine) provoqueraient cette «coupable manie». Plus tard, la bicyclette sera à son tour accusée.

Fustigé comme fléau social, le plaisir solitaire se pratique dans le secret et l’angoisse. Ces conditions ont-elles exacerbé la sensibilité et contribué à l’érotisation de la sexualité, tout en rendant plus délicate l’harmonie sexuelle du couple (Flandrin, 1981) ? Les plus religieux ont pu se réfugier dans la sublimation, mais la virulence de la prévention a certainement davantage freiné les désirs que favorisé une transgression alors très risquée. 

Maryse Jaspard, La sexualité en France

           

Du Moyen Age au début du XXe siècle, la nuit de noces est un rituel initiatique violent pour la vierge, jeune ou non. Elle peut être également éprouvante pour le garçon qui doit prouver sa virilité. Elle l’est d’autant plus qu’ayant vécu une très longue période d’abstinence, il est hanté par la peur de l’impuissance. L’initiation apparaît peut-être plus douce aux jeunes paysans qui ont déjà caressé le fruit défendu ou aux jeunes bourgeois de la fin du XIXe siècle qui se sont adonnées à un flirt assidu. Cette sexualité préconjugale tempérée était-elle le prélude, après la célébration du mariage, à une entente charnelle harmonieuse ? La réponse est apportée par Jean-Louis Flandrin : «Elle devenait (la fille), une fois mariée, esclave de son mari, qui était en droit d’exiger d’elle du plaisir - entre beaucoup d’autres choses - par la force et par les coups plutôt que par amour» (1981)...

A l’orée du XVIIIe siècle, avec les prémices d’une éducation féminine et une certaine valorisation du sentiment féminin, émerge, à l’intérieur même de l’institution matrimoniale, la tendresse amoureuse (Daumas, 1996). En dépit de cette évolution, qui ne touche qu’une frange de la société, la soumission de l’épouse au devoir conjugal fera force de loi jusqu’au milieu du XXe siècle.

Maryse Jaspard, La sexualité en France 

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La conception de l’amour courtois est née, au Moyen Age, d’un grand mouvement poétique occitan, inventé par des troubadours nourris des textes d’Ovide et des poème érotiques de la littérature arabe. Par la suite, le trouvère, figure septentrionale du troubadour, colportera au-delà des Pyrénées, dans les cours aristocratiques, la rhétorique de la fin’amor. Georges Duby se demande «si ce sentiment eut jamais d’autre existence que dans les textes littéraires», parce qu’il est sûr «que les virevoltes de la galanterie ne constituèrent jamais à cette époque qu’un simulacre mondain, un vêtement de parade jeté sur la vérité des attitudes affectives» (1988). Au sein des grandes maisonnées, ce jeu viril est, pour le maître, une façon de mieux asseoir son pouvoir tant sur sa femme que sur ses vassaux, en contrôlant et guidant le jeu de la fine amour. La femme du seigneur, objet de convoitise, est l’enjeu d’un concours dont les règles sophistiquées obligent les chevaliers célibataires et les clercs de la maisonnée à gouverner leurs pulsions. Moyen de domestiquer une jeunesse impétueuse, l’amour courtois peut aussi être un remède à l’obsession masculine de l’adultère féminin...

Marie-Odile Métral (1977) propose une autre interprétation de la courtoisie médiévale. Elle y voit «un triomphe contre la misogynie» et «l’invention du couple amoureux»...

Alors que l’athéisme fonde le courant libertin, l’amour courtois apparaît plus comme un art d’aimer profane. La contestation de la morale sexuelle catholique apparaît centrale dans ces mouvements, mais courtoisie et libertinage sont antinomiques. La première, en sublimant l’amour, retient le désir, le second, en déniant l’attachement amoureux, lâche la bride aux plaisirs sexuels...

Ces contre-courants proposent un code des relations amoureuses dont les règles ne sont que le pâle reflet de celles qui régissent la société aristocratique de leur époque. Aussi, l’amour courtois disparaît avec la féodalité, le libertinage avec l’abolition des privilèges...

La permanence et l’influence des écrits courtois et libertins les instaurent en véritables mythes fondateurs de la relation sexuelle et sentimentale.

Maryse Jaspard, La sexualité en France  

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 La «révolution sexuelle» a d’abord été une théorisation sur le sexe, une politisation de la sexualité. Cette mise en discours s’est appuyée sur des théories élaborées parfois au début du siècle pour dévoiler la misère sexuelle des jeunes, dénoncer l’asservissement du corps des femmes, lever les tabous sur le plaisir féminin et sortir «l’homosexualité de l’ombre ...» ...

Libérant la parole sur le sexe, la révolution sexuelle a rendu possible l’écriture au féminin de la sexualité... Certes, dire le plaisir féminin représente une étape vers davantage de partage entre les sexes comme le fut, au XVIIe siècle, l’expression féminine du sentiment amoureux (Daumas, 1996), mais on ne raye pas d’un trait de plume des siècles de phallocratie...

Au cours des siècles, les hommes ont toujours bénéficié, de droit et de fait, d’une relative liberté sexuelle ; cette liberté, les femmes la conquièrent au cours des années soixante-dix... Mais une minorité d’hommes sont acteurs de cette métamorphose, la plupart de ceux des générations d’après-guerre se comportent en spectateurs perplexes face à la contestation de leur système de valeurs. Les exigences féminines ébranlent les certitudes masculines : les uns imaginent un paradis sexuel de femmes désirantes et désirables, les autres craignent de ne pouvoir satisfaire ces compagnes libérées de tous les tabous. En tout état de cause, un grand nombre d’hommes et de femmes, déconcertés par la difficulté d’assumer leur propre libération sexuelle, n’ont pas changé leurs rituels amoureux...

Si l’augmentation de la réciprocité des échanges érotiques au cours des ébats amoureux peut être portée au crédit de l’égalisation des sexes, globalement, les attitudes masculines et féminines restent tranchées...

Le déferlement visuel et langagier du sexe qui caractérise la fin de ce deuxième millénaire engendre un grand décalage entre pratiques et représentations : la libération sexuelle apparaît, plus que jamais, comme un des grands mythes du XXe siècle.

Maryse Jaspard, La sexualité en France

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«Libération des femmes année zéro» clament pour tout programme les révoltées des années 70. La soudaineté et la radicalité de leur révolte a de quoi surprendre. Pensent-elles vraiment que l’essentiel reste à faire et que l’histoire de la libération des femmes commence par cette prise de parole collective qui investit le double refoulé des générations précédentes, à savoir l’union entre les femmes et la révolution sexuelle ?

Joignant le geste à la parole, elles créent avec une intuition remarquable un mouvement en rupture totale avec la dynamique d’émancipation de leurs aînées. C’est d’abord un mouvement non mixte qui accueille toutes les femmes, quelle que soit leur classe sociale, leurs pratiques sexuelles, leur origine géographique ou leur âge.

Marie-Jo Bonnet, Les Temps Modernes

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«Les bisexuels, ça n’existe pas !»... La catégorie, d’emblée, est niée. Etrange recherche que de travailler sur une population dont la présence est mise en doute. Pourtant, que les bisexuels existent, au moins deux acceptions du mot l’indiquent : on parle de «pratiques bisexuelles» et les enquêtes sur la sexualité montrent qu’elles sont loin d’être quantité négligeable.

Catherine Deschamps, Le miroir bisexuel 

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La pornographie contribue à l’effacement de l’idée même d’être humain... 

La pornographie n’est même pas subversive. Certes, elle s’habille de la rébellion et prétend s’opposer à toute forme de «répression» du sexe. Mais elle le fait uniquement en vue de masquer l’affirmation d’une dictature, d’un système de forces qui effacent l’intimité. Elle s’affirme partisane de la toute-puissance du désir. Mais seulement pour aboutir à son épuisement...

Porter un regard critique sur la pornographie ne signifie pas prêcher l’interdiction ou la culpabilisation, mais bien plutôt s’interroger sur ce que révèle de notre rapport au corps, au désir, à soi et à autrui, ce qui s’affiche comme pornographique...

Notre propos est plutôt de montrer que l’on peut parler de sexualité sans pour autant «la couvrir d’ordure», comme le disait déjà David Herbert Lawrence...

Ce livre ne cherche pas à dire ce qu’il faut faire ou penser, mais plutôt à montrer que c’est par l’envahissement des représentations pornographiques qu’on impose une vision particulière de l’humain et de la sexualité...

Il est sans doute vrai,..., que la sexualité n’exclut pas toute violence et toute forme de pouvoir : l’abandon et la perte momentanée des limites du corps et des barrières entre le «je» et le «tu» rendent possible l’oscillation continue entre une pulsion fusionnelle et une pulsion destructrice...

Mais une chose est de reconnaître la nature complexe et parfois paradoxale du désir, autre chose est de vouloir transformer autrui en un objet à libre disposition. Une chose est d’admettre l’existence, dans la sexualité, d’une composante de violence, autre chose est de défendre l’idée que la sexualité est intrinsèquement violente...

L’idée qu’il n’y aurait pas de différence entre l’érotisme et la pornographie s’appuie aujourd’hui sur le constat que chaque critère susceptible de distinguer ces deux genres de représentations reste banal ou idéologique....

Cependant, entre ces deux genres de représentations, il existe selon nous une véritable différence qualitative, la pornographie n’étant ni l’érotisme des autres ni, davantage, un érotisme plus explicite ou plus cru, mais, au contraire, la négation même de l’érotisme et de la sexualité.

Michela Marzano, La pornographie ou l’épuisement du désir 

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L’actualité sexuelle est devenue en France, depuis la fin des années 1990, une actualité politique de première importance - d’abord avec les débats autour du pacs et de la parité, puis lors des controverses sur le harcèlement et la violence sexuelle, enfin à propos de la prostitution et de la pornographie. Hier encore, dans notre pays, on renvoyait ces questions dans l’intimité de la vie privée. Aujourd’hui, elles appartiennent à la sphère publique : les débats manifestent au grand jour la politisation des questions sexuelles. De fait, c’est l’un des enjeux majeurs d’une démocratisation qui, bien au-delà de la France, touche l’ensemble de nos sociétés.

Clarisse Fabre et Eric Fassin, Liberté, égalité, sexualités

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En 2006, le Mouvement français pour le planning familial a cinquante ans.  Rares sont les associations qui traversent ainsi les décennies, qui se perpétuent de génération en génération... 

Reconnaître que les enjeux du XXIe siècle ne sont plus exactement ceux du XXe est une condition essentielle pour que le MFPP poursuive sur son nouvel élan. Si les combats ne sont plus aussi saillants ni aussi rassembleurs qu’autrefois, ils n’en sont pas moins importants. Et plus difficiles à mener

Isabelle Friedmann, Liberté, sexualités, féminisme 

       

 

 

 Le Savoir

 

Émission réalisée le 19 novembre 2002      

L'invitée : Michèle LE DOEUFF

Agrégée de philosophie, docteure en philosophie et directrice de recherche au CNRS.

Livre: Le sexe du savoir, Alto Aubier, 1998.

 

    

Qu’il ait fallu plus d’un siècle pour défaire l’œuvre des pédagogues du XIXe siècle qui, comme Camille Sée, ont créé un «enseignement féminin» secondaire sans trop de sciences, sans latin ni grec, sans philosophie mais avec des cours de couture et d’économie domestique, montre encore à quelle vitesse d’escargot on rectifie un système éducatif fondé d’abord sur un modèle qui organisaient soigneusement la discrimination. Mais là où cette Histoire dépasse vraiment les bornes, c’est qu’à la fin du XXe siècle, la question n’est pas caduque pour tout le monde.

Des énoncés assurant que les vraies femmes sont illettrées continuent d’être publiés et, sous couleur d’attaquer le féminisme - dont ils ne savent rien -, de bons apôtres vous livrent des convictions antédiluviennes concernant la sexualisation de l’intellect. Tenez, voici comment s’exprime Jacques Derrida dans un livre intitulé Eperons : «Le féminisme, c’est l’obligation par laquelle la femme veut ressembler à l’homme, au philosophe dogmatique, revendiquant la vérité, la science, l’objectivité, c’est-à-dire, avec toute l’illusion virile, l’effet de castration qui s’y rattache. Le féminisme, c’est la castration - aussi de la femme.»

Michèle Le Doeuff, Le sexe du savoir

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L’intuition fut longtemps considérée comme, primo, un mode important et valide de connaissance, secundo un mode susceptible de s’articuler à d’autres modes de pensée, tertio soit la meilleure forme de connaissance possible et le parachèvement d’un processus de découverte...

Si l’intuition est dévalorisée, on la répute féminine ; si la raison est désignée comme peu intéressante alors c’est la raison qui devient bigrement féminine...

A l’époque homérique, les héros pleuraient, puis cela ne se fit plus, pour un guerrier, de pleurer ; alors les hommes, ne sachant que faire des larmes, en firent présent aux femmes. Nous sommes les petites sœurs auxquelles on adjuge les joujoux cassés, les idéaux déchus et les signes en cours de déshérence mais auxquelles on reprend prestement le cadeau quand ce qui passait pour un vulgaire galet s’avère diamant brut ou pouvant passer pour tel. L’attribution des contre-valeurs aux femmes est chose constante dans sa forme, même si le contenu précis varie...

Au XVIIe siècle, le désir était mal vu, donc on en attribuait un excès aux femmes ; en notre siècle il s’est vu revaloriser par la psychanalyse, qui y voit même un signe privilégié de santé mentale. Dès lors, il est devenu le propre de l’homme, même sous la plume de femmes psychanalystes. Ainsi, Helen Deutsch assimile-t-elle «la» femme à un pôle de non-désir absolu...

A plusieurs reprises, H.Deutsch insiste sur l’idée qu’une femme conforme à sa nature n’a que des intuitions. Ainsi, ce délicieux passages : «L’intellectualité de la femme est conditionnée dans une large mesure par la perte de belles qualités féminines : elle suce la sève de la vie affective et aboutit à un appauvrissement de cette vie, soit dans sa totalité soit dans ces qualités émotives spécifiques [...] tout ce qui touche à la recherche et à la connaissance, toutes les sortes d’aspirations culturelles humaines qui exigent une méthode strictement objective sont, sauf de bien rares exceptions, le domaine de l’intellect masculin, de la puissance spirituelle de l’homme, de cette puissance avec laquelle la femme peut rarement rivaliser. Tout ce qu’on observe confirme ce fait que la femme intellectuelle est virilisée, la connaissance intuitive vivante ayant fait place chez elle à une ratiocination froide et stérile.» ... 

Michèle Le Doeuff, Le sexe du savoir

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L’oppression est à décrire et théoriser ; on procédera ensuite à l’invention de remèdes. Voilà le champ nouveau qu’elle [Gabrielle Suchon] veut explorer, et qui sera connaissance du bien et du mal, des maux et des biens....

Quand l’accès au sublime est barré, et les femmes privées de l’étude des sciences, leur esprit, «feu dont l’activité demande toujours de nouvelles matières», est contraint de s’arrêter à des bassesses et à des sottises, qui consument son temps, parce qu’il n’a pas le moyen de s’occuper à des choses plus hautes et plus relevées. Ainsi, au lieu de pourfendre la coquetterie, elle en propose une généalogie. Connaître est une affaire de sublime et de contentement de l’âme : sur ce point elle rejoint Anna-Maria Van Schurman.

Néanmoins, son projet est de créer une connaissance nouvelle, touchant la vie des femmes et la privation de liberté, de science, d’autorité dont elles souffrent, portant aussi sur les deux institutions qui, jusqu’à présent, enferment pour elles tous les possibles : elle montre quelles misères le mariage et le cloître réservent. On assiste dans son œuvre à la constitution d’un savoir nouveau, qui est un «savoir pour soi» contestataire...

Afin de savoir pour soi, les femmes ont à s’approprier tout ce qui est déjà là et construire une connaissance nouvelle qui ne peut venir que d’elles, elles seules ayant un intérêt cognitif en la matière...

La privation de savoir, ce n’est pas seulement que la liberté manque mais qu’elle est violemment ôtée et que l’esclavage lui est substitué. Il n’y a jamais absence pure et simple, mais violence. En cela, elle rejoint Marie de Gournay qui disait que les hommes dérobent au sexe féminin sa part des meilleurs avantages, l’inégalité des forces corporelles étant «cause de ce larcin» et du fait que les femmes le supportent.

Nous nous demandions s’il y a un lien entre les inégalités scolaires et les blocages cognitifs dans la vie ordinaire : en nous invitant à remonter à l’interdit, ces deux philosophes du XVIIe siècle nous fournissent le concept qui permet de voir un lien. L’école ne donne pas toute sa science aux filles, la vie ordinaire dissuade les femmes de comprendre les relations entre sexes : dans les deux cas, la privation renvoie à un interdit.

«La privation est un champ si fertile et si abondant en toutes sortes de misères, que ses productions vont à l’infini» ...

Mais Gabrielle Suchon s’attache si bien à montrer les effets désastreux de la privation de liberté, de science et d’autorité et à établir que l’esclavage, l’ignorance et l’impuissance produisent un mode d’existence insupportable qu’à la limite elle n’aurait même pas besoin de prouver que liberté, science, autorité sont des choses bonnes, dont il est injuste de priver les femmes. C’est qu’il n’y a pas de milieu. Ne pas avoir accès au savoir, c’est forcément être dans la dépendance intellectuelle et morale de quelqu’un, ce qu’elle montre avec force à propos de la connaissance religieuse : quand il n’y a pas accès personnel aux textes, il y a assujettissement à un directeur de conscience. Ne pas être libre, c’est être sous la domination d’autrui. Etre privée d’autorité sur soi-même, c’est être inféodée au pouvoir d’autrui. Or rien de tout cela n’est sans effets.

Michèle Le Doeuff, Le sexe du savoir 

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Gabrielle Suchon jure que son dessein n’est pas de pousser les femmes à prétendre au gouvernement, idée qu’elle taxe de faible pensée et de folie...

C’est d’imagination politique et sociale qu’elle nous parle, de formulation de propositions juridiques par les femmes, non de gouvernement ou de pouvoir sur les autres. Inventer des lois, introduire des coutumes nouvelles, abroger et annuler des anciennes, «dresser des manières de vie extraordinaires», dépeindre des modes d’existence encore jamais vus, voilà à quoi elle veut engager ses lectrices...

Michèle Le Doeuff, Le sexe du savoir

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Elle [Mary Wollstonecraft] exhorte les femmes «à se réformer elles-mêmes pour réformer le monde», en escomptant que les hommes raisonnables verront le bénéfice que cela représente pour la société et pour eux, y compris d’un point de vue affectif. Elle espère aussi que l’Etat verra l’importance de tout cela pour l’amélioration de sa base humaine, donc contribuera au projet en créant des écoles primaires mixtes pour les enfants de toutes les classes sociales...

Il est traditionnel pour des hommes de parler des femmes, il ne l’est pas du tout de vouloir penser quelque chose quant aux femmes ni de prendre connaissance de faits, avec fût-ce un semblant de rigueur.

Michèle Le Doeuff, Le sexe du savoir 

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Le localisme et la folklorisation des cultures joue contre l’accès des femmes à des progrès, non contre l’importation d’instruments de pouvoir ou d’éléments de confort pour les couches dominantes. Awa Thiam, philosophe sénégalaise, témoigne contre l’excision à un procès à Paris ; l’avocat malien de la défense lui envoie à travers la figure qu’elle est ethnocidée et «n’a plus d’africain que quelques traits négroïdes» ; lui-même était venu en avion et il fit témoigner en faveur de l’excision une Française présentée comme anthropologue...

On fantasme le tiers-monde comme un lieu où l’émancipation des femmes n’est pas près de commencer, tandis qu’elle serait achevée en Europe : elle est potentiellement partout, comme transformation critique de n’importe quelle culture et construction des conditions de l’égalité parce que la base humaine que forment des femmes intellectualisées et des mouvements associatifs existe, et que partout il reste à faire. Là où je suis, il y a entre autres à démasquer le culturalisme comme prétexte à la domination de sexe.

N’importe quelle culture religieuse ou nationale peut se montrer prête à acclimater des éléments pour elle exotiques, sans se poser de question sur leur éventuelle origine, du moment qu’il s’agit de facteurs d’assujettissement et non de libération. A la fin du XIXe siècle, un Dr Zambaco importe à Istanbul la cautérisation du clitoris au fer rouge comme traitement de la masturbation de petites filles ; il dit l’avoir appris à un Congrès médical international à Londres, auprès d’un Dr Jules Guérin - «de retour à Constantinople, je n’ai pas eu de mal à faire accepter par la famille le conseil du savant académicien». Au XVIe siècle, Vivès, [...] déplore que certaines ne pleurent pas assez leurs maris ; il leur donne en exemple les veuves thraces ou indiennes qui se disputent l’honneur de brûler avec le défunt...

 

La pensée peut être bloquée par un imaginaire négatif et libérée par une interlocutrice qui donne d’abord un début de guérison enchantée...

L’utopie n’est pas la chimère, c’est un laboratoire d’idées, qui se réfléchissent et testent leur cohérence dans l’espace de la page où un discours déploie ses attendus. Bien des idées élaborées ainsi sont passées dans les faits : celle d’une scolarisation publique de tous les enfants s’est soutenue dans la pensée de Platon, More et M. Wollstonecraft avant de trouver sa réalisation... Il faut une vision construite de ce que l’on veut pour agir.

Michèle Le Doeuff, Le sexe du savoir

        

 

 

  L'Egarement

 

Émission réalisée le 26 octobre 2004 

L'invité : Olivier REY 

Mathématicien, enseigne les mathématiques à l’École polytechnique et poursuit des recherches au CNRS. 

Livre : Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, Seuil, 2003.

 

    

Les connaissances délivrées par la science, qui au début éclairaient le monde, en s’accumulant ont fini par l’obscurcir, par le mettre à distance, par l’incarcérer dans des dispositifs théoriques et pratiques à travers lesquels on a du mal à l’apercevoir...

Du ciel étoilé Pascal disait : «Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.» ... Aujourd’hui on ne regarde plus guère la voûte céleste, dans les villes les étoiles sont mangées par l’éclairage public. Et le ciel est devenu l’affaire des astrophysiciens, qu’ils se débrouillent avec. Ce manque d’effroi, ou de concorde, devant le ciel étoilé, abandonné aux radiotélescopes - c’est ça qui est effrayant...

Les questions de fond : la vie telle qu’on aimerait vraiment la vivre, le sens d’une existence humaine, disparaissent de l’horizon. Ces questions, on aurait du mal à y répondre. Mais le sens d’une existence humaine, n’est-ce pas au moins qu’elles se posent ? 

Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine  

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La philosophie est née de l’émerveillement devant tout ce qui est...

Aujourd’hui, la philosophie survit de l’angoisse devant tout ce qui est. Cela peut sembler paradoxal. Car quoi qu’on en dise, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale l’Europe occidentale vit une période de paix, de sécurité, et d’abondance sans équivalent dans l’histoire. A l’époque de Périclès, une cité grecque pouvait, du jour au lendemain, être rasée jusqu’à la dernière pierre par une invasion ... Partout, l’atrocité guettait...

Que l’existence ait un sens ne signifie pas qu’elle ait une mission à remplir, ou soit tendue vers un but ... L’existence a un sens lorsqu’elle résonne...

Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine

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Comment une société en arrivait-elle à gaver sa jeunesse d’une science sans cesse plus abstraite et sophistiquée, en négligeant de l’informer «sur le sens ou l’absence de sens de toute cette existence humaine» ? ... Parce que, de nos jours, la maîtrise technique est la clé de la puissance...

La science moderne est née d’une reprise du projet philosophique grec. Non de son commentaire, mais de sa réactivation, c’est-à-dire d’une mise à distance de la tradition pour se confronter directement au monde et le saisir tel qu’il est, dans sa vérité...

Au XVIIIe siècle, la science eut bien un sens : ni à chercher en elle-même ni dans ses enseignements, mais dans la façon dont elle servit dans le procès intenté à l’ordre ancien. Pensons à Voltaire, sectateur enthousiaste de Newton. Croit-on sérieusement que Voltaire se passionnait pour la composition de la lumière, les lois gravitationnelles, la théorie des fluxions dont il ne comprenait pas un mot ? Non, ce qui lui plaisait, c’étaient les arguments qu’il y puisait pour railler ses adversaires et les institutions, au premier rang desquels l’Eglise....

En montrant que l’ordre n’était pas confiné à la société en place, qu’en dehors de celle-ci n’était pas le chaos mais d’autres lois, elle [la science] donna confiance à la pensée réformatrice : ce n’est sans doute pas un hasard si les bouleversements politiques de l’âge moderne et le mouvement des planètes autour du Soleil ont le même nom - la révolution. Des perspectives illimitées s’ouvraient, dans lesquelles les esprits et les forces qui se sentaient à l’étroit aux places assignées s’engouffrèrent. L’effet le plus visible de cette libération intellectuelle fut de précipiter la ruine de l’Ancien Régime, et de consommer l’émancipation de l’individu.

Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine

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Plus l’individu est libéré de ses chaînes, autonome, souverain, plus croît sa peur de ne pas être à la hauteur, de passer à côté de sa vie... Mais se trouver ainsi renvoyé à soi-même, mis en demeure de réaliser son être, est difficile. Et même, quand on se sent échouer, quand on se révèle incapable d’atteindre par ses seules forces à l’équilibre et au repos, désespérant...

La science contemporaine n’est pas savoir mais recherche ininterrompue, production du savoir. L’impossible complétude est palliée par un progrès perpétuel, qui refoule du champ de vision ce que l’on veut oublier : que la science a un arrière-plan métaphysique ; qu’elle n’est pas la mesure de tout savoir, qu’il faut penser au-delà...

On se proposait d’être libre, de dominer les choses, et ce sont elles qui nous dominent...

Des études se sont attachées à montrer que secourir les faibles est une charge qui, socialement, rapporte plus qu’elle ne coûte, parce qu’en calmant les inquiétudes des individus sur leur avenir elle leur permet de travailler et de collaborer efficacement...

La grandeur ou la petitesse de notre vie tient à si peu de chose. Il suffirait d’un pas de côté. Alors, on serait beaucoup mieux qu’heureux, beaucoup mieux que consolé. Mais faire un pas de côté, ce simple geste qui ne serait ni paresse, ni effort, est le plus difficile.

Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine

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C’est pourquoi nous devons tenir un compte exact quant aux choses d’en haut, d’une part, et saisir comment se fait le cours du soleil, de la lune, quelle force soutient toute chose sur terre ; mais surtout, d’autre part, ce qu’il nous faut, c’est voir, d’une raison sagace, en quoi l’âme consiste...  Il faut donc dissiper ténèbres et terreur de l’esprit, et cela, ni rayons du soleil, ni brillants traits du jour ne le font, ce qu’il faut, c’est bien voir la nature et en rendre raison...

Car, si la peur ainsi étreint tous les mortels, cela vient de ce que, sur terre et dans le ciel, ils se trouvent témoins de quantité de choses dont ils sont hors d’état, par aucune raison, de comprendre pourquoi cela peut bien se faire, et qu’ils attribuent donc à un vouloir divin...

Ne voyez-vous donc pas que ce que la nature exige à grands abois, c’est seulement ceci : que soit de la douleur débarrassé le corps, et qu’une fois chassés la peur et le souci, du sentiment de joie l’esprit se réjouisse ? Et donc, nous le voyons, la nature du corps n’exige pas grand-chose, elle veut tout ce qui supprime la douleur et peut, en son sillage, offrir également de multiples délices.

Lucrèce, De la nature des choses

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Le temps de l’égarement peut durer un bref instant ou se prolonger dans un moment infiniment lent en côtoyant un sentiment d’étonnement plus ou moins grand voire se perpétuer éternellement comme une sorte de renversement créant ainsi un trouble lancinant, indicible dans un esprit réfléchi, alangui ou en folie légère et passagère. Ne plus savoir où l’on est, s’écarter de sa voie, de ses choix, de son chemin et de ses desseins, telles sont les impressions auxquelles renvoie l’égarement.

 

Se perdre en chemin indéfiniment ou momentanément,

Se confronter à une impasse et chercher des passerelles,

Perdre sa route et s’en sentir déroutée et encore troublée,

S’égarer au hasard de sa trajectoire et de son histoire,

Se disperser  par un destin quelque peu dévoyé.

 

Percevoir un dérèglement des sens, de l’esprit ou de ses envies,

Ne plus trouver sa destinée ni sa créativité,

Se perdre dans son inspiration et son imagination,

S’abîmer dans ses avancées ou s’oublier dans son immobilité,

Se perdre en si bon chemin pour mieux s’en détourner.

 

Ne plus savoir ou pouvoir discerner entre la sensation de progression ou de régression.

Chercher quelques repères après avoir divagué au cours d’une infime ou d’une sublime navigation parfois agitée.

Effarement saisissant face à un tour du monde traversé de détours et suivi d’un grand retour. 

Marie-Anne Juricic, extrait d'ouvrage à paraître

       

  

 

Le Langage 

 

Émission réalisée le 31 octobre 2000 

L'invitée : Anne-Marie HOUDEBINE-GRAVAUD

Linguiste et sémiologue à l’université René Descartes Paris V.

Livre : La féminisation des noms de métiers, en français et dans d’autres langues, sous la direction de A.M.Houdebine-Gravaud, L’Harmattan, 1998.

 

         

L’identité sociale passant par la nomination, pourquoi les femmes ne seraient-elles pas nommées dans leurs métiers par des désignations spécifiques qui les feraient reconnaître citoyennes et êtres sociaux ? Cela d’autant que la langue française connaît uniquement deux genres et que le masculin-neutre n’est qu’une construction idéologique de grammairiens; mais pas de tous les grammairiens, certains ayant fait remarquer il y a déjà nombre d’années l’absurdité des mentions Madame le.... D’autres notent l’incohérence grammaticale de «le professeur est absente»...

En effet, quand on veut «toucher» au français, à «l’outil de communication» qu’est la langue, en France, on dirait que des tremblements de terre secouent certains cénacles, l’Académie tout d’abord et quelques censeurs médiatiques ou autres. La langue française est pourtant comme d’autres langues, toujours en évolution, langue vivante se nourrissant ici et là d’emprunts, gages d’échanges entre les peuples. Ainsi firent nos ancêtres parlant qui gaulois, qui bas latin, qui germain, pour nous donner «la langue de chez nous», véritable koïné (mélange) non seulement de dialectes et de patois mais de mots d’origine étrangère même si la base de notre langue est latine du fait de la colonisation romaine. Nous ne parlons plus ni gaulois, ni latin mais ce français que d’aucuns voudraient figé, immuable...

Anne-Marie Houdebine-Gravaud, La féminisation des noms de métiers

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Au lieu de les masquer sous le masculin, la féminisation des noms de métiers fait apparaître les femmes comme êtres sociaux à part entière, et permet aux petites filles (comme aux grandes) de rêver à de nouvelles professions en entendant ces noms dans les paroles quotidiennes. Elle montre aussi que notre langue peut témoigner dans ses règles, dans son système et dans ses usages, de nouvelles réalités sociales. Et peut-être de nouvelles mentalités....

Anne-Marie Houdebine-Gravaud, La féminisation des noms de métiers

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Ainsi, quand il s’est agi de critiquer, plus ou moins violemment - car les injures furent parfois féroces - la commission de féminisation des noms de métiers, titres et fonctions, mise en place le 29 février 1984 par Yvette Roudy alors Ministre du droit des femmes et présidée par Benoîte Groult, les détracteurs ou délateurs utilisèrent le féminin...

Tout se passe alors comme si la langue d’autrefois était belle et meilleure que celle d’aujourd’hui toujours décrite comme abâtardie ou s’abâtardissant. Les métaphores sont toujours les mêmes : celle de la transgression, ou de l’impureté, ou encore de la destruction...

La hiérarchisation sociale des métiers subsiste en grande partie : masculin pour les métiers prestigieux ou technoscientifiques, double genre - ou H/F pour les autres. Mais cette classe augmente; la discrimination s’affaiblit donc...

Anne-Marie Houdebine-Gravaud, La féminisation des noms de métiers

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Ce qui n’est pas nommé n’existe pas clairement...

Les langues, qui nous parlent autant que nous les parlons (Benveniste), ne traitent pas impartialement les femmes et les hommes, en leur désignant le monde et en les construisant comme sujets. Dès les premières acquisitions verbales, les petites filles apprennent leur infériorisation sociale et linguistique, du fait qu’elles ne sont pas équitablement représentées dans le vocabulaire, la grammaire et les discours...  C’est ainsi qu’en français on adresse un compliment à une femme, en la traitant d’homme !

Dans les langues à deux genres, tel le français, le masculin masque le féminin et par là les femmes en tant que telles. Rencontrerait-on 30 étudiantes studieuses et un étudiant que, les règles traditionnelles s’appliquant, on devrait dire les étudiants studieux. «Et les étudiantes ?» La question indique que l’on peut ne pas percevoir qu’il s’agit aussi d’étudiantes.

Cette occultation des femmes, relevable dans les règles de grammaire, les lacunes du vocabulaire, n’a-t-elle pas à être levée ? ...  Or l’on glorifie la «clarté» du français, sa précision. La levée des occultations des femmes par le genre masculin n’irait-elle pas dans le sens de la précision et de la clarification ?

Anne-Marie Houdebine-Gravaud, La féminisation des noms de métiers

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Il n’existe pas de démocratie dans les règles d’une langue. C’est là «le fascisme linguistique» que dénonçaient Barthes, ou le sexisme des savants. Essentiellement des savants car des savantes pour édicter les règles de grammaire, il y en eut fort peu. Hors Les Précieuses, pas si ridicules que cela, malgré la tradition moliéresque, puisqu’elles comprirent que le symbolique, le langage, était un des enjeux majeurs de la relation sociale, de sa médiation sexuée et de la reconnaissance des femmes comme «êtres à part entière» et non «entièrement à part»...

Le masculin ne nomme pas les femmes. Il a même constamment valeur d’occultation, comme dans la trop fameuse règle du «masculin?l’emportant sur le féminin» qui reflète la discrimination sexuelle, le second rang attribué aux femmes ...

«Pour des réalités nouvelles il faut des mots nouveaux au dictionnaire» disait Hugo.

Anne-Marie Houdebine-Gravaud, La féminisation des noms de métiers

         

 

 

 L'Ecriture

 

Émission réalisée le 21 septembre 1999      

L'invitée : Françoise COLLIN

Philosophe et écrivaine.

Livre: Je partirai d’un mot. Le champ symbolique, FUS ART, 1999.

 

 

       

"On lit ou on écrit de la poésie non pas parce c’est joli. On lit et on écrit de la poésie parce que l’on fait partie de l’humanité et que l’humanité est faite de passions. La médecine, le commerce, le droit, l’industrie sont de nobles poursuites et sont nécessaires pour assurer la vie. Mais la poésie, la beauté, l’amour, l’aventure, c’est en fait pour cela qu’on vit.

Pour citer Whitman : «ô moi ! ô la vie ! Tant de questions qui m’assaillent sans cesse, ces interminables cortèges d’incroyants, ces cités peuplées de sots, qu’y a-t-il de bon en cela ? ô moi ! ô la vie !».

Réponse : «que tu es ici, que la vie existe et l’identité, que le prodigieux spectacle continue et que tu peux y apporter ta rime.» "

Extrait du film Le cercle des poètes disparus

       

Aucun mot n’est indifférent. Chaque fois que l’un/e d’entre nous entame une phrase, quelque chose se passe, une vibration dans l’immense édifice du langage...

Il ne peut y avoir de transformation des rapports sociaux sans une transformation du champ symbolique...

L’écriture est toujours un acte de naissance. Elle fait advenir un/e auteur/e dans un sujet...

Il y a dans l’écrire un point de liberté farouche, irréductible, plus intensément ressenti et désiré peut-être par celles, les femmes, qui ont partout ailleurs subi le diktat de la dictée. Il y a dans l’écrire, et même dans l’écrire qui dit le malheur, un point d’obscure jubilation qui préfigure la souveraineté dont s’anime tout travail social de libération...

Dire que les femmes vivent de manière ambivalente l’univers culturel auquel elles appartiennent, ce n’est pas énoncer une généralité abstraite mais rendre compte d’une expérience quotidienne. La situation est telle en effet que partout où une femme s’avance (écoute, regarde), elle rencontre sa propre négation : tout élargissement de son horizon est en même temps une menace directe pour son existence.

Françoise Collin, Je partirais d’un mot. Le champ symbolique 

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J’ai une profonde admiration pour les écritures «sauvages», libres, émanant d’individus originaux, même autodidactes, écritures souvent vouées à la marginalité, voire à l’oubli et dont les auteures dépérissent en marge, en marge même des «études féministes»...

Il n’y a de véritable création que si on accepte de ne pas plaire, si on accepte de ne pas être reconnu/e, ou du moins si ce critère n’est pas déterminant. C’est, bien sûr, difficile. C’est même héroïque...

L’institution constitue un cadre, un soutien, et surtout un relais important pour l’écriture, mais elle ne peut rien pour la création proprement dite. Il arrive même qu’elle la paralyse, la sclérose, ou la falsifie...

Pour les femmes, comme pour les hommes, il y a là un difficile équilibre à gérer, et que chacun/e doit gérer singulièrement. Il y en a qui, toutes à l’ivresse de leur récente «publicité», en deviennent tributaires. Il y en a qui, par choix ou par nécessité, résistent au maximum à l’institutionnalisation, ne cèdent pas à la publicité, ne la cherchent même pas, et poursuivent leur œuvre hors des remous intellectuels ou mondains. Mais c’est au risque de la marginalisation et du recouvrement complet de leur démarche. Il me semble que les femmes qui ont longtemps été privées de la scène publique, qui y accèdent depuis peu, sont souvent assez facilement grisées par leur propre succès. A découvrir avec ivresse la force - le pouvoir, fût-ce un petit pouvoir - que donne l’institution, elles risqueraient parfois d’oublier sa relativité ou ses méfaits.

Françoise Collin, Je partirais d’un mot. Le champ symbolique

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Pour en revenir à la création, je crois qu’une œuvre s’élabore d’abord dans la solitude, loin du bruit du monde, qu’elle exige un retrait, une indifférence au moins momentanée au social....

J’estime toujours les «sauvages», ceux ou celles qui poursuivent inlassablement leur trajet sans trop se soucier de son inscription institutionnelle. Mais cela n’est possible pour les femmes que si d’autres font relais, lisent, commentent, font connaître ce qui s’est élaboré dans le silence. Toutes les formes de création des femmes sont désormais solidaires les unes des autres, et elles sont responsables en commun de la survie du «matrimoine». Sans ces relais, des œuvres meurent, disparaissent. Sans ces relais, des créatrices finissent par se décourager, par cesser de croire à ce qu’elles font...

Ainsi l’absence de citation des femmes dans les œuvres des hommes - à l’exception de celles, quelques unes, qui sont «authentifiées»?- est la forme moderne de leur mise à mort...

Le monde mixte -masculin- annexe quelques œuvres de femmes et les brandit en bouclier pour se protéger de toutes les autres.

De la même manière, les «recherches féministes» aujourd’hui, même quand elles connaissent un important développement, risquent d’être confinées dans le seul monde des femmes, comme si elles n’avaient pas de valeur et d’efficacité pour le savoir tout entier, comme si elles n’en étaient qu’une annexe, une spécialité. 

Françoise Collin, Je partirais d’un mot. Le champ symbolique 

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Ce que j’ai écrit, dit, ce que j’ai fait, je ne sais si ce sera relayé par celles ou ceux qui suivront. J’ai fait ce que je devais, ce que je pouvais, dans une conjoncture donnée, et à partir de mes capacités propres... Ce qu’il en adviendra, je l’ignore. Cela appartient à celles qui suivront. J’ai en tout cas répondu à l’appel de mon temps, de ma génération...  Je pense en tout cas que ce que le mouvement des femmes a engagé au cours de la deuxième moitié de ce siècle est d’une importance majeure et n’a pas fini de produire ses effets même si les noms ou les textes de celles qui l’ont initié tombent dans l’oubli... 

L’engagement est la part du jour, l’écriture la part de la nuit.

L’engagement lui aussi écrit. Mais il écrit autrement, autre chose. De sorte que le dédoublement n’est pas seulement celui de l’écriture et de la vie, mais d’une écriture et d’une autre écriture, l’une soutenant l’autre...

Ainsi se dessine l’entrelac du politique et du poétique...

L’écriture est en tant que telle un engagement, l’engagement à écrire. Elle est la vigilance dans le politique. Elle est la résistance au discours. Elle veille sur ce que le discours oublie...

Certaines conjonctures historiques font peut-être de l’écriture la forme ultime, la seule forme possible, du politique : on pense aux écrivains du goulag. Là où agir est impossible, écrire condense tout l’agir. Ces moments sont rares, exceptionnels.

Françoise Collin, Je partirais d’un mot. Le champ symbolique 

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L’œuvre de Hannah Arendt fait partie de mon itinéraire philosophique...

La rencontre de la pensée de Hannah Arendt [...], et au sein de mon itinéraire politique, féministe, m’a permis de préciser des questions qui me préoccupaient...

Ce qui m’a d’abord intéressée, c’est sa conception du politique comme dialogue et comme agir pluriel. La faillite des idéologies, et en particulier de l’idéologie marxiste, a pu provoquer un immense scepticisme à l’égard du politique. Hannah Arendt lui rend sens, en dehors de tout arrimage à une philosophie qui le déterminerait ou le guiderait. Et il me semble que cette expérience-là du politique est celle du féminisme qui ne donne pas de représentation de la société qu’il vise, mais travaille cependant au changement dans un échange collectif respectueux des singularités...

L’œuvre de Hannah Arendt m’a permis aussi de comprendre les rapports qui unissent l’exigence poétique et l’exigence politique, y compris dans ma propre histoire.

Françoise Collin, Je partirais d’un mot. Le champ symbolique

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Ce qui importe, ce qui est véritablement humain pour Hannah Arendt, c’est l’événement, c’est-à-dire le surgissement du nouveau dans la répétition de la vie. Le premier événement, c’est la naissance et c’est en restant en rapport avec notre naissance que nous sommes porteurs de nouveau, que nous sommes «initiateurs», porteurs-porteuses d’initiative. Elle s’oppose en cela à la tradition philosophique qui définit habituellement l’homme comme «mortel», et a pratiquement escamoté cette autre limite de la vie qu’est la naissance.

Et l’événement, c’est aussi la rencontre de l’autre, comme source de langage et d’action, irréductible à moi et à toute généralité. Se manifester comme quelqu’un, et rencontrer d’autres quelqu’un est la seule manière d’échapper à l’enfermement répétitif du même.

Françoise Collin, Je partirais d’un mot. Le champ symbolique

      

   

 

Le Féminisme


 

MICHEL Andrée, Directrice honoraire de recherche au CNRS, Sociologue.

Le féminisme, Q-S-J ?, PUF, 1997.

Émission réalisée le 31 mars 1998

 

LABORIE Françoise, Sociologue, chargée de recherche au GEDISST (CNRS).

Dictionnaire critique du féminisme, sous la direction de Helena Hirata, Françoise Laborie, Hélène Le Doaré, Danièle Senotier, PUF, 2000.

Émission réalisée le 30 janvier 2001

 

AUTAIN Clémentine, Titulaire d’un DEA d’histoire, cofondatrice de l’association féministe Mix-Cité et adjointe au maire de Paris chargée de la jeunesse.

Alter égaux, Invitation au féminisme, éditions Robert Laffont, 2001.

Émission réalisée le 19 mars 2002

 

AUTAIN Clémentine, Titulaire d’un DEA d’histoire, cofondatrice de l’association féministe Mix-Cité et adjointe au maire de Paris chargée de la jeunesse.

Les droits des femmes, l‘inégalité en question, Les Essentiels Milan, 2003.

Émission réalisée le 15 juillet 2003

 

ROCHEFORT Florence, Historienne, chargée de recherche au CNRS, et membre du comité de rédaction de la revue Clio Histoire Femmes et Sociétés, et, KIAN-THIEBAUT Azadeh, Maîtresse de conférences en sciences politiques à l’université Paris VIII et chercheuse au laboratoire du Monde Iranien de CNRS.

Le siècle des féminismes, préface de Michelle Perrot, sous la direction de Éliane Gubin, Catherine Jacques, Florence Rochefort, Brigitte Studer, Françoise Thébaud, Michelle Zancarini-Fournel, Les Éditions de l’Atelier, 2004.

Émission réalisée le 30 mars 2004

 

COLLIN Françoise, Philosophe et écrivaine, rédactrice des Cahiers du Grif.

Repenser le politique. L’apport du féminisme, sous la direction de Françoise Collin et Pénélope Deutscher, Campagne Première/ Les Cahiers du Grif, 2004.

Parcours féministe, entretien Irène Kaufer, Editions Labor, 2005.

Entretien réalisé le 06 juin 2006

  

           

La question de la libération des êtres opprimés et en particulier des femmes, est au cœur de la réflexion et de l’action féministes. Se pose alors la question des moyens d’agir, de lutter et de se révolter contre ce qui apparaît comme une injustice criante, comme une domination d’un sexe sur l’autre, à savoir le patriarcat...

Afin de s’émanciper du joug patriarcal et d’affirmer leur autodétermination, certaines femmes réfractaires aux valeurs phallocrates et à la place qu’on leur accorde, ont décidé de s’unir dans le but de heurter les idées reçues, et de faire progresser leur cause.

Cependant une telle tâche ne peut se réaliser et les revendications s’exprimer qu’à condition que des femmes féministes décident de se rassembler, et qu’à partir de cette coalition se crée un projet politique afin de mettre en œuvre les aspirations égalitaires...

Comme le souligne Vincent de Gaulejac : «Le militantisme consiste à lutter contre le mépris, à invalider ce qui invalide, à refuser la résignation, à combattre les normes stigmatisantes. Le militant retrouve sa fierté dans la résistance à ce qu’il vit comme une oppression et l’adhésion à une idéologie qui conteste les valeurs du pouvoir qui l’oppriment»...

Marie-Anne Juricic, Mémoire de DEA de sociologie du pouvoir-Politiques, Institutions, Sociétés, Continuités et ruptures du féminisme : la nouvelle génération de féministes, 1997, Université Paris 7 Denis Diderot.                    

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 Le pouvoir patriarcal hiérarchise donc et stigmatise. D’un côté, il valorise certains, de l’autre, il dévalorise, invalide et exclut. Et comme l’indique Eugène Enriquez : «On voit alors le sens profond du système de classification, c’est non pas seulement et principalement la différenciation mais surtout la définition de positions dissymétriques qui répondent aux questions : qui a le droit à la parole, qui possède la puissance, qui peut définir la loi. On ne reconnaît donc l’autre que pour pouvoir le maîtriser et s’en servir, car l’autre est toujours vu essentiellement comme l’agent du désordre ou du contre-ordre [...] Il faudra alors s’assurer que l’ordre institué ne pourra pas être transgressé. Nous verrons progressivement en œuvre un mouvement qui transformera les dieux immanents (sensuels) en dieux transcendants (de l’intellect), la nature mère ou amie en une nature à modifier et à dominer, les hommes frères ou égaux en êtres dominés, exploités, aliénés, convertis autant que possible en marchandise (et la jouissance de vivre en malheur de l’existence). Ce mouvement prendra naissance, dès l’aube de l’humanité, par la domination des femmes et des jeunes, paradigmes de toutes les formes de domination.»...

L’éditorial de la revue Marie Pas Claire de novembre 1995 commençait par la question suivante : «Le féminisme est-il mort ?», puis poursuivait par «nous luttons pour la destruction pure et simple du patriarcat, qui est un système fondé sur des principes d’inégalité, de domination, de hiérarchie entre les sexes, entre les pratiques sexuelles, et qui pour se maintenir utilise la violence» et enfin concluait : «Alors, non : le féminisme n’est pas mort !»...

Même si l’avenir est des plus incertains, cette jeune génération qui se construit à l’horizon du XXIe siècle, entend bien continuer à promouvoir l’égalité des sexes, à demeurer vigilante sur les acquis des années 1970 et à poursuivre dignement le combat féministe.

Marie-Anne Juricic, Mémoire de DEA de sociologie du pouvoir-Politiques, Institutions, Sociétés, Continuités et ruptures du féminisme : la nouvelle génération de féministes, 1997, Université Paris 7 Denis Diderot.

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L’histoire des femmes est d’abord celle de la mise en place de leur répression et de l’occultation de celle-ci. Car l’occultation fait partie de la répression : il n’y a pas de hasard et pas de science neutre. C’est pourquoi l’histoire des femmes ne commence à émerger que depuis que les féministes d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale, rejointes aujourd’hui par les féministes du Tiers Monde, essayent de briser le silence dont cette histoire a fait l’objet et d’explorer un passé qui n’a pas fini de nous étonner.

La répression des femmes se développa il y a environ 8 000 ans quand, au début du Néolithique moyen, l’agriculture à la charrue remplaça l’agriculture à la houe, la chasse et la cueillette comme modes principaux de production. Cette répression se poursuit aujourd’hui dans les pratiques des sociétés contemporaines toujours bâties sur les mêmes impératifs que les sociétés du Néolithique moyen : expansion à outrance, recherche de l’accumulation sans fin (de pouvoir, de profit, de prestige, etc.), grâce à une concurrence et une compétition acharnées. Si la guerre économique et la conquête de nouveaux marchés par les puissantes multinationales et les Etats remplacent aujourd’hui l’expansion territoriale, les valeurs dominantes et les pratiques d’agressivité restent encore les mêmes à l’égard des grandes vaincues du Néolithique moyen : les femmes.

Andrée Michel, Le Féminisme

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Ma génération est née avec la pilule, l’école mixte et l’illusion bien pratique de l’égalité entre les sexes. Dans nos jeunes têtes, tout fonctionne comme si hommes et femmes avaient les mêmes chances dans la vie. De nombreuses filles regardent les acquis des vingt-cinq dernières années avec le sentiment d’être privilégiées, dans un pays en avance en matière de droits des femmes. Pourtant, même en France, il reste beaucoup à faire. Et c’est un euphémisme...

Les féministes proposent le partage égalitaire de la responsabilité sociale et non le remplacement d’une domination par une autre...

Il serait vain de dicter une règle de vie féministe, à laquelle il ne faudrait pas déroger. La philosophe Françoise Collin explique fort justement que «pour certaines, le féminisme est une manière de vivre ; pour d’autres, il constitue une plate-forme politique qui ne peut être confondue avec la totalité de leur pratique : le féminisme n’est pas une religion assortie d’un dogme, mais un projet politique et une vigilance. Il n’est pas un espace clos mais un espace ouvert dans lequel on circule, dont on sort et où on rentre selon les besoins de son itinéraire. C’est une mouvance plus qu’un parti, un appel et un rappel, une dimension de la vie qui la traverse toute, mais ne l’absorbe pas tout entière.»

Clémentine Autain, Alter égaux. Invitation au féminisme

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L’humanité fait partie des espèces à reproduction sexuée, elle a donc deux «sexes» anatomo-physiologiques qui ont pour seule fonction sa perpétuation physique : la production de nouveaux individus. Toutefois, sa caractéristique, déjà décelable chez les primates supérieurs, est la perte de l’œstrus (coïncidence chez les femelles animales entre excitation sexuelle et période féconde). D’où, pour les femmes, la possibilité de désir et de coït hors risque de grossesse, mais aussi de grossesse hors désir sexuel (le viol, acte social, semble le propre de l’homme).

Les sociétés humaines, avec une remarquable monotonie, surdéterminent la différenciation biologique en assignant aux deux sexes des fonctions différentes (divisées, séparées et généralement hiérarchisées) dans le corps social en son entier. Elles leur appliquent une «grammaire» : un genre (un type) «féminin» est imposé culturellement à la femelle pour en faire une femme sociale, et un genre «masculin» au mâle pour en faire un homme social. Le genre s’exerce matériellement dans deux champs fondamentaux :

1) la division socio-sexuée du travail et des moyens de production

2) l’organisation sociale du travail de procréation, où les capacités reproductives des femmes sont transformées et le plus souvent exacerbées par diverses interventions sociales. Les autres aspects du genre - différenciation du vêtement, des comportements et attitudes physiques et psychologiques, inégalité d’accès aux ressources matérielles et mentales, etc. - sont des marques ou des conséquences de cette différenciation sociale de base.

Nicole-Claude Mathieu, «Sexe et genre» in Dictionnaire critique du féminisme

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Le temps n’est plus où le féminisme était le parent pauvre de l’historiographie, porté par quelques universitaires isolés, attachés à l’évocation de figures héroïques - Mary Wollstonecraft, Olympe de Gouges, Flora Tristan, Bettina Brentano -, ou de groupes pionniers - les femmes de 1848, les salonnières de Berlin, les suffragettes anglaises... -, émergés de la préhistoire d’un féminisme qui n’avait pas encore trouvé son nom...

Les féminismes sont sortis de l’excentricité et sont devenus des protagonistes d’une modernité qui les a produits, les forces de contestation et de proposition d’une cité qui, peu à peu et non sans réticences, les reconnaît en interlocuteurs, et met une sourdine à l’expression d’un antiféminisme naguère considéré comme forme normale de la plaisanterie et du défoulement masculins.

Dans les pays en voie de développement, les féminismes sont d’abord suspects de néo-colonialisme, de prolongement de l’Occident, et cela gêne leur expansion. Ils progressent pourtant, selon un processus similaire : revendication de l’égalité des droits, puis de l’autonomie personnelle. Ces principes heurtent parfois de plein fouet les cultures et les modes de vie des pays concernés...

Le féminisme n’opère pas seulement une mutation des mœurs et une redistribution des pouvoirs. Il amorce aussi une révolution conceptuelle dont on est loin d’avoir saisi la portée et épuisé les effets.

Michelle Perrot, Préface in  Le Siècle des féminismes

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 A la question qu’est-ce qu’être féministe aujourd’hui ? Je pourrais répondre tout simplement, dans un premier temps, que c’est oeuvrer à la construction de l’égalité des sexes au sein d’un paysage politique démocratique et laïque. C’est continuer le combat, déjà amorcé par les générations de féministes qui m’ont précédée, c’est lutter en faveur de la liberté dans une perspective féministe qui s’organise autour de l’idée de l’égalité sexuelle afin de ne pas se fourvoyer dans les dédales d’une liberté d’expression qui s’apparente davantage à une liberté d’oppression, et qui pourrait par exemple, justifier l’injustifiable, comme la revendication de se prostituer, de se voiler ou de se soumettre à l’idéologie machiste...

Dans un second temps, et plus personnellement, ce qui me tient à cœur en tant que féministe, c’est la question de la transmission du savoir et de la réflexion féministes. Transmettre les savoirs, les travaux et les interrogations féministes comme j’aime le faire dans mon émission de radio, constitue pour moi quelque chose de primordial car je reste convaincue qu’être féministe aujourd’hui, c’est faire connaître, au-delà des cercles restreints issus du microcosme universitaire et/ou militant, la richesse féministe à un public plus large afin que tous les efforts déployés, concernant l’élaboration de la théorie féministe et son action politique, n’aboutissent pas à une impasse, à un discrédit ou à l’oubli...

Dans un troisième temps, je répondrai qu’être féministe, pour moi, aujourd’hui nécessite de s’interroger sur les mutations récentes de la société et du monde, ce qui d’emblée soulève à nouveau, ce que Geneviève Fraisse appelait La controverse des sexes qui d’ailleurs risque de se transformer en controverse du féminisme...

En guise de conclusion, je terminerai ce texte en soulignant que le féminisme n’est pas la défense de toutes les femmes, sinon le féminisme se suicide et essentialise la différence des sexes, d’autant que nombre de femmes ont toujours été et continuent d’être des actrices sociales et politiques non féministes, voire antiféministes. 

Marie-Anne Juricic, Transmettre et repenser le féminisme, Revue Travail, genre et sociétés, N°13 - Avril 2005. 

           

  

 

 L'identité masculine 

 

MAUGUE Annelise, Docteure en lettres classiques et professeure de lettres.

L’identité masculine en crise au tournant du siècle, Petite bibliothèque Payot, 2001.

Émission réalisée le 16 octobre 2001

 

LE BRAS-CHOPARD Armelle, Professeure agrégée de science politique, et chargée de mission pour l’égalité des chances femmes/hommes dans l’enseignement supérieur au ministère de l’Éducation nationale.

Le masculin, le sexuel et le politique, Plon, 2004.

Émission réalisée le 04 janvier 2005

  

      

 

Le discours des sexes demeure essentiellement discours sur la femme : c’est elle qui a des problèmes, elle qui est un problème. L’homme, quant à lui, ne semble guère ressentir le besoin de se situer, pour ce qui touche à la masculinité... : solidement établi dans le rôle du sujet, il regarde l’autre, l’étudie et le juge.

Pourtant, c’est à travers le discours sur la femme que la masculinité est contrainte de se constituer parfois explicitement comme telle, de se définir, de se dire : le «Elles» appelle irrésistiblement un «Ils» ou un «Nous, les hommes, nous les autres...»...

Voilà que les misogynes sont rejoints dans leur lutte contre l’émancipation féminine par un nombre impressionnant d’«amis des femmes», pour reprendre une expression de Dumas fils : Dumas lui-même, par exemple, ou Barbey d’Aurevilly, Maupassant, Zola, etc. Rien ne permet de mettre en doute la bienveillance, la sympathie, voire l’adoration, qu’ils éprouvent pour le sexe opposé : enracinées, elles aussi, dans l’expérience individuelle, elles transparaissent tout au long de leurs œuvres. Seulement, tout cela se mue en aversion dès qu’ils sont confrontés aux émancipées.

Annelise Maugue, L’identité masculine en crise au tournant du siècle 1871-1914                      

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C’est donc bien la voix du sexe masculin qui se fait entendre là. Non pas celle du sexe masculin tout entier : une poignée d’écrivains, les frères Marguerite, Jules Bois, Léopold Lacour, les frères Rosny,(les «vaginards», disent leurs adversaires) s’engagent résolument dans le camp féministe. Mais en si petit nombre, au regard des bataillons serrés qui convergent contre les émancipées !...

Que trouver cependant en ces innombrables ouvrages sinon les refrains connus, maximes rabâchées, images éculées dont le patriarcat usait depuis des siècles pour fonder sa légitimité ? On les y trouve certes mais récrits, ravaudés, remis à neuf. En un temps où la Bible fait moins autorité que la science, il ne suffit plus de citer saint Paul ou saint Augustin à longueur de pages...

Discours d’autosatisfaction où le sexe masculin célèbre naïvement sa propre excellence mais que hante le spectre d’une déchéance possible...

Néanmoins nous pouvons lire d’un bout à l’autre ces ouvrages comme une confession haletante et circonstanciée, où le sexe masculin, sans le vouloir, sans le savoir, dévoile les exigences et les frustrations qui le taraudent en cette période.

Annelise Maugue, L’identité masculine en crise au tournant du siècle 1871-1914 

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Du social au politique, c’est à une évolution des femmes que l’on s’en remet pour résoudre le problème. Qu’elles prennent de l’audace, qu’elles acquièrent plus de confiance en elles et la situation peu à peu deviendra plus équitable... La perspective d’une évolution symétrique, par où les hommes se libéreraient de cette sorte d’obligation de postuler au pouvoir que nourrit encore en eux leur modèle identitaire, ne paraît pas être à l’ordre du jour...

Sur le reste, sur les racines et les contours du modèle masculin considéré dans son ensemble, ils n’ont guère éprouvé, semble-t-il, l’envie ni le besoin de s’interroger...

Et pourquoi le goût du pouvoir ne survivrait-il pas, après tout, dès lors que les lois et les mœurs concourent à en neutraliser les plus fâcheux effets ? Ne recouvre-t-il pas le désir de créer aussi bien que le désir de vaincre ?...

Comment se désengager de la compétition, se désintéresser de la lutte, se détourner de l’ambition, sans être soupçonné, sans se soupçonner soi-même, de craindre le risque et l’échec ? Il est plus facile sans doute de prendre des distances avec l'humilité qu'avec l'orgueil...

Annelise Maugue, L’identité masculine en crise au tournant du siècle 1871-1914

 

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Je ne suis pas devenu féministe comme St Paul sur le chemin de Damas, je n’ai pas eu la révélation, mais je crois que j’ai eu une éducation non sexiste bien que non-pensée par ma mère. Je me suis retrouvé avec mes deux frères, à sept ans, à vivre à Paris alors que ma mère venait de se séparer de mon père. Ma mère ayant échoué à son baccalauréat, elle se retrouvait donc seule avec trois enfants de 8, 7 et 2 ans, à commencer sa vie sans diplôme. Puisque je suis resté avec elle (je voyais uniquement mon père pendant les grandes vacances) j’ai donc vécu, par procuration en quelque sorte, toutes les difficultés, toute l’amertume, la rancœur qu’elle a accumulées au long de sa carrière.

Quand elle a eu un job de secrétaire, puis de secrétaire de direction, - elle était d’origine allemande et avait appris l’anglais - elle était sous-payée par rapport à des collègues qui ne maîtrisaient même pas ces langues. Ce qui m’a marqué, c’est qu’à compétences inégales (ma mère faisait le boulot ou réparait les conneries du cadre administratif), les salaires étaient inversement inégaux : elle touchait trois à quatre fois moins que son directeur. Il y a aussi bien sûr toutes les petites humiliations, vexations et discriminations sexistes qu’elle vivait au quotidien et qu’elle me racontait. Ensuite ma mère ne voulait pas reproduire le modèle masculin qu’elle avait fui en quittant mon père. Il était hors de question qu’elle ait des enfants qui soient virils ou qui attendent les pieds sous la table que le repas soit servi. Ainsi ai-je appris à laver la vaisselle et surtout à ne pas me conformer à l’image du macho.

 

Tout au contraire, très tôt, en 6ème, j’ai fait de la danse classique mais j’ai vite arrêté parce que c’était très éprouvant physiquement et très difficile à vivre, lorsqu’on est adolescent. J’ai porté des boucles d’oreille à douze ans et je me souviens qu’au collège j’ai ressenti une vive stigmatisation. Mon "côté féminin" entre guillemets, ne correspondait pas à l’assignation de l’identité masculine.

J’ai échappé aux appareils idéologiques sexistes de construction de l’identité masculine. Par exemple, à la différence de mon frère qui fait du rugby depuis son enfance, je n’ai fait aucun sport dit "viril". Par ailleurs, j’ai effectué mes obligations militaires dans un service civil au ministère de la Défense comme juriste. En conséquence, je n’ai pas vécu dans des lieux très masculins où il y a une injonction sociale à être un homme, un "vrai". Je pense que ça a compté.

Thomas Lancelot-Viannais, Revue Travail, genre et sociétés, Le féminisme au masculin, N°5, 2001. 

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Pour moi, le féminisme, c’est se battre pour que l’égalité entre les sexes proclamée dans le droit soit une égalité pratiquée dans la vie. C’est revendiquer la filiation avec les mouvements historiques pour l’émancipation des femmes. C’est perpétuer les luttes contre les violences faites aux femmes, pour le droit des femmes à disposer de leur corps, pour l’autonomie des femmes dans la vie publique comme dans la vie privée. Enfin, c’est lutter contre le patriarcat défini comme la structure sociale hiérarchique et inégalitaire dont la caractéristique fondamentale de fonctionnement est l’exploitation du travail domestique féminin.

Etre féministe, c’est aussi récuser les théories essentialistes qui justifient la subordination des femmes, dénoncer les mécanismes de l’oppression des femmes, de la domination du genre masculin ainsi que l’aliénation des hommes. Etre féministe, pour moi, c’est critiquer la répartition hiérarchique des rôles sociaux sexués, promouvoir de nouveaux rapports entre les sexes et élaborer de nouvelles identités sexuées. Etre féministe, c’est pouvoir être soi, pouvoir être libre d’agir et de vivre comme on l’entend.

Thomas Lancelot-Viannais, Revue Travail, genre et sociétés, Le féminisme au masculin, N°5, 2001. 

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Pour constituer leur identité militante, les hommes engagés dans des groupes féministes, confrontés à une faible légitimité de leur engagement, doivent justifier leur place, tant pour le monde militant que pour le reste de leur univers social, tout en devant rester dans un cadre féministe...

En effet, les intérêts des hommes dans le féminisme et l’intérêt du féminisme à la participation des hommes constituent les deux principaux arguments déployés...

Alban Jacquemart, Les hommes dans les mouvements féministes français (1870-2010) 

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Les jeux de garçon sont liés à la guerre, la découverte, l’aventure, la compétition (d’inspiration sportive ou non), l’action, l’agressivité, la domination par la force ou la technique, etc. Ces valeurs sont non seulement véhiculées par la gent masculine, mais aussi par la société occidentale en générale...

Si certains jouets sont en eux-mêmes sexistes (la poupée qui ne dit que «maman», la Barbie anorexique aux mensurations délirantes, l’Action Man guerrier et musclé, au visage crispé dans un rictus agressif), c’est surtout le cloisonnement des rayons garçons et filles qui perpétue la domination...

Une dernière chose révèle les constructions différenciées des petits garçons et petites filles au travers des jouets. L’image que les catalogues donnent, dans les pages roses, des hommes, est celle du prince charmant : Ken (prince Stéphane), prétendant de Barbie, est un mannequin lisse et bien propre. Or, les pages bleues des catalogues montrent les hommes comme des brutes violentes ayant toujours une bonne raison de se battre. Les projections des enfants vont donc être doublement différentes. Le modèle masculin que les petites filles rechercheront chez les hommes ne correspondra pas à celui que ceux-ci auront intégré. D’où un premier hiatus. Par ailleurs, si les pages roses montrent les filles comme sans cesse préoccupées par leur apparence, le ménage ou les enfants, celles-ci sont étrangement absentes des pages bleues. Les hommes s’imaginent vivre sans femmes, mais l’inverse est faux : les projections des filles concernent aussi les garçons...

Guillaume Carnino, Pour en finir avec le sexisme

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Maurice Godelier écrit au sujet de la peuplade des Baruya, une population de Nouvelle-Guinée, que leurs mythes fondateurs font déjà apparaître les enjeux associés à la construction des catégories de sexe, et qu’il s’agit d’enjeux de pouvoir : pouvoir de contrôler les personnes, de contrôler l’accès aux dieux et aux forces qui règlent l’univers, aux ancêtres, et bien entendu l’accès à la terre, aux moyens de destruction (armes), de production (outils), d’échange (monnaie, biens précieux) et aux moyens de subsistance.

Les mythes fondateurs, plaçant l’homme dans un rôle englobant celui de la femme, lui confèrent un rôle créateur. Il acquiert ainsi le droit de concevoir les outils, d’hériter de la terre, et plus encore, il prend place au cœur même des représentations du processus de création de la vie au travers du sperme, réduisant ainsi la femme au seul rôle de porteuse de vie. Il y a dans tout ceci un mécanisme qui exacerbe les facultés des hommes et dépossède les femmes baruya de certaines des leurs au point de les rendre entièrement tributaires des hommes pour la majeure partie de leurs activités : elles leurs sont subordonnées.

On observe ici de façon très explicite un mécanisme typique des constructions de genre. S’il nous semble transparent, c’est que nous avons du recul sur les mythes baruya qui nous sont étrangers. Mais notre société fonctionne sur le même mode...

Guillaume Carnino, Pour en finir avec le sexisme 

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La construction et l’apprentissage des codes virils et de la violence (contre soi, contre d’autres hommes, contre les femmes) s’opère en opposition hiérarchique avec le féminin.Ainsi, les hommes fragiles, efféminés, qui refusent de se battre ou en sont incapables, sont symboliquement relégués dans le groupe des femmes et des dominés, et donc traités en conséquence...

Prendre la mesure des transformations de la société réalisées grâce à la première puis la seconde vague féministe nous montre pourtant à quel point de véritables mouvements peuvent être porteurs de changements. Il est difficile de mesurer les effets exacts des mouvements sociaux passés, parce que leur influence s’étend jusqu’aux mentalités mêmes. Celles-ci nous apparaissent alors bien souvent comme «naturelles» car elles forment le cadre même de nos références...

Pour réussir à analyser le genre et la domination masculine, il faut être capable de penser la non-domination, donc le non-genre. Nous sommes loin d’appréhender toutes les implications de telles conceptions. Imaginer une société sans domination masculine est quelque chose d’incroyablement difficile, tant celle-ci nous est consubstantielle. Puisse donc l’effort qui a prévalu à l’écriture de cet ouvrage apporter sa pierre à l’édifice complexe à ériger et indispensable à l’émancipation des femmes autant que des hommes : l’utopie d’un monde sans sexisme.

Guillaume Carnino, Pour en finir avec le sexisme 

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Ce sont les hommes, dans leur imaginaire, qui ont vu dans la maternité un avantage de la femme qu’il leur fallait aussitôt contrebalancer par des qualités supérieures, exclusivement masculines.

C’est autour de la naissance qu’il leur fallait donc contre-attaquer. Dès lors que, sortis du stade primitif, ils perçoivent le lien entre copulation et conception, les hommes vont se situer en amont de la naissance, en avant-première, et décréter, à l’aide de savantes constructions scientifiques, que c’est l’homme qui, par sa semence, donne vie et caractéristiques à l’enfant, la mère n’étant qu’un instrument, un incubateur pour le futur être humain qui, par son intermédiaire technique, voit le jour. L’homme se réapproprie la création du nouveau-né en même temps qu’il dévalorise la naissance elle-même...

Mais l’homme ne limite pas son rôle créateur au biologique où il faut malgré tout transiter par la femme pour le rapport sexuel et l’enfantement. Il s’invente une paternité exclusive dans tous les autres domaines, scientifique, intellectuel et surtout politique, directement liée à ce pouvoir premier de la génération...

Mais surtout, dans l’espace politique, se réalise au mieux le «désir d’engendrer sans avoir été soi-même engendré : donc de la tentation divine et de la tentation sociale (lorsque la société et ses dirigeants veulent occuper la place des dieux)». La sphère politique est le lieu où s’exerce, par prédilection, la magie du Verbe, le logos à la fois parole et discours raisonnable, réservé aux hommes mâles qui s’engendrent eux-mêmes comme citoyens. Et ce logos leur sert d’abord à décréter que eux seuls ont le logos...

Armelle Le Bras-Chopard, Le masculin, le sexuel et le politique

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La séparation public/privé, dont les penseurs trouvent le modèle le plus élaboré dans la cité grecque, le gynécée d’un côté, l’agora de l’autre, a pour fonction de donner aux hommes la possibilité de rester entre eux. Ce n’est pas leur espace public qui est délimité mais la réserve naturelle du privé, la plus restreinte possible, où ils devront, pauvres animaux quand ils ne sont pas politiques, rencontrer la femme. Dans le domaine privé du foyer familial, explique Hannah Arendt, «se trouvaient prises en charge et garanties les nécessités de la vie, la conservation de l’individu et la continuité de l’espèce», tandis que l’existence publique «cessait d’être soumise aux processus biologiques». Celle-ci, orientée vers l’immatériel Souverain Bien, réalise dans et par la Cité cette autarcie réservée aux dieux, non pour chaque individu séparément, qui, mortel et incomplet, a besoin de son semblable (masculin), mais par la réunion des hommes citoyens.

C’est dire d’emblée que la séparation des espaces ne vaut que pour la femme, assignée au foyer et interdite de l’espace public, tandis que l’homme circule de l’un à l’autre.

Sa présence dans les deux sphères l’autorise à inclure dans sa propre définition des qualités féminines tandis que les qualités intellectuelles et politiques lui appartiennent en propre. C’est la théorie de l’englobement que nous ressert encore, dans la période contemporaine, Louis Dumont... Il y a englobement d’Eve dans le corps du premier Adam, dont elle a d’ailleurs été formée, «englobement du contraire». Dumont ne fait que reprendre la tradition ésotérique juive selon laquelle Adam aurait été créé androgyne, et l’interprétation chrétienne du mythe... et que Bayle restitue dans son Dictionnaire philosophique et critique de 1720 et, à suite, Diderot et Voltaire...

Précieux englobement qui permet à l’homme de s’approprier la principale différence entre les sexes, qui le hante : la naissance. Il prétend donner son existence sociale à l’enfant, voire biologique dans le modèle de la génération, et c’est sous cette catégorie qu’il pense le politique où il s’auto-engendre.

Armelle Le Bras-Chopard, Le masculin, le sexuel et le politique

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Les réticences, en France, vis-à-vis de la récente loi qui permet d’attribuer à  l’enfant le nom de la mère, seul ou accolé à celui du père, témoignent de la volonté du père de faire exclusivement sienne sa progéniture...

Il existe dans toute société une multitude de groupes composés exclusivement ou, aujourd’hui, majoritairement d’hommes. Ils sont extrêmement variés dans leur taille, des petites associations locales comme un club de boules aux organisations nationales, armées, Eglise, franc-maçonnerie ..., partis politiques, etc., sans parler des organisations internationales non gouvernementales, de plus en plus nombreuses. Ils sont également très divers dans leur objet : activité de loisir, intellectuelle, religieuse, sociale, politique, etc. Ils diffèrent enfin par leur degré de masculinité : exclusion totale des femmes, statutaire (pour les clercs) ou de fait, ou inclusion plus ou moins importante. Il n’existe pas au départ de phénomène semblable du côté des femmes...

Quand des groupes féminins se constituent, ils sont, la plupart du temps, des émanations de leurs homologues masculins, calqués sur ceux-ci et souvent sous leur coupe, dernier moyen pour les hommes d’éviter la mixité dans leur propre réunion, une mixité aujourd’hui largement acquise en tous lieux mais qui laisse le plus souvent subsister une majorité masculine...

Avec Machiavel, le politique ne se construit pas seulement sans les femmes, mais contre les femmes...

Machiavel introduit donc la femme dans la relation politique pour mieux sortir toutes les femmes de la sphère publique. Et cette femme représente un danger qui ne peut être conjuré,..., par une simple mise à l’écart ou en se voilant la face sur la puissance d’un sexe que l’on n’a déclaré «faible» que parce que l’on craignait sa force. Il faut la dominer, mettre en place les digues nécessaires, indique Machiavel, avant que la crue du fleuve n’intervienne...

Armelle Le Bras-Chopard, Le masculin, le sexuel et le politique

                 

  

 

La Nourriture

 

PERROT Michelle, Historienne et professeure émérite à l’université de Jussieu Paris 7.

Exposé sur Les femmes et la nourriture.

Émission réalisée le 05 mai 1998

 

              

Mais ils [les hommes] venaient peu dans ces endroits [les salons de thé] non virils, excepté pour accompagner des dames. Ils n’en appréciaient ni l’ambiance ni les nourritures. Sucreries douceâtres, lait ou thé au goût fade ne les attiraient guère ou, du moins, ne correspondaient pas à la norme alimentaire masculine de la viande et du vin...

Les pratiques alimentaires sont en effet sexuées. Les hommes ont, en tout cas, leur sociabilité propre où jeu, sport et politique tiennent une place de choix. Cercles et cafés en France, clubs et pubs en Grande-Bretagne les réunissent.

Michelle Perrot, Femmes publiques 

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La quantité et la qualité de la nourriture sont bien évidemment déterminantes dans la construction corporelle et l’état de santé dont jouit un individu. Or quantité et qualité ne sont pas identiquement distribuées entre les deux sexes. Si, d’abord, ces quantités et qualités sont dépendantes des ressources dont dispose une société ; si elles sont également variables selon les classes sociales à l’intérieur d’une même société, elles n’en sont pas moins en dernier ressort inégalement réparties entre les deux sexes.

Un certain nombre d’études se sont attachées à décrire les façons de nourrir l’enfant nouveau-né selon son sexe, tout comme le type de nourriture consommé par les adultes selon leur sexe. On sait, et depuis longtemps, que lorsque les enfants sont nourris au sein, les petits garçons le sont plus longtemps que les petites filles et ce dans un rapport qui va du simple au double : trois mois pour les unes, six mois pour les autres. Chez les enfants comme chez les adultes la consommation de viande est plus élevée chez les hommes que chez les femmes. Et n’importe qui peut noter que le boucher taille des biftecks «pour les hommes», plus gros que ceux des femmes et des enfants.

Colette Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir 

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Lorsqu’enfin la quantité de viande est faible, elle va en priorité aux hommes, ce dont tous les enfants de famille pauvre, quelle que soit leur classe sociale - et quelle que soit leur société - savent très bien.

Comme c’est souvent le cas en Europe, dans certaines civilisations de chasseurs les femmes mangent les abats (les viscères de l’animal) alors que les hommes mangent la chair du gibier. Les abats sont presque partout considérés comme une nourriture réservée aux subalternes : esclaves, domestiques, femmes. Ces aliments sont généralement méprisés ou même craints car considérés comme malsains hors des couches sociales qui les consomment. D’une façon générale, ne plus, ne pas en consommer est considéré comme un signe d’ascension sociale, ou de délicatesse dans les goûts.

Colette Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir 

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La nuit venue, j’allais visiter notre potager, une lampe de torche à la main. Je m’accroupissais, les pieds dans la terre, et je regardais les feuilles veloutées de sauge capter l’humidité, s’en recouvrir, s’en regorger. Le romarin dressait ses minuscules poignards dans l’obscurité, comme pour crever les bulles d’eau planant au ras du sol. La ciboulette hautaine, simple tuyau, chevelure unique, drue et verte d’un petit oignon souterrain s’élançait. Le thym rampait, comme une armée de maquisards, regroupé, efficace, serré. Je méditais. Je me reposais. Je recherchais la compagnie neutre des plantes qui ne parlent pas, n’entendent rien, n’ont pas de désir, n’ont que des besoins.

Agnès Desarthe, Mangez-moi 

          

C’est génial, me dit-on. C’est la meilleure fête. C’est la plus belle soirée de leur vie. Je regarde les bouches sourire, les hanches onduler, les mains se tendre. J’entends tout, la musique, les mots, les bouchons de champagne qui sautent, les rires, mais c’est comme si je me trouvais à l’intérieur d’une cage de verre. Rien de ce que j’avale ne me rassasie, aucun alcool ne m’enivre. J’ai l’impression d’assister à mon propre enterrement. Je fixe d’infimes détails. Toute mon attention se concentre sur un joint entre deux tomettes, plus épais que les autres, sur une croûte de pain, coincée entre le cercle de zinc et le formica d’une table ronde. On m’embrasse, on m’étreint, on me parle. Mon regard s’échappe vers la grande porte bleue laquée...

Mon jardin ne connaît pas de saison... Les fruits embaument. D’énormes pêches, des abricots joufflus, des bijoux de cerises, des groseilles, des framboises, des tomates craquantes et des cardons velus se gavent de soleil et d’eau, car il pleut, entre deux rayons, des gouttes arc-en-ciel.

Agnès Desarthe, Mangez-moi

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Nous passons près de quinze années de notre vie éveillée à manger et nous nous mettons à table en moyenne cent mille fois au cours de notre existence...

Comme le montre Noëlle Châtelet, le vocabulaire amoureux et celui de la gastronomie sont étroitement mêlés. On parle d’une «peau de pêche», de cheveux «blonds comme les blés», d’yeux «en amande» ou «couleur noisette», de «bouche cerise», de «lèvres pulpeuses», de «formes appétissantes»... Enfin, l’amour d’une douce «lune de miel» prend parfois, au bout de quelques années, le parfum éventé et le goût fade du «réchauffé»...

Willy Pasini, Nourriture et amour

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Si l’on se penche sur l’histoire des habitudes alimentaires, le rapport à la nourriture semble suivre une évolution parallèle à celle de l’éducation, des bonnes manières et du langage. Selon Maria Luisa Minarelli, on peut réécrire l’histoire à travers le rapport que ses personnages entretiennent avec la gastronomie. La symbolique du bien et du mal, qui s’exprime dans des repas célèbres comme les noces de Cana (où l’eau fut transformée en vin) ou la Cène, est bien connue...

Certaines nourritures sont plus particulièrement associées à un genre - féminin ou masculin -, d’autres à un pays : les pâtes aux Italiens, le vin aux Français, la saucisse aux Allemands, le thé aux Anglais...

Le goût décadent de l’abondance de l’Empire Romain a été concrétisé par Hollywood : dans Ben Hur, des sénateurs allongés sur des lits dorés portent à leur bouche des langues de flamant ou des foies de volaille enrobés d’épices exotiques. Et pendant qu’à Rome les praticiens se gavent, ailleurs dans l’Empire des idéalistes chrétiens condamnent l’intempérance et prêchent la rigueur, en dignes précurseurs de ceux qui, plus tard, déclareront coupables les nourritures sucrées.

Dans le même temps, une troisième culture gastronomique, en provenance de la périphérie de l’Empire, s’introduit à Rome : celle des populations nomades, à base de viande cuite à la broche. Ces peuples considèrent avec mépris les aliments sophistiqués des riches Romains. «De la rencontre entre ces trois cultures, conclut Maria Luisa Minarelli, est née la civilisation occidentale qui a fabriqué au cours des siècles la pensée, l’art, la technique et, bien sûr, la gastronomie.»

Willy Pasini, Nourriture et amour

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Il est intéressant de souligner ici les différentes lectures, données par ces trois cultures, du rapport entre nourriture et sexualité : hédoniste chez les Romains, virile chez les Barbares, coupable chez les Chrétiens. Pour ces derniers, plaisir du palais a toujours rimé avec plaisir de la sexualité : dans la tradition catholique, la pomme tentatrice est à l’origine du péché d’orgueil d’Adam et Eve...

L’iconographie chrétienne a transformé ce fruit, symbole de la tentation et du péché, en symbole d’amour, de fertilité et de pureté : de nombreuses Nativités font apparaître une pomme à côté de la Vierge à l’Enfant.

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Pour l’ascétisme, dont la philosophie prône la pratique du jeûne, l’alimentation est le péché originel des sens. Les ermites obéissant aux enseignements de saint Jérôme observent un régime d’aliments secs et froids tels que le pain, le sel et l’eau accompagnés seulement de quelques sauterelles...

Le repas peut être occasion de convivialité au sens platonique du mot, mais aussi prélude à la conclusion d’une affaire, d’un amour ou même, comme dans la Dernière Cène de Léonard de Vinci, d’une trahison...

C’est Socrate qui, le premier, a dit qu’il fallait manger pour vivre et non vivre pour manger.

Willy Pasini, Nourriture et amour 

        

 

   

L'Anorexie créatrice

 

MEURET Isabelle, Auteure et enseigne l’anglais à l’université libre de Bruxelles.

L’anorexie créatrice, Klincksieck, 2006.

Entretien réalisé le 31 mai 2006

 

          

«Essayez d’être libres : vous mourrez de faim.»

Cioran 

 

Dans cet échange de mets et de mots, dans ce dialogue entre Eros et Thanatos, anorexie et écriture se nourrissent mutuellement...

Depuis les mythes anciens jusqu’à la littérature contemporaine, l’anorexie s’inscrit dans les textes et envahit l’imaginaire...

Anorexie et écriture sont deux expériences de la limite qui se confondent en un même projet de naissance à soi...

Si l’on admet que ce n’est pas tant la pathologie qui favorise la création artistique, mais plutôt ses conséquences de repli et d’isolement, on peut néanmoins penser que l’anorexie prédispose à la création littéraire car elle est une pathologie du langage.

Isabelle Meuret, L’anorexie créatrice 

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A y regarder de près, les Saintes Ecritures se donneraient presque à lire comme un vaste traité du jeûne. Le renoncement de la chair pour accéder à la parole divine semble être le fil conducteur de la Bible, de la Genèse jusqu’au Nouveau Testament. Eve croquant le fruit défendu entraîna le monde dans sa chute, et nombre de jeûnes expiatoires ont vainement tenté de conjurer le mauvais sort. La privation alimentaire est une démarche de purification pour se laver de ses péchés...

Comme souvent dans les récits bibliques, quiconque se rend au désert se trouve forcé de jeûner, et semble s’y adapter plus ou moins bien. Cette confrontation avec le vide immense précède la réception d’un message. Moïse se vit confier les tables de la Loi, Jésus se nourrit de la parole divine, ferment de son enseignement...

Les anachorètes qui prirent le chemin du désert cherchaient une aventure humaine peu commune. Ce retrait était «un départ, une fuite hors du monde quotidien», démarche à la fois individuelle et collective...

Le désert, l’immensité du vide, est le lieu de la tentation, l’espace où l’être s’ouvre à la fois au désir et à la mort. Et à l’écriture aussi, pourrait-on ajouter, car l’éloignement du monde fut très productif littérairement parlant...

Isabelle Meuret, L’anorexie créatrice

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La quête d’autonomie des femmes dans une société patriarcale qui, de tout temps, ne leur a pas souvent laissé d’autre choix que de se révolter en faisant usage de leur corps, explique la volonté de maîtrise et le refus de nourriture. L’anorexie est une affirmation dans la négation...

Les religieuses anorexiques eurent à faire preuve d’une détermination hors du commun pour parvenir à leurs fins. Elles devaient se battre non seulement contre la volonté de leurs parents qui leur réservaient une autre destinée, mais aussi parfois contre les autorités religieuses qu’un ascétisme aussi radical pouvait rendre suspicieuses...

Personnage mythique, Simone Weil fascine et exaspère par son caractère opiniâtre et un absolutisme sans concession. Elle illustre le paradigme anorexique puisque, pour elle, il ne faut désirer rien. Ce rien qui fait écho au rien évoqué par Lacan dans sa lecture de l’anorexie, elle le fait sien, mais il la ronge jusqu’à l’os...

Si cela avait été possible, elle se serait nourrie de lumière.

Isabelle Meuret, L’anorexie créatrice

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Virginia Woolf souffre de dépression très sévère à certains moments de sa vie, au point de délirer, d’entendre des voix, de ne plus dormir ni s’alimenter. D’une part, l’anorexie [...] stigmatise l’impossible réconciliation du corps et de l’esprit typique chez les femmes de son siècle. D’autre part, elle permet de se créer un bouclier contre les êtres et les choses. En effet, Virginia Woolf a cette faculté de percevoir le monde de façon trop sensible, et la maladie est son échappatoire quand un événement prend trop de relief...

Dans le cas de Virginia Woolf, anorexie et écriture vont de pair. Il y a chez ce génie créateur un conflit permanent entre langage et nourriture. Elle confesse dans Entre les actes (1941) qu’écrire, c’est rouler les mots comme des bonbons dans sa bouche, et attendre qu’ils fondent pour en savourer toute la douceur. A d’autres moments, le fait de manger lui fait entendre des voix, car les mets et les mots c’est pareil, et les paroles des autres l’envahissent quand elle absorbe trop de nourriture...

Virginia Woolf écrit dans un état d’apesanteur, en lévitation permanente. Elle est pourtant une femme consistante, qui sait faire entendre sa voix dans le cercle littéraire de Bloomsbury, dans ses discours féministes en faveur des suffragettes, et dans son œuvre impressionnante et unique en son genre. Sa mort dans les eaux froides de l’Ouse ponctue un voyage à travers la fluidité du temps, et l’on se laisse porter sur les vagues à l’âme de son écriture cramponnés à ses livres comme à de minuscules radeaux...

 

Le renoncement à la nourriture s’impose pour que règnent la primauté du langage et, par le biais de celui-ci, la transcendance du temps que l’écriture autorise. Tout l’art de «Monsieur Proust»,  comme l’observe sa fidèle gouvernante Céleste, réside dans sa capacité à «se mettre hors du temps pour le retrouver». Cet ermitage lui permet de puiser en son for intérieur l’essence de son écriture ; pour que l’inspiration naisse, il faut faire silence, et le corps est alors mis à un régime particulier. Céleste s’étonne que son maître soit capable de travailler «sans prendre une ombre de nourriture», mais elle subodore en même temps qu’il s’agit là de la stratégie de celui qui écrit «en ne se nourrissant que des ombres de ce qu’il avait connu et aimé autrefois». Ecrire pour transcender le temps impose de faire le vide en soi...

Avec la guerre, Proust supprime toute nourriture, et son alimentation unique devient le café qu’il arrose copieusement de lait. Le liquide noir très concentré devient son carburant à l’écriture, son seul moyen de subsistance. Interrogé sur cet étrange «régime», il explique son «besoin d’avoir l’esprit libre» et de ne point s’encombrer le corps de nourriture. Il rétorque qu’il n’a pas le choix ; de toute évidence, cette «déperdition» alimentaire est calculée «pour lui permettre d’aller jusqu’au bout».

Isabelle Meuret, L’anorexie créatrice 

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Chez Joyce Carol Oates, auteur américain prolifique, le corps, la violence, la souffrance, sont des thèmes récurrents. L’anorexie se retrouve souvent en toile de fond de son œuvre ; du reste, Oates décrit la jubilation qu’entraîne la privation alimentaire dans son essai intitulé «Food Mysteries» (1993). La fonte de la chair découvrant l’ossature, et la douce révélation qu’être ne se réduit pas à habiter une carcasse, rendent enivrante l’expérience de la faim...

 

 L’anorexie est non seulement l’un des fondements, mais aussi un thème très présent dans les livres de Nancy Huston. La privation alimentaire est un héritage familial, une portion de néant dont l’auteur révèle les arcanes dans La Virevolte, d’inspiration autobiographique. L’inappétence stigmatise le traumatisme ineffable de la coupure maternelle ou des drames de l’Histoire...

 

Déjà présente dès le premier opus, Hygiène de l’assassin (1993), l’ascèse alimentaire trouve son acmé dans l’avant-dernier ouvrage au titre sans ambigüité : Biographie de la faim (2004). Fantasmes anorexiques et troubles alimentaires foisonnent dans tous les livres d’Amélie Nothomb...

Loin de faire l’apologie de l’anorexie, l’auteur en démonte les mécanismes et insiste sur le gâchis irréversible de cette obsession mortifère. Par ailleurs, en créant une situation où son double l’assassine, Amélie Nothomb se débarrasse du cadavre dans le placard. Ce corps si encombrant - déjà dans Péplum puis dans Robert des noms propres - est évacué...

Isabelle Meuret, L’anorexie créatrice

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Le journal de Sabrina Kherbiche, La Suture (1993), est le récit poignant, que l’on devine autobiographique, d’une jeune femme à l’identité déchirée entre deux cultures. «Je porte en moi la blessure de deux vies écorchées et le temps n’a rien cicatrisé», écrit la narratrice, dont l’anorexie est la manifestation d’une irréconciliable hybridité. Fille d’une mère bretonne et d’un père algérien, elle tente de se forger une identité, d’«enfiler peu à peu une peau neuve», et de «s’algérianniser» par soubresauts désordonnés...

Ecœurement de se voir rejetée faute de n’avoir pu se conformer aux lois du père, nausée qui va jusqu’à l’anorexie racontée ici dans toute son horreur...

C’est sans conteste ce que vit la jeune femme dévastée par l’anorexie, mais qui se crée par le tissage des mots qui la maintiennent en vie...

 

Parce qu’elle remet en question bien des lois - de la consommation, de la famille, de la science -, l’anorexie est une pathologie souvent pensée comme déconstruction.

Isabelle Meuret, L’anorexie créatrice

         

  

          

     Fv4               

 

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